www.bigben.be
AccueilBiographieOeuvresBibliographieArticlesAudio & Video

Articles sur Montherlant (hors presse)

139. Manuscrits inédits de Montherlant achetés en juin 2019 (1/2)

Introduction

J’ai eu la chance d’acheter plusieurs manuscrits de Montherlant en 2019. Ici, je mets à jour des brouillons de Montherlant, écrits dans les années 1922-1923, rédigés sur le sport, sa pratique, les athlètes (garçons ou filles), le commandement, les chefs d’équipe, les joueurs, la morale du sport, bref une série de thèmes repris dans Les Olympiques, mais inédits. Il s’agit de feuillets presque tous indépendants les uns des autres, où s’inscrit l’écriture rapide et sèche de Montherlant, avec d’innombrables corrections ; elle est difficile à décrypter. On y lira aussi des réflexions de Montherlant sur lui-même, ce qui rend la lecture fort intéressante.

Je remercie Pierre Duroisin de m’avoir aidé dans le travail de déchiffrement ainsi que pour les commentaires et notes qu’il a bien voulu ajouter.

Tous ces feuillets sont insérés dans un classeur dont la couverture porte de l’écriture de Montherlant « Revu en juillet 1971 ».

Henri de Meeûs, juillet 2019

1er feuillet - Poème

Les gens qui s’amusent s’amusent ; ce ne sont pas des gens qui font ceux qui.
Notre-Dame de la Larme-à-l’œil n’a rien à voir ici.
On n’est pas triste, on n’est pas malade. S’il s’est fait bosseler un tibia, le mec,
On continue comme si de rien n’était ; aussi le mal est passé en cinq sec.

2e feuillet - Poème

L’Alerte

J’ai couru, lancé le poids et hier, j’ai couru quarante mètres peut-être derrière un autobus, et soudain j’ai senti le mal. Et j’ai eu une sorte d’angoisse.
C’est un avertissement du péril qui est à l’intérieur de moi, un avertissement de la nature pour m’empêcher d’être trop confiant, trop aveuglé par l’instant. C’est ill., <mais en sommeil>, un avertissement de la déchéance et de la mort.
J’imagine que du jour au lendemain, je puis être dans la dépendance des autres, avoir besoin de cet amour que j’ai repoussé, je suis dans le dilemme : je forge des armes contre moi-même.
Mes veines bleues seront cernées de rouge ; dégoûtant comme des veines sur le fromage.
Un arrière fond de ill. secret, exquis, comme la bouche de la femme aimée.

3e feuillet - Poème

Le Chant de l’équipe sixième

Chez nous tout est nature. Pas de truquage. Pas de gens corrigés.
On n’a pas de bagues, pas de petits mouchoirs. On n’a pas de cosmétique sur les cheveux
Mais la pluie tout le jour qui ruisselle sur la face rosie par le vent.
Pour tout atour une bonne douche (et, bonsoir ! elle n’est pas trop chaude).

Ceux qui ne valent rien laissent tomber d’eux-mêmes le jeu.
S’ils ne le faisaient pas, on les éliminerait. Vous êtes éliminés. Allez !
On ne connaît pas de capitaine qui est capitaine par piston.
Ceci à la différence des commissions et des sous-commissions.

Quand un homme a des aptitudes pour être arrière on le met arrière
Quand il a des aptitudes pour être ailier, on ne le met pas goal.
Quand Paul saute dix centimètres de moins que n’en a sauté Pierre,
Personne ne vient dire que Pierre a sauté mieux que Paul.
S’il le disait, la jauge lui ferait voir que Paul a sauté trop court.
Il n’y a malheureusement aucune jauge dans le Prix Balzac[1] et le Prix Goncourt.

[1] Bernard Grasset avait créé ce prix en 1922 : « Le prix, doté de 50 000 francs par un milliardaire, est destiné à un écrivain jeune, choisi par un jury de dix membres dont Grasset supervise lui-même la composition et oriente le choix final » (Marie Carbonel, « Juges contre jurés. Les critiques et les prix littéraires (1903-1932) », dans Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, 2008/1, n°26), p. 31 à 50, note 31).

4e et 5e feuillets

La leçon de foot-ball[2] dans un parc

– X ne t’obéit pas. Sacque-le.
– C’est un bon joueur.
– Mieux en vaut un qui jouera moins bien mais qui t’obéira. Sacque-le.
– C’est qu’il y a des fois où 1°) il me désobéit, 2°) il viole les règles du jeu, en faisant un dribbling trop personnel, et… il rentre un but.
– Oui, je sais, c’est très délicat. Dans la guerre aussi on a vu bien des fois une victoire gagnée par un officier qui n’avait pas obéi à son chef. Tout est une question d’espèce. Cependant je te dis en général, sur le désordre, que c’est [la suite est perdue] - Qui est ce demi droit, épatant, avec une tête d’Anglais ? Il est excellent.
– C’est un nouveau. Et tu devines juste ; il est anglais.
– Alors, sacque-le aussi.
– Comment ! C’est notre meilleur !
– Raison de plus. Tu ne peux pas risquer qu’une équipe française gagne à cause d’un étranger. Et puis moi, je me refuse à te donner le moindre conseil dont tu puisses faire profiter un étranger. Qu’il aille apprendre le football chez lui.
– Hé bien, mon vieux ! Si ça continue, tu vas me les faire renvoyer tous !
– Mieux vaut perdre avec une équipe de neuf joueurs, mais tous dans ta main et de chez nous, que gagner avec une équipe de onze dont l’un est insoumis et l’autre étranger, c’est-à-dire nos ennemis. Comment peux-tu accepter de partager tous les sentiments de l’espérance, [de la] victoire, de la défaite, avec un étranger ? À la guerre, j’aurais pu mener une vie à l’abri, aisée, bien payé, avec les Américains : j’ai attendu l’armistice, pour qu’aucun de mes grand héros de guerre ne pût partager avec d’autres que les Français.

– Être dévoué, c’est-à-dire me soutenir toujours, sans que j’aie besoin de te donner les raisons de mes actes, me soutenir même si tu ne les comprends pas, même si tu les réprouves, en te disant que j’ai mes raisons que je ne dis pas et que, même quand je le parais, je ne m’éloigne jamais [de] ce que je t’ai promis. Et cependant cela serait nécessaire ! Un homme qui est vraiment tout seul, je n’en réponds pas. Mais un homme qui a une âme damnée, une seule, fût-elle pas de très grand secours et pas très importante, comme toi, celui-là j’en réponds. J’ai toujours été assez généralement détesté, toujours isolé, mais j’ai toujours eu une ou deux âmes damnées. Il y avait au collège un enfant de douze ans qui se serait laissé accuser faussement, qui se serait laissé renvoyer du collège pour moi. Il y a eu à la guerre un garçon à qui j’aurais dit : « Passe devant. C’est toi qui recevras la balle », qui serait passé en me remerciant. Il y a maintenant quelqu’un dans Paris qui tuerait si je le lui demandais, sans que je lui donne une raison. Et ce quelqu’un ne le ferait ni par affection, ni par intérêt, ni par peur. Il le ferait simplement parce qu’il ne peut pas se dérober à moi. - Bon, sans aller jusqu’à ce dévouement, dans l’équipe en qui pourrais-je avoir une certaine confiance ?
– En Beyssac[3] et en Belugou.
– La précision de ta réponse me surprend et me plaît. Ton idée est donc très arrêtée là-dessus.

[2] Cette orthographe est désuète mais attestée.

[3] Beyssac est un nom qui est cité dans La leçon de football dans un parc (voir Romans 1, dans la Bibliothèque de la Pléiade, p. 295 et sv.).

6e feuillet

– […] chose désarmante, qui fait horreur. J’ai été très sculpté dans le sens de l’âpreté, par les colères et les exaspérations où j’ai été mis dans ma jeunesse par le désordre, d’abord dans un collège sans discipline, ensuite à des cours de droit où des étudiants empêchaient leur professeur de dire un mot. Je ne sais si j’exécrais le plus le professeur ou les élèves. Et si je me suis si bien fait dans l’armée en guerre, c’est que nous étions sous une autorité ; les officiers que j’ai détestés étaient des officiers qui ne commandaient pas.
– Il faut le sacquer, et il est meilleur que moi !
– Ô justification dans le football de la phrase de Spinoza : « Mieux vaut une injustice qu’un désordre[4] » !

– Maintenant il y a <Derruau>, qui est très gentil mais qui joue très mal. Faut-il le sacquer ? Si tu commandais une grande équipe je te dirais sans hésiter : oui, il y a l’ordre du jeu où il faut exceller, et il y a l’ordre des sentiments. Ils sont distincts. Rien ne t’empêche de voir <Derruau>, qui est un délicieux garçon, en dehors du jeu, et d’être aussi gentil que possible avec lui. Mais réserve le jeu, où il ne s’agit pas de cela.
(Celui qui, en 1913, m’écrivit pour me dire qu’il demandait à être remplacé pour le grand match.)

– Sacrifice ! Sacrifice ! On a toujours ce mot-là à la bouche.
Rép[onses] : Moitié > que le tout. – Cicéron que orateur … – Barrès – Maurras avec Rambaud – Entre Français et étranger, sacrifier l’étranger. Entre de même sexe, sacrifier le plus âgé. De sexe différent, sacrifier la femme[5].

[4] Montherlant met sur le compte de Spinoza un mot qu’on attribue à Goethe, et qui n’était d’ailleurs pas exactement celui-là, Goethe ayant dit dans une circonstance bien précise qui en définit mieux la portée : « C’est dans ma nature : j’aime mieux commettre une injustice que tolérer un désordre. »

[5] « Moitié > que le tout » doit se lire : « La moitié est plus grande que le tout ». C’est un mot tiré des Travaux et les Jours d’Hésiode (vers 40) que Montherlant a cité à maintes reprises. On le trouve sous la forme : « La moitié est plus grande que le tout » dans Tibre et Oronte, l’essai inaugural, daté du 15 août 1923, de la Première Olympique (Grasset, Coll. « Les Cahiers verts » n° 31, 1924, p. 14), mais il était aussi parmi les mots que Montherlant avait donnés comme exemplaires à Pierre Varillon et Henri Rambaud pour leur Enquête sur les maîtres de la jeune littérature parue chez Bloud et Gay en 1923 : « Mon père est ce grand esprit antique qui a dit par la bouche d’Hésiode : “La moitié est plus que le tout” ; par celle de Socrate : “Je ne sais qu’aimer” Etc. » (op. cit., p. 112). C’est d’ailleurs par le même canal qu’il faut comprendre ce qu’on lit peu après : « Barrès - Maurras avec Rambaud ». Évoquant Barrès et Maurras pour Varillon et Rambaud, Montherlant disait : « On nous montre le maître de l’Action française se refusant à un aussi total emploi de soi-même. Barrès (sauf dans son œuvre de guerre) s’est prêté à la vie et servi d’elle. Maurras s’est donné à la vie et se laisse dévorer par elle » (op. cit., p. 110). Reste « Cicéron que orateur… », qui fait sans doute référence aux conseils de modération que donne Cicéron, quand il dit que l’orateur « saura aussi régler ses mouvements, et s’interdire tout geste inutile » (Or., XVIII).

7e feuillet

– Je ne prendrai plus aucune initiative pour que nous nous voyions ; mais je reste le même, à ta disposition, le jour où il te plaira. Ce n’est pas ce qu’on reçoit qui est l’essentiel, c’est ce qu’on donne, et ce que je te donne n’a pas changé. Je ne sais comment les autres sont faits. Pour moi je vois bien des raisons de t’aimer moins, mais je ne vois aucune qui soit efficace.
– Bien.
– Puis-je quelque chose pour toi ? Jamais comme en cette heure, je n’ai eu besoin de faire quelque chose pour toi ? (P. secoue les épaules) Non ? Tu ne vois rien ? Si tu as jamais besoin d’un conseil, ou d’un renseignement, viens me trouver.
– Bien.
– Si je peux t’être utile auprès de quelqu’un, au point de vue de ton sport, viens me trouver.
– Bien.
– Tiens, mon ballon, là, sur l’herbe, je comptais le rendre au club… Si tu le veux, je te le donne.
– Merci.
– Une bouteille d’embrocation, qui n’est pas entamée…
– Justement, j’allais avoir à en acheter !
– Regarde s’il y a de ces affaires qui puissent t’être utiles.
– Je te prendrais bien ton passe-lacet. Mais ça te gênerait peut-être ?
– Ça ne me gêne pas du tout.
– Je prends le train. On s’entraîne cet après-midi avec Blackwater et les frères Laforest[6].
– Rien qu’à le dire, voilà ta bonne figure revenue ! Mais prends garde à l’aîné des Laforest, qui joue dur. Allons mon petit, au revoir. Amuse-toi bien.
– Au revoir.
– Hep là ! Mon passe-lacet que tu oubliais.
– Non, c’est exprès. Il est rouillé.
– Laisse-le donc, s’il est rouillé.

[6] Il est difficile de ne pas reconnaître derrière l’initiale P., le Peyrony que l’auteur-narrateur décrit tout au long des Olympiques et avec qui il dialogue, en prenant pour lui-même les traits du demi aile, dans La Leçon de football dans un parc de la Première Olympique et dans Les Onze devant la porte dorée de la Deuxième Olympique. Dans Les Onze, en particulier, on évoque un passage dans une équipe d’un autre club, plus forte, “sous la direction du fameux international anglais Blackwater”. C’est Beyssac qui l’annonce d’abord au demi-aile, avant que n’arrive Peyrony (voir Romans 1, Pléiade, p. 360 et sv.).

8e feuillet

– Ouille ! Ouille !
– Mais jure de ne pas le répéter, car ils en profiteraient pour prendre barre sur moi… Et même j’ai une secrète estime pour ceux que je sens si libres de moi.
– Au moins tu me laisseras leur dire, pour les vexer, que, après t’avoir vu ennuyé, je t’ai vu si indifférent.
– Ne leur dis rien surtout. Les cartes sont brouillées ; ne les débrouillons pas. Il n’est pas mauvais qu’ils croient que je dépends d’eux. Vu que je n’en dépends pas. Restant libre, il faut toujours feindre d’entrer dans les raisons des gens, de partager leurs passions, d’avoir avec eux le plus de choses communes possible. Tu m’as vu pincer les lèvres et tout le visage tendu pour des choses qu’au fond je ne désirais pas du tout. Tu m’as vu pâlissant, perdant le souffle de colère pour des « ennuis » qui ne m’ennuyaient pas du tout. Laisse croire à ces garçons que je souffre mille morts à cause d’eux. Ils auront peut-être pitié de moi, et je trouverai bien moyen d’utiliser de quelque façon leur pitié.
– Toi ! Tu les laisserais avoir pitié de toi !
– Oui. Mais je suis bien de ton avis : on ne peut pas aller plus loin dans le courage.
– Tu n’en serais pas humilié !
– Rien ne peut m’humilier, comme rien ne peut m’enorgueillir. Presque tout est en moi. Et maintenant parlons de…

9e feuillet

Il m’est impossible de croire qu’on a pu être piétiné, sentir des hommes tels que soi, ses pareils, aux lourds souliers, passer comme une trombe au-dessus de votre corps sans y prendre garde, - et se relever indemne, sans que quelque chose en soit changé dans votre façon d’être en face [de] la vie. Il est impossible que l’on ne sente pas que quantité de choses paraissent terribles et ne le sont que par cette idée que nous nous en faisons. Mais il suffit d’oser, pour son plaisir, laisser qu’elles vous piétinent, - et on se relève indemne. Si tu savais comme je sens que je ne peux pas être atteint ! Je ne suis vulnérable que dans ceux que j’aime. Plus je vais, moins il y a de choses qui ont pouvoir sur moi. En tous cas, quand on est passé par ici, ce ne sont pas les choses morales. Ah ! les choses morales ! Il y a toujours moyen de s’arranger avec elles ! Voilà ce qu’on pense quand en débutant dans la vie, c’était le corps qui était menacé, comme ont débuté ceux dont je fais partie.

J’aime ton manque de mystère.

10e feuillet

Il faut mourir, cela est sûr, si celui qui a un sentiment magnifique de soi-même a pu dans quelques instants en douter. Je serai un jour un objet de dégoût[7] pour les petits-fils des garçons que je voyais jouer aujourd’hui. Arrêté au bord du jeu, ils enverront le ballon vers moi pour me ridiculiser ; je n’oserai pas le leur renvoyer du pied de peur d’être maladroit ; cette gêne enfin me chassera du jeu, que je leur aurai gâché. La dureté que j’ai pour la vieillesse m’empêchera de me plaindre. Que jamais je ne ill. pour le blâmer le jeune homme qui se détournera de moi, comme d’un compagnon des morts et à qui j’ai donné cet exemple aujourd’hui.

La maladie et la mort sont les grands malheurs. Raisonnablement, les croyants en une immortalité devraient s’interdire de les nommer tels. Ce sont des accès à un bien qu’ils n’avaient qu’à mériter : on peut risquer quelques années pour l’éternel. Mais qu’un incroyant s’avise de les accepter sans révolte, on se rebiffe devant sa résignation.

En 1911, mes camarades de collège me nommèrent président d’une « Académie », censée représenter les belles lettres et la haute philosophie. Je dus prononcer une conférence d’ouverture. Je pris pour sujet : L’Acceptation (1). À quinze ans, l’acceptation ! Comment ne pas rechercher l’unité d’une <acceptation> devant la vie dans des pages d’un enfant !

Déjà, à travers les railleries au stoïcisme que nous inculquaient évidemment des maîtres aux âmes de valets, [la suite manque]

(1) Ces pages furent recopiées dans le « Livre d’or de l’Académie de l’École Ste-Croix ». Elles y sont encore, si l’on n’a pas déchiré ces pages au bas desquelles se trouvait mon nom[8].

[7] Le texte donne à lire « et de dégoût », avec un « et » inutile. Sauf à supposer un premier complément qui serait resté dans la plume de l’écrivain.

[8] Le caractère autobiographique de ces lignes est évident. S’adressant, en novembre 1933, aux officiers de l’École supérieure de Guerre, Montherlant leur dira : « L’acceptation ! Voilà vingt ans que je réponds par ce mot au spectacle de l’univers. J’en avais seize quand, faisant au collège une conférence, comme président de l’Académie littéraire de ce collège, je choisissais pour sujet l’acceptation » (La Prudence ou les morts perdues, dans Service inutile, p. 673 dans le volume Essais de la Bibliothèque de la Pléiade). Et Faure-Biguet citera dans Les Enfances de Montherlant qui parurent chez Plon en 1941, une lettre qu’il avait reçue de Montherlant le 16 janvier 1912 : « J’ai une conférence à faire à l’Académie pour dans quinze jours sur “Résignation et acceptation” » (op. cit., p. 80). On sait que deux mois plus tard, Montherlant était renvoyé de Sainte-Croix. D’où la pointe de sa note : « Elles y sont encore, si l’on n’a pas déchiré les pages au bas desquelles se trouvait mon nom. » Non moins autobiographiques étaient les lignes qu’on a lues plus haut sur ces « cours de droit où des étudiants empêchaient leur professeur de dire un mot ». Faure-Biguet rapporte une autre lettre de Montherlant datant de l’automne 1912, alors qu’il a commencé son droit à l’Institut catholique, où il déplore que « le temps se passe en “chahuts” » (op. cit., p. 113).

11e et 12e feuillets

« Révolte, rebellion, protestation contre l’ordre, - marque des petits esprits. » Ainsi débute la conférence ; j’y répands tout de suite mon dégoût sur « l’esprit fort, qui est l’esprit faible », « l’anarchie, mesquinerie à panache », « l’âme qui combat pour je ne sais quelle émancipation ». Puis je me demande de quoi est faite l’acceptation, et je dis : d’orgueil. Cette demande faite, suit un chant d’orgueil qui se termine par cette constatation. « Je suis grand, je suis grand, je suis effroyablement grand. » (Ah, mon cher Président, je crois m’entendre.)

« A vrai dire, cette résignation passionnée est-elle tout à fait chrétienne ? » se demande soudain ce Président aux genoux nus, déjà pris de doute sur son orthodoxie. Eh bien, se répond-il, « si je n’étais pas croyant, je me résignerais quand même, pour jouir du sentiment de sublime que cela me donnerait. »

La conférence se termine par un appel à une « <caste> de virilité », à la raison « que l’on accable sous le bric-à-brac sentimental », et une « acceptation joyeuse » et sans sanglots. Mon frère ! Mon frère ! Les paroles mêmes que je prononce aujourd’hui, ill. après onze années ! Tant de liens se sont faits et défaits, et dans le profond rien n’a changé !

On m’excuse cette incursion dans <des souvenirs>. C’est qu’il est intéressant de <montrer> l’éloge de l’acceptation fait par un ill. qui aujourd’hui, devant ces <clubs>, après cette journée sportive[9].

[9] La phrase est sans doute restée inachevée, mais la grandiloquence du discours tenu par ce « Président aux genoux nus » donne à penser que Montherlant a repris des mots de sa conférence de 1912.

13e feuillet

Ces chants en vieillissant tournent à l’âcre. C’est d’ailleurs horrible. Il est horrible d’avoir tout mis sur la tête des êtres. Je me moquerai pas mal des œuvres de l’art et de la pensée quand je n’aurai pas à en extraire le suc pour l’ajouter à mes relations avec l’un d’eux. Déjà je rejette d’instinct ce qui ne me sert pas en ce sens : vastes sont mes lacunes ; on les connaît bien ; je n’ai rien fait pour les combler.
Mais il est plus horrible encore d’avoir entièrement misé sur la jeunesse, sur celle des autres et sur la mienne. Je sais bien : à mesure qu’on avance en âge, on élargit indéfiniment ce cercle, une femme de quarante ans vous devient un tendron. <Par un dépit.> Quand tout ce qui vous plaît se trouve enfermé dans cette jeunesse, dans l’activité physique, dans les plaisirs des sens, on ne voit pas bien ce qui restera quand tout cela sera fini. Quel désert !

14e feuillet

Recto du 14e feuillet

Le corps dans sa beauté, et l’appréciation de cette beauté, est nécessaire à la dignité de la vie universelle. Il y a plus de spiritualisme chez un peuple qui poursuit le type du beau que chez celui auquel il est indifférent. Un barbare pourra admirer une montagne ; il faudrait de longues générations <d’artistes> pour apprécier un corps humain, car cette appréciation appartient à l’intelligence.

Parce qu’elle appartient à l’intelligence, la contemplation des corps est dénuée de sensualité. Les jeunes filles adonnées à l’athlétisme, on ne les désire que lorsqu’elles se sont rhabillées. La nudité est tellement chaste qu’une femme qui veut être désirée ne se mettra jamais nue. C’est le peuple le plus honnête - et dont le nom même devint symbole de mâle sérieux et [de] gravité, - ce sont les Doriens qui introduisirent en Grèce la complète nudité, et ils l’introduisirent longtemps après, comme un progrès et [un] perfectionnement social sur la nature. L’art des Grecs, qui est celui de la nudité, est le plus chaste du monde dans tous les siècles. Et l’histoire nous apprend que leur vie, si elle eut des désordres,[10]

[10] La suite manque, mais il faut souligner que cette page porte un n° 10, qu’elle faisait donc partie d’un ensemble important.


Verso[11] du 14e feuillet

29 Août[12]                                                                                      A transporter

Comme on peut recueillir de X en son Banquet[13].                                                revue
Votre nom écrit sur la mer.                                                                                          d°

Les passages d’angoisse qui me submergent et ne font rien pour ma trempe          d°

fin rapport football[14]                                                                                          revue et 2e ex.
arène Madrid[15]

ô femme biologique !

Mon visage dans le jarret quand la jambe se referme, dans la <saignée> du bras quand le bras se referme, et que je suis pris dans toute la chaleur terrestre.
Ses cheveux sont couleur d’or jaune sur son teint couleur d’or rouge, - et ill. de ses yeux pâles, verdâtres, pleins de mer.
On la reconnaît à son visage couleur de feu, le visage net d’un rose doré comme celui de certains marbres.

Parfois juste après le réveil, dans l’hiatus qui sépare la lucidité de l’inconscience, il y a une seconde où j’ai un étranger dans ma poitrine qui voit le néant ; se sent sa proie et se rétracte avec horreur… La seconde d’après, je suis moi, j’écarte du bras le néant et je passe. Voilà du moins ce que je pouvais me dire jadis. Mais à présent pourquoi ces houles d’angoisses, qui me submergent et ne font rien pour ma trempe ? Aujourd’hui[16].


[11] On notera le support : du papier à en-tête de la Confédération générale des Coopératives de Reconstruction des Régions dévastées au 11 de la rue Anatole-de-la-Forge, qui était aussi le siège du Secrétariat de l’Œuvre de l’Ossuaire de Douaumont.
[12] Le millésime manque, mais on parierait volontiers pour 1923.
[13] Se retrouve tel quel dans La Gloire du stade, le texte d’ouverture de la Première Olympique, quand le narrateur détaille la musculature de Peyrony : « Socrate du premier aspect l’eût classé, qui devinait à son parti la spécialité de chaque athlète, comme on peut recueillir de Xénophon en son Banquet » (Romans 1, p. 255).
[14] L’une des séquences de La Gloire du stade s’intitule « La Leçon d’un rapport de football » (voir Romans 1, p. 250).
[15] Dans La Gloire du stade, le sable de « l’aire où l’on s’élance pour le saut en longueur » sera du « sable sanguin comme celui des arènes de Madrid » (R1, p. 254).
[16] À rapprocher de ce qu’on lit dans La Gloire du stade : « Parfois, aussitôt le réveil, dans l’hiatus qui sépare la lucidité de l’inconscience, il y a une seconde où j’ai un étranger dans ma poitrine, qui voit le tombeau, se sent sa prise et se rétracte avec horreur. La seconde après je suis moi, j’enjambe mon tombeau et je passe. Voilà du moins ce que je pouvais me dire jadis. À présent pourquoi ces houles d’angoisses qui me submergent ? » (p. 114-115 dans l’édition originale de la Première Olympique, parue chez Grasset en 1924, avec un achevé d’imprimer du 22 décembre 1923, p. 273 dans Romans 1, avec quelques menues variantes).

Note : suite à l’article 143 sur ce site.