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Articles sur Montherlant (hors presse)81. Qui était le Révérend Père Guillaume Lamy de la Chapelle (1875-1930), jésuite,
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Lamy de la Chapelle |
“Alors Alban se confessa, à demi agenouillé contre le talus. Et le Père écoutait, baissant un peu son front splendide. Et la lune éclairait son profil vulturin, ses sourcils d’un seul arc, sa courte barbe romaine que coupe une longue estafilade, comme d’un coup de sabre, où le poil n’a pas repoussé. Et il était beau.”
(Montherlant, Le Songe, chapitre 12, p. 211, Grasset 1922)
“La plus fière mine, le plus beau visage d’aigle, plissé et froid, grand seigneur quand il badinait. Quand il réfléchissait, la plus saisissante figure d’homme où se réunissaient les supériorités du sang et de la pensée, avec le souci et le secret des grandes affaires.”
(Manuscrit de 1929 des Garçons (Montherlant, Pléiade, Romans II, p.1381)
“Au cours de cette année 1912, mon directeur de conscience, jésuite d’extrême-droite, détruisait systématiquement en moi l’enseignement des prêtres de Sainte-Croix, qui était démocratie chrétienne et Sillon.”
(Montherlant, Va jouer avec cette poussière (Carnets 1956-1964), p. 102, Gallimard, 1966,)
Guillaume-Joseph-Edouard Lamy de la Chapelle nait à Laval (France) le 18 janvier 1875 et meurt à Paris le 22 janvier 1930 à l’âge de 55 ans.
Sa famille est noble, originaire du Limousin, et est membre de l’Association de la Noblesse française.
L’origine noble remonte au 17 novembre 1772 dans les “lettres de provisions de l’office de conseiller secrétaire du Roi près le Conseil supérieur d’Alsace à Colmar et la mort en charge le 19 janvier 1777.” (Voir ANF).
Noblesse de robe donc.
On repère dans cette famille un bienheureux Patriarche de Jérusalem et Evêque de Chartres, dont le tombeau fut placé derrière le maître-autel de la cathédrale de Saint-Etienne en 1360, des élus du haut pays limousin au XVIème siècle, un député de Paris en 1537, plusieurs consuls à Saint-Junien, des prévôts, des juges criminels, des curés, un procureur du Roi en 1789, plusieurs avocats du Roi, un secrétaire du Roi mort en 1777, un président-assesseur (Pierre Lamy de la Chapelle) de la noblesse du Limousin à l’Assemblée générale de 1789, un Conseiller à la Cour royale (Jean-Baptiste Lamy de la Chapelle) mort en 1850, plusieurs Jésuites, un zouave pontifical (Henry Lamy de la Chapelle né en 1846), un savant botaniste, etc…
Armoiries : De gueules à une colombe d’argent.
Devise : Au besoin on reconnait Lamy.
(Sources : Armorial de l’Association de la Noblesse française, Editions du Gui, page 852 et Grand Armorial de France d’Henri Jougla de Morenas et de Raoul de Warren.)
Guillaume (dit aussi Guy) est le fils aîné de Joseph-Ferdinand Lamy de la Chapelle (1845-1922) et de Geneviève de Jourdan-Savonnières (1851-1919). Les Jourdan-Savonnières sont une famille originaire d’Angers maintenue noble en 1715.
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Blason des Jourdan-Savonnières |
Guillaume aura un seul frère, Joseph Lamy de la Chapelle (1878-1932) appelé aussi le baron de Nougarède, qui épousera Cécile (des comtes) Boulay de la Meurthe. Ce couple aura une fille unique Guillemette Lamy de la Chapelle-Nougarède, née en 1905 et décédée en 1992 qui épousera en 1926 le Prince Dominique de Broglie (1902-1969) dont elle aura 6 enfants.
Les Comtes Boulay de la Meurthe. |
Guillemette Lamy de la Chapelle - Nougarède (1905-1992) |
Des recherches ont permis de retrouver la trace des parents de Guillaume Lamy de la Chapelle à Laval et de savoir où ils habitaient :
1. En 1875, les parents de Guillaume, soit Joseph-Ferdinand Lamy de la Chapelle, 31 ans, né à Limoges et son épouse née Geneviève de Jourdan Savonnières habitent d’abord au n°37 de la rue du Lieutenant à Laval.
Geneviève de Jourdan, 25 ans, est née le 4 avril 1851 au château du Fresne à Champéon, résidence de sa grand-mère maternelle, Madame de la Potterie. Son père le vicomte Elie de Jourdan Savonnières était officier (lieutenant-colonel).
Guillaume le futur jésuite est né dans cette maison de Laval en 1875.
Vit avec eux Béatrice de Jourdan Savonnières, sœur de Geneviève, née à Champéon alors âgée de 29 ans.
Habitent avec eux trois domestiques : Elisa Heulot, 28 ans, Virginie Marais, 28 ans, et Victorine Prudhomme épouse Chesnel, 25 ans.
Cette maison de la rue du Lieutenant devait être de construction récente.
37, rue du Lieutenant à Laval. |
2. Ensuite la petite famille va déménager en 1878 au n°33 de la rue Echelle-Marteau à Laval, soit Joseph-Ferdinand Lamy de la Chapelle, désigné comme propriétaire, son épouse Geneviève et leur fils Guillaume (le futur jésuite). Là naîtra leur deuxième fils Joseph, en 1878, le frère du jésuite, et qui sera désigné aussi comme le baron de Nougarède.
La belle-sœur Béatrice de Jourdan Savonnières vit toujours avec eux.
Elisa Heulot et Virginie Maret sont toujours employées à leur service. Une autre femme les aide Marie Fuchs âgée de 21 ans.
Rue Echelle-Marteau n°33 à Laval
Les Lamy de la Chapelle habitent encore dans cet immeuble en 1886 et en 1891. Lors du recensement de 1896, ils n’habitent plus dans cet immeuble.
33, rue Echelle-Marteau à Laval. |
(Cette recherche fut effectuée par Monsieur et Madame Michel Monnerie, de Laval. Qu’ils en soient remerciés !)
Video sur les domiciles des Lamy de la Chapelle.
Pierre-Edouard Lamy de la Chapelle né en 1804-1886, est banquier, savant botaniste, membre de la Société botanique de France en 1866. Il est marié à Madeleine-Alexandrine Lamy de la Chapelle (1814-1904), sa cousine germaine, fille de Jean-Baptiste Lamy de la Chapelle (1769-1850) et de Joséphine (des barons) Grégoire de Roulhac (1786-1879). (La famille Grégoire de Roulhac fut anoblie par charge en 1766, créée Baron de l’Empire en 1809 et Baron héréditaire en 1816).
Le couple aura 7 enfants. Le sixième enfant est Joseph-Ferdinand (voir 2.1 ci-dessus).
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Les Barons Grégoire de Roulhac. |
Yrieix Lamy de la Chapelle (1771-1852), nommé Monsieur de Luret pour le distinguer de ses frères Jean-Baptiste et Joseph, épousera Valérie Baillot d’Estivaux (1780-1834), fille de Martial Baillot d’Estivaux, Seigneur de Gain (1753) (Président trésorier) et de Catherine Baillot du Queyroix. Ils auront 8 enfants.
Pierre Edouard au 2.2 ci-dessus est leur second enfant.
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Blason des Baillot d’Estivaux. |
Guillaume Lamy de la Chapelle, |
Guillaume fera ses études avec un précepteur particulier sauf une année dans un collège à Laval. Il effectue son service militaire au 124ème régiment d’infanterie caserné à Laval. Il entre au noviciat le 18 octobre 1897 à l’âge de 22 ans. Il est ordonné prêtre en 1904, avant de terminer sa formation. Celle-ci eut lieu à Laval, Jersey, Canterbury et Angers. Il exerce son ministère sacerdotal d’abord à Angers, dès 1904. A partir de 1906, il est à Paris au Collège Saint-Louis de Gonzague comme aumônier. Il prononce ses “derniers vœux” en 1914.
Durant la première guerre mondiale, le Père de la Chapelle aurait demandé de passer d’un dépôt d’infanterie dans une division (la 124ème division) dont il fut l’aumônier. Montherlant le décrira aumônier militaire dans le chapitre XII du Songe.
Tout le reste de sa vie active se déroule à Paris au service des élèves du collège St Louis de Gonzague (rue Raynouard dont une partie plus tard sera appelée la rue Franklin) dont il sera le Père Recteur de 1923 à 1929, sauf de 1920 à 1922 où il est le supérieur du collège de la rue de Madrid. Il meurt en 1930.
En 1911 et 1912, - et au moins jusqu’en 1920 -, il sera le confesseur et le directeur spirituel d’Henry de Montherlant. En effet, Joseph de Montherlant, père d’Henry, admirateur des Jésuites, exige que son fils ait un confesseur jésuite. Pourquoi ? Parce que l’épouse de Joseph, Marguerite fille du comte de Riancey et mère d’Henry de Montherlant, et la grand-mère Riancey, née Potier de Courcy, sont soumises à une forte pression de la part du jeune Henry âgé de 16 ans qui veut absolument entrer en 1911 au Collège de Sainte-Croix de Neuilly pour terminer ses études, et ce contre l’avis de son père qui juge les autorités du collège trop progressistes. Les deux femmes finiront par céder à l’adolescent.
Le confesseur (directeur de conscience) jésuite choisi par le père de Montherlant pour son fils sera le Père Guy Lamy de la Chapelle dont les idées conservatrices et légitimistes rencontraient celles de Joseph de Montherlant très imbu de valeurs aristocratiques. Ce dernier pensait ainsi, avec l’aide du Père de la Chapelle, s’opposer à l’influence des abbés de Sainte-Croix, à leur attachement aux idées de Marc Sangnier, le fondateur du Sillon. L’éternel conflit Droite-Gauche ! On comprend que Montherlant dans sa vie oscillera sans cesse entre les deux visions politiques et refusera toute appartenance à un parti.
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124e Régiment d'Infanterie |
Guillaume de la Chapelle, |
Blason de la Compagnie de Jésus (Jésuites). |
(Le Sillon est un mouvement politique et idéologique français fondé par Marc Sangnier (1873-1950). Il vise à rapprocher le catholicisme de la République en offrant aux ouvriers une alternative aux mouvements de la gauche anticléricale.)
D’autre part, la situation des Jésuites en France n’est pas simple à cette époque. En effet de 1901 jusqu'à la Première Guerre Mondiale, à la suite de mesures gouvernementales anticléricales, les jésuites sont interdits d'enseignement et mènent une vie presque clandestine, habitant de façon dispersée.
Montherlant fut impressionné par la personnalité du Père Lamy de la Chapelle car il l’évoquera à plusieurs reprises dans son œuvre : dans Le Songe (1922), dans Earinus (1929), dans Paysage des Olympiques (1940), et enfin dans Les Garçons (1969). Il le désignera sous le nom de “Père de Pestour”, sauf exception plus tardive où il l’appelle par son nom “de la Chapelle”.
Le Père de la Chapelle est le premier lecteur du premier ouvrage écrit par Montherlant, soit L’Exil, pièce de théâtre écrite en novembre-décembre 1914 à l’âge de 19 ans. Cette pièce fut publiée pour la première fois en édition restreinte en 1929 aux Editions des Portiques et ensuite en 1946 aux Editions de la Table Ronde. Cette pièce remarquable fut très peu jouée.
Texte de Montherlant : La première personne qui connut cette pièce fut, comme il se devait (avec les plus proches de mes parents alors vivants, ma mère et ma grand-mère), mon directeur, le R. P de la Chapelle, s.j.
(Montherlant, Préface de l’édition originale de l’Exil (1929), Pléiade Théâtre, Gallimard, 1972, page 5)
Ce roman dont l’intrigue se passe durant la première guerre mondiale fut publié chez Grasset en 1922. Alban de Bricoule en est le personnage principal et reflète bien des idées et la psychologie de Montherlant, même si on ne peut prétendre à un récit totalement autobiographique. Mais ce roman fut nourri par les expériences vécues par l’écrivain, engagé volontaire, qui monta sur le Front en juin 1918. Il y fut blessé de plusieurs éclats d’obus et décoré de la Croix de Guerre 14-18 et de la Croix du Combattant volontaire.
Pour rappel, la citation reçue :
Citation, ordre n°22 963 D : “Servant comme auxiliaire dans une section de secrétaire d’état-major, a demandé et obtenu d’être affecté dans un régiment actif. Y a fait preuve dès son arrivée, et malgré son état de santé précaire, de courage, de sang-froid et de beaux sentiments militaires. A été blessé grièvement le 6 juin 1918, à son poste de combat. Au G.Q.G, le 16 octobre 1918. Signé Pétain.”
Le Père Lamy de la Chapelle apparaît dans le chapitre XII sous le nom de Père de Pestour. Ce sera toujours sous ce nom que le confesseur de Montherlant sera désigné.
Ce qui est très étonnant, c’est que ce chapitre XII sera plus tard effacé par Montherlant et ne sera pas repris dans l’édition définitive du Songe dans La Pléiade, (Romans 1, Gallimard). Dans la 14ème édition en ma possession, le chapitre XII est encore présent.
Dans ce très beau chapitre XII, voici les pages consacrées au Père de Pestour, alias le Père de la Chapelle, devenu aumônier de division sur le Front en 1918 et confesseur d’Henry de Montherlant :
Le Songe, Chapitre XII - Le Père de Pestour
(extrait page 208 à 214)
“(…) A ce moment, un cavalier casqué fit un trou à la nuit : perdu dans son ample manteau de cavalerie, de si haute taille sur son cheval énorme qu’il semblait une apparition surnaturelle. Fendant la confusion des attelages qui tournaient, des hommes qui glissaient de leurs sièges, il poussait au pas sa monture qui renâclait, donnant l’éperon des deux bottes, et avec la pointe de sa canne ferrée il piquait légèrement, au bas des reins, les hommes trop lents à s’écarter. “Allons, allons ! Voulez-vous me faire place ! On n’a pas idée…”
Et on entendait toujours son : “Allons ! Allons !” avec dans l’inflexion une caresse dédaigneuse, comme d’un grand seigneur qui incite un de ses chiens à sauter un obstacle.
Comme le cheval venait sur Alban, si grand à le voir de plus près qu’il impressionnait comme un monstre, soudain la lueur de la lune toucha le visage de l’homme, éclaira la courte barbe, le nez en bec d’aigle.
- Mon Père ! dit Alban.
Et sans crainte que la bête d’Apocalypse lui marchât dessus, il s’approcha vivement et baisa le bas de la soutane qui apparaissait sous le manteau.
- De Bricoule ! Toi !
Alban venait de reconnaître le Père de Pestour, l’altier religieux, familier des princes, détenteur des secrets de famille de tout Paris, furieux amateur d’art qui avait dirigé les fouilles à Abydos, et hier, quand la guerre le surprit, ciselait des ciboires, des baisers-de-paix, des boîtes d’agnus dei au fond d’un jardin abandonné de la rue Vaneau. Et derrière la fière tête il voyait fuir toutes les heures accomplies passées au côté du confesseur : dans le jardin broussailleux où souvent il avait pensé heurter une tête de marbre aux trois quarts enfouie, dans la chambre encombrée de vieilles reliures, de lutrins, de dessus de violes, où préside le jeune Jésus du Latran, pareil à l’Hermès Criophore d’une palestre ou bien à quelque enfant mithraïque qui, posant sa brebis, va se jeter sur le taureau inépuisable et délivrer avec le couteau la vie dévoratrice.
- Je peux descendre, dit le Père. Ce voyou d’officier des Détails s’est trompé de chemin. Il vient d’envoyer en avant ses fourriers, pour reconnaître s’il y a moyen d’en sortir, et nous devons attendre ici leur retour.
Le cheval piaffait, projetait de l’écume ; le sol suggérait, à l’entour, l’image d’un ciel moucheté de shrapnells. Du groupe sortait un fumet chaud d’animal, de cuir, de soldat. Comme Alban tenait la bête par la bride : “C’est un ancien démon qui est entré dans son corps, expliqua le Père. Mais je l’ai exorcisé. Il ne te fera pas de mal”. Ensuite, ayant attaché celle-ci à l’une des voitures, ils s’assirent a bord du fossé, dans le clair de lune.
Brièvement ils se racontèrent leurs vies, aux armées. Le Père aussi, comme Alban, était passé sur sa demande d’un dépôt d’infanterie dans une division. Il y a un mois il avait été muté dans celle-ci, dont il était l’aumônier. Alban, de son côté, en vint très vite à ce qui l’occupait : pour lui c’était un bonheur inespéré que de pouvoir s’exprimer en ce moment - “L’aspirant Prinet, de la dix-neuf, vous le connaissez ?”
- “Je l’ai vu une ou deux fois, il a l’air bien gentil” (comme de quelqu’un qui est sans importance). Alban dit leur amitié, raconta toute la scène de l’après-midi. Avait-il agi justement ? Sans cesse on était à lui reprocher d’être insensible, intraitable. Lui, le docteur subtil, qui comprenait tout, ne savait-il pas qu’Alban agissait toujours bien ?
- Christ n’était pas doux avec ceux qu’il aimait, dit le Père, et c’est naturel de la part de celui qui a annoncé : “Je n’apporte pas la paix, mais l’épée.” Ecoute-le, quand il jette aux apôtres : “Etes-vous encore, vous aussi, sans intelligence ?” Et Pierre, le grand Pierre lui-même sais-tu comment il le nomme ? Il le nomme Satan, dans sa dureté : “Retire-toi de moi, Satan ! car tu n’as pas l’intelligence des choses de Dieu.” Et quand un jeune homme lui demande, d’une façon pourtant si touchante : “Bon Maître, quel bien dois-je faire pour avoir la vie éternelle ?” - “Pourquoi m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon.” Est-ce répondu ! Si tu avais parlé comme cela à ton Prinet !
- Père, que tu me fais du bien ! dit Alban plein de joie, car il se sentait d’accord avec Dieu. Si Dieu m’a mis parmi les superbes, tu sais bien, toi, que les superbes aiment les petits et méprisent les grands, et que rien n’est plus près de l’anéantissement dans l’humilité que mon orgueil.
Et tout ce temps, le tutoiement jaillissait de lui sans qu’il y prit garde, comme l’expression même de sa simplicité. Et il rapprochait de soi le prêtre par ce tu qui ne fleurit que dans les deux ordres les plus chers à son cœur : celui des collèges et celui des camps.
- Mais voyons, mis à part ce que tu m’as dit, mènes-tu une vie de vrai chrétien ?
- Ah ! Père, tu sais ma nature, et qu’il faut bien compter que je n’ai pas été fait pareil aux autres. Ne partageant presque jamais leur opinion sur les biens et les maux, sans goût pour les choses qu’ils désirent, sans crainte de celles qu’ils repoussent, comment aurais-je une vie semblable à la leur ? Mais tout ce que je fais, je le fais d’un cœur religieux ; je me rachète autant que je le puis par des œuvres de compassion, et je n’ai jamais eu le sentiment que Dieu était mécontent de moi. S’il était mécontent, peux-tu croire qu’il ne me le ferait pas savoir par un signe ? Peux-tu croire qu’il me regarderait m’enferrer ?
- Non, non, sans doute, dit le Père, qui savait combien Alban était en contact avec les signes, les prodiges et les songes. La fréquentation continuelle des œuvres d’art avait enlevé au directeur toute petitesse.
Alors Alban se confessa, à demi agenouillé contre le talus. Et le Père écoutait, baissant un peu son front splendide. Et la lune éclairait son profil vulturin, ses sourcils d’un seul arc, sa courte barbe romaine que coupe une longue estafilade, comme d’un coup de sabre, où le poil n’a pas repoussé. Et il était beau.
Mais comme toujours, quand le jeune homme eut dit : “J’ai péché par violence…J’ai péché par orgueil…J’ai péché par luxure…” il ne sut plus qu’ajouter : encore n’avait-il dit cela que de confiance. (…) Il sentait qu’une confession si courte serait ridicule et presque de nature à le diminuer dans l’estime du Père ; il était reconnaissant à celui-ci, par ailleurs, de paraître s’intéresser à ce qu’il racontait alors que la plupart des autres écoutent les plus épouvantables histoires avec une agaçante placidité, comme si on leur disait qu’on a été distrait pendant la messe ; et il commençait à s’accuser ainsi de tous les péchés qui lui passaient par la tête, afin de faire compensation avec ceux qu’il oubliait, quand le Père lui demanda : “Et ceci, tu ne l’as pas fait ? et cela ?” Alors lui de découvrir : “C’est vrai ! C’est vrai ! Et bien des fois, encore !” Seulement, il ne s’était pas rendu compte que c’était mal. Et maintenant encore il n’avait pas le temps de s’en inquiéter, car il se passait aujourd’hui ce qui se passait toujours : il ne prenait conscience de ses péchés qu’une minute avant qu’ils lui fussent remis. (…) Et enfin, ayant été absous, il se releva, joyeux dans son cœur, mais gardant toujours une attitude filiale.
- Du seul point de vue humain, quel bienfait que celui de la communauté catholique ! Je brûlerais ce qui m’aurait coûté dix années de ma vie, s’il le fallait, pour demeurer dans l’ordre. Que demain je sois ruiné, ou jeté en prison (…) il restera toujours dans le monde chrétien un monastère pour s’entr’ouvrir au pénitent que la nécessité, bousculant son manque de courage, aura mis enfin de force dans sa voie vraie. Avec cela comment puis-je être troublé ? En vérité, j’ai eu une amie qui m’appelait l’inenivrable ; mais c’est d’un mot plus large encore qu’il faudrait me nommer : l’invulnérable.
Cependant le confesseur lui disait :
- Si tu es tellement assuré de pouvoir te consacrer à Dieu, pourquoi attendre ? Pourquoi ne pas le faire sitôt la guerre finie ?
- Oh, laissez-moi encore un peu…
Il ne finit pas. Laisse-moi… quoi ? Mais le verbe était si facile à deviner, le cri lancé si ingénument que le Père ne put s’empêcher de sourire. Il savait que ce fils était toujours pur et sain ; puis son caractère lui paraissait si singulier qu’il eût trouvé difficile et surtout injuste de le juger selon des règles inflexibles. De sorte que dans son for intérieur, il lui permettait beaucoup, pourvu qu’il fit des choses grandes. Certain de l’assentiment de Dieu, il dit :
- Le jour que tu voudras, tu viendras frapper à ma porte. Que tu prennes ou non les ordres, celui qui te parle aplanira tout devant toi pour que tu obtiennes la vie qui te convient.
- Mon Père… murmura le jeune homme, courbant la tête sous la grâce, et un flot de bonheur inondait sa poitrine. (…)”
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Note
Cet extrait montre le lien filial qui existe en 1918 entre le jeune engagé volontaire Alban de Bricoule, soldat sur le Front, et le Père de Pestour, aumônier de la Division, avançant la nuit sur son cheval à travers la cohue des troupes en marche. Alban montre une confiance totale dans son directeur de conscience d’avant la guerre, qui le fascine pour son indépendance d’esprit, son goût des arts, sa grande distinction d’allure. Sur le champ de bataille, en pleine nuit, il n’hésite pas à lui confesser ses péchés après une courte conversation.
Montherlant sur le Front en 1918 a vécu (à 23 ans) des moments très intenses : il ne s’était pas encore éloigné de la foi chrétienne de son milieu, il était fasciné par un retrait du monde, et envisageait, peut-être, même une vie monastique comme le révèle ce texte du Songe.
Montherlant montre que son directeur de conscience exerçait une influence profonde et indiscutable lorsqu’il rédige ce livre. Pourquoi ? Parce qu’il a des affinités avec ce prêtre, “docteur subtil qui comprenait tout”, grand, racé, beau, distingué, très cultivé, à la parole libre, ami de son père, et pourquoi pas un substitut du père ( ?) avec qui il n’avait pas d’atomes crochus. Joseph de Montherlant, en effet, très classique et sensible au qu’en- dira- t-on, ne comprenait pas son fils vu comme un original qu’il traitait de monstre.
Montherlant en 1917 et 1918. |
Montherlant campe ce récit (où il écrit JE) un jour de juillet où il assiste avec le Père de Pestour, (alias le Père de la Chapelle), aux grands championnats de France d’Athlétisme qui se déroulèrent les 17 et 18 juillet 1920 au Stade Pershing à Paris.
(Pershing, pour rappel, est le nom du célèbre Général John Pershing (1860-1948) qui fut le commandant du Corps expéditionnaire américain dès 1917. Immédiatement après Saint-Mihiel, 400 000 hommes durent rejoindre l'Argonne pour participer à une offensive programmée par Foch pour le 26 septembre 1918. Le rôle principal était une nouvelle fois dévolu aux troupes américaines de Pershing. La bataille d’Argonne fut la plus importante pour les troupes américaines. 345 chars et 480 avions américains participèrent à l'offensive dirigée par Pershing. La progression des alliés fut très difficile et extrêmement lente, au point qu'elle fut stoppée le 30 septembre 1918 pour reprendre le 4 octobre. Les Allemands résistèrent jusqu'au 4 octobre avant d'entreprendre une retraite. Après l'armistice, Pershing, continua son projet de structuration de l'armée américaine. En 1919, le Congrès lui décerna le titre de General of the Armies des États-Unis. Il reste à ce jour l'officier le plus haut gradé qui ait jamais servi dans l'armée des États-Unis. Son seul prédécesseur à ce grade est Washington qui l'a obtenu à titre posthume.)
Earinus, Troisième Olympique, Chapitre Pershing 1920
(p. 72 et 73, Editions Emile Hazan, Paris 1929)
“Mais ce 12 juillet 1920, au stade Pershing, il y avait un sentiment nouveau. Devant ce peuple, cette reine étrangère, ce maréchal de France, ces ministres, ces députés venus présider et récompenser, je voyais se faire par le jeu, sous les auspices de la démocratie, une grande communauté nationale.
J’avais accompagné ici un religieux, doctor subtilis en matière d’art, dessinateur et orfèvre de vases sacrés, hier botté et casqué sur son cheval dans le combat : pourquoi le cacher ? c’est le “Père de Pestour” du Songe. Nous avions conversé, autant que je le pouvais, des disputes d’Averroës, de Jésus-Christ “plus beau dans son corps que tous les fils des hommes (speciosus forma prae filiis hominum), de l’enthousiasme de saint Augustin devant le sensible, toutes questions un peu spéciales, qui n’ont pas leur place ici, et auxquelles, instruit surtout des choses humaines, je ne me serais peut-être pas prêté très longtemps, si, comme je l’ai dit plus haut des philosophes, nous n’avions sans cesse aéré tout cela par le moyen de la contemplation. Et maintenant, je m’émouvais à voir autour de nous un grand peuple, où rien de ce qui divise n’était demeuré, venir satisfaire l’espérance qu’avait mise dans la conciliation celui qui du sommet de soi-même avait pu me dire sous la mort suspendue : “Il ne s’est jamais présenté à mon esprit la plus légère contradiction entre la vie de l’âme et celle des sens.”
En cette heure se réalisait spontanément cette trêve sacrée qui jadis, tant que duraient les Jeux Olympiques, s’établissait par décret entre tous les peuples de la Grèce. Il y a trois mois, passant la journée du 1er mai dans un gymnase et entendant au dehors les clameurs, j’avais déjà mesuré combien le jeu faisait… hé oui, disons ces mots, la liberté, l’égalité, et la fraternité entre tous ces garçons de classes sociales différentes, qui dans la rue se fussent haïs. Nous retrouvions les régions éternelles où l’admiration de la science, de la force, de l’effort du compagnon, la nécessité de compter les uns sur les autres, l’esprit de corps sous la discipline la plus dure, mais par chacun imposée à soi-même, créent des liens qui seraient les plus proches de liens indélaçables, s’il existait quelque chose de pareil à des liens qui fussent indélaçables.(…) Tandis que je roulais cette pensée, que je donne ici dans sa gangue, mais à laquelle je devine mille feux, le religieux me dit :
- Avez-vous remarqué que les Jeux Olympiques s’ouvrent cette année le jour de l’Assomption ? Quelle beauté s’ils étaient consacrés à la Vierge ! Vous vous souvenez peut-être que les courses de Berberi, à Rome, étaient données en l’honneur de la Vierge…
- Mon Père, lui répondis-je, je voudrais qu’ils fussent mis sous l’invocation de Guynemer.
Je dis Guynemer comme le nom de tout autre de nos héros ou plutôt comme le nom de tous. (…) J’aurais voulu que les jeux fussent, par les pouvoirs publics et avec les cérémonies qu’il faut, dédiés solennellement aux morts. (…)
Paysage des Olympiques est un texte d’essai d’un seul bloc, non chapitré, publié le 21 mai 1940 qui reprend le même texte Pershing 20 figurant (ci-dessus) dans Earinus ou Troisième Olympique publié en 1929, sauf qu’on y trouve une entrée nouvelle où le Père de la Chapelle est désigné sous son nom, où plus loin le nom du Père de Pestour (alias La Chapelle) est effacé et remplacé par “j’avais accompagné ici un religieux, doctor subtilis en matière d’art … (voir ci-dessus Earinus).
Voici d’abord un extrait de “l’entrée” assez sarcastique où cette fois le Père de la Chapelle est nommé :
Paysage des Olympiques
(Entrée du texte, p. 30, 1940)
“Des hauteurs du Trocadéro, un parc de quatre hectares, aux arbres chargés de sagesse, déclinait la rue Raynouard à la Seine. Il était contigu à une fameuse jésuitière, où le P. de la Chapelle, célèbre dans ma famille pour ses gaffes psychologiques, avait pris la liberté de me diriger, peu avant la guerre de 1914 ; le P. de la Chapelle finit recteur de “la rue de Madrid” : on ne saurait croire où peut mener une méconnaissance foncière des âmes.”
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On peut s’étonner de cette pique de Montherlant datée de 1940. Montherlant dix ans après la mort de son directeur de conscience qui le fascinait entre 1912 et le début des années 20, qui lui consacra un chapitre plein d’admiration dans son roman de guerre Le Songe, qui, même dans la version datée de 1929 des Garçons (ci-dessous) s’il lui reproche de ne pas l’avoir défendu auprès des abbés de Sainte-Croix lors du renvoi de 1912, lui reconnait toujours “la plus fière mine, le plus beau visage d’aigle, plissé et froid, grand seigneur quand il badinait, quand il réfléchissait, la plus saisissante figure d’homme où se réunissaient les supériorités du sang et de la pensée, avec le souci et le secret des grandes affaires”.
Cette volte-face de Montherlant à l’égard du Père Lamy de la Chapelle, l’effacement du Chapitre 12 “Le Père de Pestour” du Songe dans l’édition définitive, montrent que Montherlant, en même temps qu’il s’éloigne de la religion catholique à partir de 1923, année de la mort de sa grand-mère adorée et dernière survivante très pieuse de sa famille, prend ses distances à l’égard du Père de la Chapelle son directeur de conscience avec qui il assistait encore en 1920 aux Jeux d’Athlétisme à Paris. Vive les plaisirs des sens en Afrique du Nord plutôt que les directives du Père de la Chapelle qui ne cédait rien en matière de morale sexuelle ! En 1925, Montherlant quitte en effet la France pour de longs séjours en Italie, en Espagne, au Maroc et en Algérie et il ne se réinstallera à Paris jusqu’à sa mort qu’au début des années trente.
“Les années 26, 27, 28 et 29, je ne fus pas très heureux bien qu’ayant ma liberté. J’avais de l’argent qui me venait de ma grand-mère, et de la fortune ; j’étais seul, je faisais tout ce qui ma passait par la tête et qui consistait à aller d’un bord à l’autre de la Méditerranée” (Archives du Vingtième siècle, p.36). L’écrivain est très lucide .Le voyage et ses plaisirs ne sont pas pour lui. “Cette période qui aurait dû être magnifique, n’a pas été bonne”. Et le Père Lamy de la Chapelle meurt en 1930…
Voici maintenant “la finale”(qui n’existe pas dans Earinus), aux pages 38 à 43 de Paysage des Olympiques ; elle montre combien Montherlant admet toujours, en théorie, la supériorité du spirituel sur le sensuel, même si en pratique, il ne peut accorder sa vie à cette conclusion : “Et celui qui, sans être croyant, sent avec force par l’imagination le christianisme vrai, quand il voit cette étrange complaisance à l’ordre adverse (ndlr : le plaisir des sens), a quelque chose en lui qui pousse un cri.”
Paysage des Olympiques
(Finale du texte, p. 38 à 43, 1940)
“Je retrouve dans ce texte (de 1929 ndlr) cette aspiration vers l’unité qui me hanta jusqu’à ma trentième année environ. Résoudre toutes les antinomies, celles notamment que crée le christianisme, unir par la même piété toutes les croyances et tous les âges, me semblait tâche haute, et d’ailleurs non difficile. Nature et grâce, par exemple. Dans un syncrétisme éperdu, je rêvais sur Septime Sévère qui plaça l’image de Jésus au Panthéon, sur cette académie platonicienne de Florence qui s’était proposé formellement pour but de fondre ensemble l’esprit du christianisme et celui du paganisme, sur ce pape Grégoire que Dante fait prier pour l’âme de Trajan. Je méditais de composer un livre, La Garde autour de Pan, où l’on eût soutenu que le christianisme n’est devenu ce qu’il est aujourd’hui que par son alliance avec l’antiquité, que Platon et Aristote restaient incompréhensibles pour les Renaissants, si ceux-ci n’avaient connu Saint Paul et l’Evangile, et qu’enfin c’est dans l’Eglise seule que l’on peut retrouver vivant quelque chose de l’âme antique. (…) J’ai lu mainte apologie du corps, du sport, opportuniste ou sentimentale, par des chrétiens, les uns de bonne foi, sinon sérieux, les autres farceurs.
Après tout cela, rien ne parvient à me convaincre que l’esprit des catacombes, que l’esprit de Calvin et l’esprit de Port-Royal, qu’une messe de Bach et un motet de Vittoria peuvent s’accorder avec l’importance donnée à la beauté et à la capacité athlétique du corps. Celui qui croit à la vie spirituelle et à la vie éternelle ne peut que juger ces valeurs dignes d’un haussement d’épaules, si ce n’est d’un crachat. Et celui qui, sans être croyant, sent avec force par l’imagination le christianisme vrai, quand il voit cette étrange complaisance à l’ordre adverse, a quelque chose en lui qui pousse un cri.”
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Etonnant texte de Montherlant tenté par la spiritualité mais qui en juin 40, un mois après cette publication, évoquera à nouveau le retour du Grand Pan lors de la victoire des troupes allemandes sur la France.
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Edité en mai 1940. |
(Un entretien entre le Père jésuite de Pestour et Alban de Bricoule est évoqué. Alban, 17 ans, sous les conseils de sa mère très malade, consulte son confesseur pour l’informer de son renvoi du collège de Notre Dame du Parc. Il espère une intervention de celui-ci auprès des autorités du collège afin d’annuler ce renvoi.)
Les Garçons - Entrevue Alban - Père de Pestour
(Montherlant, Romans 2, p. 1381, Pléiade, 1982, Gallimard)
“(…) rentré, Alban trouva sa mère couchée, les yeux clos, les volets de la chambre fermés. Il lui dit simplement : “Ca y est” / Depuis que cette souffrance purement physique était tombée sur elle, le caractère de Mme de Bricoule s’était affaibli. Elle lui dit : / “Est-ce que le père de Pestour ne pourrait pas arranger cela ? C’est dimanche. Si tu y allais ce soir, tu serais sûr de le trouver… : - Il se défilera. / - Alors…” / Cet “alors” était si misérable, si résigné, qu’Alban, sentant que cette tentative ferait plaisir à sa mère, se résolut à la faire. En revenant de l’école à la maison, il était lui-même bien démonté, (et même en franchissant ce seuil il avait eu un petit instant les yeux brouillés), mais selon ce principe qui fonctionnait presque toujours en lui, de réaction sur le milieu extérieur, voyant sa mère si bas, il reprenait du ton. Et l’idée du plaisir qu’elle aurait si le père de Pestour obtenait sa grâce le rendait plein d’assurance tandis qu’il se rendait chez le père. Il se sentait presque sûr d’obtenir de lui qu’il intervînt. / Le père de Pestour habitait dans un vaste bâtiment situé au fond de Passy, où logeaient une dizaine de ses collègues. C’était ce qu’on appelle une jésuitière. Tous ces jésuites étaient censés ne pas l’être, être des prêtres ordinaires, et M. de Bricoule n’avait pas manqué la prudence puérile de dire à son fils d’écrire sur l’enveloppe, lorsqu’il écrivait au père de Pestour : M. l’abbé de Pestour et non le père de Pestour. Dès le seuil, le bibi en vêtements noirs graisseux, à barbe mal faite de picador, précédé et suivi d’une puissante odeur de pied, qui venait lui ouvrir, et puis, à l’intérieur, les statues du Sacré-Cœur, les portes où étaient de petites affiches avec la mention Absent de Paris. (Sera rentré dans quelques instants). Rentrera à 5 h avec de (illisible) où le père entrait une petite fiche pour dire où il était, la sorte de saleté (et de délabrement), particuliers aux établissements ecclésiastiques, tout respirait la Compagnie. Le taquet pendait sur le petit tableau du père de Pestour. Le père était là. Alban frappa, on cria : “Qui est là ?”, il ouvrit, vit de dos une dame appuyée dans le fauteuil voisin du bureau du père, et referma discrètement la porte. Il attendit une dizaine de minutes dans le couloir en faisant les cents pas. Enfin la dame sortit. Elle avait les yeux rouges. Le détail réjouit Alban : il n’y avait donc pas que sa mère ! “Vous auriez dû entrer, dit aimablement le père. Vous m’auriez débarrassé de cette dame. C’est une mère d’élève.” Cette jolie phrase n’apprit rien à Alban. Il savait en quel mépris le père de Pestour, tout comme l’abbé de Pradts, tenait les mères d’élèves.
Le père de Pestour était un homme de quarante-deux ans mais qui par l’aspect semblait toucher la cinquantaine. Il était très grand, très maigre, très voûté, les jambes toujours entortillées d’une couverture. Mais la plus fière mine, le plus beau visage d’aigle, plissé et froid, grand seigneur quand il badinait, (…illisible) quand il réfléchissait, la plus saisissante figure d’homme où se réunissaient les supériorités du sang et de la pensée, avec le souci et le secret des grandes affaires. Ce long homme replié et comme enroulé sur lui-même, dans sa couverture, au fond de sa chambre aux vitres sans rideaux ni brise-bise, suggérait à Alban l’image d’un serpent, aussi froid que lui, comme lui enroulé dans une couverture, dans une de ces cages, aux vitres nues comme cette chambre, où ils sont enfermés dans les jardins zoologiques.
Alban raconta tout. Quand il en fut à dire combien il avait senti l’affection pour Sandrier s’abattre vivement sur lui, le père de Pestour lui dit un : “Vous trouverez ça ridicule à vingt-cinq ans”, dont Alban s’est souvenu et se souviendra toute sa vie. Puis il posa une question crue et indiscrète, à laquelle les abbés du Parc n’avaient jamais fait seulement une allusion. Mais quand Alban commença de raconter leurs entretiens, à Henriet et à lui, avec le supérieur (leur recommandant de faire confiance au cœur), le père de Pestour commença de témoigner d’un vif intérêt qui se montra à ce que son visage prit une expression hilare. “Incroyable”, dit-il. Mais quand arriva le récit des conversations d’Alban avec M. de Pradts, à propos de Serge, et de l’entrevue ménagée à eux dans son cabinet par M. de Pradts, l’intensité de jubilation du père de Pestour devint telle qu’un sourire vaste et rayonnant ne quitta plus sa face, qu’il plissait de mille rides. “Formidable ! Prodigieux !” s’exclamait-il. Quand Alban eut fini, il dit en exultant : “C’est de la folie pure ! Dureau de La Halle (ndlr : le Supérieur) (il ne disait ni l’abbé, ni monsieur) est un chimérique, un illuminé, tout excepté un éducateur. C’est une grosse faute de l’avoir mis là. Et…vous dites que la plupart des grands sont collés avec des petits ? demanda-t-il avec intensité. Dans ma classe, sur quatorze, huit sont régulièrement avec des plus jeunes. / Enorme ! Prodigieux ! Le Parc retombera par l’immoralité. Il aurait fallu ne laisser ni un professeur, ni un surveillant, ni un élève, ni seulement un des garçons de salle de l’ancien régime. Un seul qui restait devait corrompre tous les autres, tellement cela y est dans l’air. Au lieu de cela, on donne dans la haute excentricité. Dans toute votre histoire, c’est le Parc qui est fautif beaucoup plus que vous (…) Les parents veulent faire des économies sur l’éducation de leurs enfants. Ils ne les mettent pas chez nous parce que nous prenons plus cher. Ils croient que pourvu qu’il y ait une soutane, c’est la même chose. Le résultat, vous le voyez : c’est le Parc. Naturellement, ces mauvaises petites histoires entre garçons, la plupart d’entre eux passent au travers. Mais d’autres y resteront. Ce ne seront pas proprement des vicieux, ils auront senti l’éducation chrétienne ; mais le mot de “cœur”, cher à l’abbé Dureau de la Halle, les a […] sur eux-mêmes. Nos patronages, nos centres d’études, nos réunions et […] sont pleins de jeunes hommes pleins de dévouement, pleins d’un réel désir d’aider les garçons du peuple, et qui, au fond, ne sont là que parce qu’au fond, au fin fond, la sensualité les y a poussés. Ils font du bien, d’une part, mais de l’autre, détruisent ce bien par l’atmosphère dangereuse qu’ils y créent, parfois sans s’en rendre compte. Si je vous disais tout ce que je sais ! Je pourrais vous citer de grands noms, universellement estimés, des hommes qui ont fait une grande œuvre sociale, pleins d’une charité véritable, et dont toute l’œuvre est pourrie en dessous par le caractère et par l’ardeur qu’ils portent aux jeunes gens. Encore ne vous parlé-je ici que de ceux qui sont de bonne foi, qui n’ont aucuns ferments dangereux qu’il y a en eux, ou de ceux qui luttent contre eux dans une lutte affreuse, qui les supplicie, et parfois les mène au couvent.. Mais il y a ceux qui sont simplement des hypocrites (imposteurs ?), qui sont là seulement pour ça. (…) Et tout cela, si préjudiciable à l’enseignement libre et aux œuvres catholiques, alors que les gens de gauche sont beaucoup plus à couvert sous ce rapport, tout cela pourquoi ?” Alban pensa : ”Parce que, jeunes, on ne les a pas mis chez les Jésuites.” Et le Père le dit bien, mais il le dit plus doucement. “Tout cela parce que, jeunes, on n’a pas mis le fer et le feu dans tout ce […] “amitié particulière”, dès la racine.
Le père de Pestour voyait la crédulité de Dureau de la Halle comme, en 1930, un homme positif voit ceux qui croient à l’avènement de la paix ; il disait comme eux : ”Visionnaire !” “Dangereuses illusions !” et il triomphait maintenant comme ferait […] en voyant les frontières de nouveau envahies.
Singulier discours à tenir à un élève ! Mais quoi ! Où le naïf Alban voyait un homme qui aurait pu donner un coup de main à un adolescent travailleur et de bonne volonté, et à une jeune veuve malheureuse et condamnée à mort à bref délai, le père de Pestour voyait une réjouissante histoire qui faisait la preuve que les principe de la maison concurrente étaient absurdes, échouaient et tournaient au triomphe de la Compagnie un esprit un peu bas eût dit : une question de boutique. / Devant cet homme radieux, les mots qu’Alban avait prévus pour demander au père d’intervenir, mouraient. Quelle dérision ! L’image de sa mère souffrante pourtant lui donna du courage. Il osa demander au père s’il ne voudrait pas demander sa grâce à M. Coquelan. Le père changea comme un déclic sa physionomie, prit un air lugubre, l’œil blanc, le front baissé, “sa tête de vampire”, comme disait Alban (il eût été magnifique dans le film de Dreyer sur Jeanne d’Arc). “Je ne le veux pas et je ne le peux pas. S’ils venaient me voir, oui. Mais je ne peux pas me mêler d’une affaire de discipline du Parc, ils ne le feraient pas pour mon collège”. Son ton changea, son visage redevint hilare : “Et puis qu’ils se débrouillent ! Je ne mettrai pas le petit doigt dans ce collège ! S’ils font des boulettes, qu’ils en aient la responsabilité.” Ce qui voulait dire, en d’autres termes : Immolons ce jeune homme. Il ne faut pas empêcher le Parc de commettre une injustice, parce que cette injustice hâtera sa fin.
Après quelques bonnes paroles, cet homme de grande allure ne considérait pas Alban comme un personnage assez important pour faire fonctionner avec lui la comédie habituelle - le bibi stylé venait lui dire qu’on le demandait chez le père préfet - il se leva et congédia Alban, non sans l’avoir regardé d’un air pénétré. “Allons, Dieu vous aide”, dit-il en le quittant. Bien qu’envoûté par (illisible), Alban ne put s’empêcher de trouver que cette parole venant de l’homme qui venait de lui refuser un verre d’eau était d’une assez fameuse ironie.”
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Note
Cet extrait du manuscrit des Garçons date de 1929. Le roman connut des premiers brouillons dès 1914, deux ans après le renvoi de Sainte-Croix. Puis, existe le manuscrit de 1929 où cet extrait fut choisi. Ensuite un manuscrit de 1947 est progressivement élaboré au cours des années 40 “mais c’est en 1947 que Montherlant est parvenu à une mise au point qui lui paraît suffisante pour justifier une éventuelle publication, pour le cas où il viendrait à mourir subitement.” (Michel Raimond, Montherlant, Romans 2, Pléiade, page 1397). Enfin, le manuscrit définitif fut publié en édition originale en 1969 (Gallimard) et en version intégrale dans La Pléiade (Romans II) en 1973. Le passage concernant l’entretien ci-dessus d’Alban et de son directeur de conscience, le père de Pestour, figure donc dans le manuscrit de 1929 et ne se retrouvera plus dans les manuscrits suivants. Exit le père de Pestour !
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Le Père Guillaume de la Chapelle, Recteur du Collège jésuite de la rue de Madrid, |
J-N. Faure-Biguet |
Faure-Biguet fut un ami d’enfance de Montherlant, étudia au collège des Jésuites de la rue Franklin (tandis que Montherlant étudiait chez les abbés de Sainte-Croix de Neuilly) et il prétend avoir connu personnellement le Père de la Chapelle aumônier des Jésuites à l’époque.)
Je cite ici quelques extraits de ce livre, pris dans le chapitre III, 1911-1912 :
“Si je parle de la période Sainte-Croix, quelles seront mes sources ? Eh bien, Montherlant malgré tout, qui m’en entretint quelque peu dans le vif de l’évènement, et davantage par la suite ; puis un de mes amis, qui était aussi à Sainte-Croix, mais dans une autre division que la sienne ; enfin et surtout le P. de la Chapelle, directeur spirituel et confesseur de la “rue Franklin”, où j’étais élève moi-même depuis mon départ de Janson en 1907.
Le P. de la Chapelle m’apparaissait alors un homme remarquable. Il l’était peut-être. Il en avait en tout cas, l’aspect physique : maigre, long et serpentin, avec un masque de moine du moyen âge, de grands yeux noirs, un profil dantesque. Très rompu à certaines nécessités du monde, accordant au siècle ce qu’il fallait lui accorder, il me donnait par certains côtés une sensation de liberté d’esprit qui m’enthousiasmait. Montherlant l’a évoqué sans respect dans Paysage des Olympiques (voir supra). Je dirai seulement pour ma part que, placé en un lieu où il connaissait beaucoup, non seulement de la vie intime de centaines de jeunes gens, mais de la vie privée de leurs familles, le P. de la Chapelle était politique ou caractère ? singulièrement peu discret. Grâce à ces indiscrétions, j’ai eu quelques aperçus du Montherlant de Sainte-Croix (…)
Montherlant, que je vois aux vacances du jour de l’an (1912), me dit :
- Chaque jour on se demande celui de ses camarades dont on va apprendre le renvoi. Nous sommes les Romains sous Néron, attendant l’ordre de mort de leurs proches !
De son côté, le P. de la Chapelle me laisse entendre que Montherlant joue à Sainte-Croix une partie délicate.
- L’abbé Petit de Julleville (le supérieur de Sainte-Croix ndlr) ajoute-t-il avec un léger sourire qui accentue sa ressemblance avec Dante, m’a dit : “C’est un garçon très intelligent, mais dangereux.” Je crains que cela ne finisse pas bien pour lui. Vous verrez, il nous viendra…
La politique du P. de la Chapelle était-elle de pousser à la roue et de faire renvoyer Montherlant de Sainte-Croix afin de l’avoir rue Franklin ? C’est une hypothèse que je hasarde (…)
En mars 1912, la foudre tombe :
Je suis mis à la porte de Sainte-Croix. Ma mère a subtilisé la lettre, qui était adressée à mon père, et celui-ci n’en saura rien. Je serai censé avoir été retiré. Toutefois ce n’est pas fini. Je vais voir La Chapelle.
Huit jours plus tard :
La Chapelle a été au-dessous de tout. “Je prierai pour vous”. Ce n’est pas ça qu’on lui demandait ! (…)
Tout cela me semblait assez singulier et assez troublant pour que j’interrogeasse le P. de la Chapelle.
- Eh bien, me dit-il avec une gravité qui dissimulait mal une sorte de jubilation qui lui sortait de l’œil, ne vous avais-je pas prévenu ? Le système de Sainte-Croix donne ses fruits ! On traite les élèves en hommes, on leur fait une confiance absolue, on fait appel à la noblesse de leurs sentiments. Là-dessus, ils y vont franchement, en plein jour, alors, crac ! on les sacque. Il y a là des façons d’agents provocateurs…
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Note
Il est quasi certain que Faure-Biguet avait soumis le texte de son livre à son ami Montherlant avant la publication. Donc Faure-Biguet défendra Montherlant plutôt que les autorités qui le renvoyèrent du collège de Sainte-Croix. Que Faure-Biguet, jeune homme, ait pu avoir des conversations très libres et privées avec le P. de la Chapelle semble très étonnant et à peine croyable. Pourquoi le P. de la Chapelle se serait-il confié à un jeune élève qui était de plus un ami de Montherlant ? Cela ne tient guère debout. Donc le témoignage de Faure-Biguet sur le P. de la Chapelle semble un peu “téléphoné” par son ami Montherlant. Le P. de la Chapelle mort depuis 1930 n’était plus là pour rétablir sa vérité quand le livre de Faure-Biguet fut publié en 1941.
Montherlant vers 1940. |
J’adresse mes remerciements à la princesse Mary de Broglie, petite-nièce du Père Lamy de la Chapelle, à Monsieur Guillaume Lamy de la Chapelle, cousin du Père, au Révérend Père Bonfils sj, archiviste des Jésuites de France, à Monsieur Pierre Duroisin et à Monsieur Christian Lançon écrivains et spécialistes de Montherlant ; à eux tous, merci pour leur aide, leurs documents et leurs conseils judicieux. Sans eux, cet article n’existerait pas.
Je serai très reconnaissant à toute personne en possession de photographies du Père Lamy de la Chapelle, de sa famille, de lui en tant que Jésuite, aumônier militaire durant la Guerre 14-18, et Recteur du collège de la rue de Madrid à Paris, puis du collège Saint Louis de Gonzague (Franklin) à Paris, de bien vouloir me les communiquer en prêt ou de me les scanner pour illustrer plus complètement cet article.
Tombe jésuite du Père de la Chapelle |