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Articles sur Montherlant (hors presse)

56. Le bestiaire des Jeunes Filles [1], par Pierre Duroisin


He’s a tiger.[2]

Qui ne connaît les passions “ animales ” de Montherlant  ? Dès 1925, il les a proclamées sans détour dans un essai comme Syncrétisme et alternance : “ J’ai désiré des bêtes ” (E 242), et par le biais de la fiction dans une œuvre comme Les Bestiaires[3].

Roger Vailland s’était alors émerveillé de cette “ bestialité ”, misant sur la “ sincérité ” de Montherlant pour avoir lu, dans Les Bestiaires précisément, une phrase où l’auteur évoque à demi-mot les “ métamorphoses ” auxquelles son héros “ se livre dans la solitude ” : “ Comment un homme qui n’est pas sincère aurait-il pu deviner tout ce qu’il y a d’effrayant et, pour ceux qui en sont spectateurs, de répugnant, dans une métamorphose  ? ” Et plus loin : “ La multiplication et la confusion des formes est un premier pas vers la communion cosmique. […] Les métamorphoses, ou tout au moins la bestialité de Montherlant, nous le montrent donc sur le chemin de la perfection ”[4].

Près d’un demi-siècle après Vailland, ce sera au tour d’Alain Simon de s’enchanter de l’“ animalité de Montherlant ”. Simon constate que partout dans son œuvre, prose ou poésie, “ le “comme” revient beaucoup à la charge, pousse la métaphore dans la série des équivalences, souligne et circonscrit ”, et il pointe dans ses carnets de 1930 une note où s’expriment avec force son “ pansexualisme ”, son “ amour pour l’indéterminé ”, son “ génie de la confusion ”[5].

Pierre Sipriot enfin retiendra pour l’Album Montherlant de la Pléiade deux photographies montrant le jeune Henry à côté de Diane, sa“ chienne collie ”, ou couché sur elle pour de bon, et les commentera avec un mot de Mme de Montherlant : “ Je ne t’ai jamais vu en d’autres circonstances cette expression de béatitude que tu as quand tu es étendu auprès de cette bête ”, avant de renvoyer le lecteur à un passage de La déesse Cypris dont Alain Simon avait lui-même vanté le “ lyrisme intelligent ” :

À douze ans, quand j’allais à l’écurie avec mon grand chien collie, et que je m’étendais sur la paille en le tenant entre mes bras et entre mes jambes, lui heureux, visiblement, et moi de même, mon visage dans son cou, comment ne me serait-il pas apparu, à un âge où je n’avais l’occasion de nulle étreinte, que cet animal, qui allongé avait ma taille, était en somme très semblable à une créature humaine  ?[6]

Cela dit, quand Alain Simon s’est fondé sur La déesse Cypris pour illustrer “ l’animalité ” de Montherlant, il a beaucoup insisté sur l’heureuse alliance dans son écriture du lyrisme et de l’observation la plus rigoureuse qui soit[7], et là on pense tout de suite à la scène de la cuisine dans Pitié pour les femmes, quand Solange Dandillot, sommée par Costals d’énumérer les “ mille petits bruits ” qui les entourent, non seulement définit ces bruits avec une extrême précision, mais les décrit à grand renfort de comparaisons. “ D’où tirez-vous tout cela  ?, s’étonne Costals. Le don d’attention et le don de l’image : les deux dons fondamentaux de l’art d’écrire, vous les possédez ” (1124).

Or ce “ don d’attention ” et ce “ don de l’image ”, source même de la comparaison et de la métaphore, Montherlant ne les a peut-être jamais exploités avec autant d’art que dans ses bestiaires, comme pour authentifier cette sympathie naturelle qui le hantait, ce “ maladif besoin de synthèse ” qui lui fit dire un jour devant les “ dieux-animaux ” du Louvre : “ Ils sont mes copains ” (E332). À quoi s’ajoute que le héros des Jeunes Filles est un écrivain. C’est donc le plus naturellement du monde que son créateur lui infusa, avec ses propres qualités d’écrivain, quelques-unes de ses passions, parmi lesquelles son “ génie de la confusion ”, qu’on entende par là “ l’indéterminé ” des carnets de 1930 ou qu’on se réfère au sens biblique du mot tel qu’on le trouve dans Pasiphaé[8].

Mais le mieux sera de rappeler ces lignes du Démon du bien où Costals s’émeut de la patience de Solange devant ses atermoiements répétés : “ Quelle soumission  ! Oui, elle était patiente, patiente comme… (Costals pensait presque toujours par comparaisons) patiente comme une jument ” (1293), car on tient là deux éléments essentiels de l’écriture des Jeunes Filles  : le principe de la comparaison, le “ comme ” dont parlait Alain Simon, et le terme animal de la comparaison. La toute-puissance de l’image, son pouvoir transfigurateur seront du reste illustrés, dans Le Démon du bien, par l’épisode génois de la promenade sur le môle, quand les amants s’adonnent à une “ lutte à coups d’images ” autour des barques amarrées dans le port (1330). Deux sources vont ainsi mêler leurs eaux, celle de l’écrivain créateur, plus ou moins confondu avec le narrateur, et celle de l’écrivain créature.

Quant au penchant pour l’animal, l’aptitude à brouiller les genres, la tendance à confondre les règnes, ils sont dans le héros des Jeunes Filles tels qu’on les a reconnus chez l’auteur lui-même, et ils vont colorer les propos de Costals, et donc tout son attirail de comparaisons, comme ils ont coloré l’écriture de Montherlant. Cela transparaît dans toute la série des Jeunes Filles, et singulièrement dans la seconde partie du Démon du bien, qu’il faut ici considérer d’un peu plus près.

Parmi les bonnes raisons qu’il a de ne pas épouser Solange, Costals cite les risques de toute sorte que lui ferait courir une progéniture, y compris celui de l’inceste. Car il se voit ayant une fille qu’il “ désirera sûrement un jour ”, ce qui le mettrait, pense-t-il, dans un “ grand trouble ” et une “ grande responsabilité,  malgré [s]on éducation ”. Un “ malgré ” qui a tout l’air d’un paradoxe et dont l’auteur s’explique dans une note en bas de page :

Costals fait allusion aux images d’Épinal qui étaient les premières lectures des enfants français au début de ce siècle. On y voyait des rois amoureux de leur fille, des chats épris de princesses, des géants amateurs de petits garçons, etc. Rien d’étonnant s’il en est resté chez Costals une facilité à la confusion (1254).

Cette “ facilité à la confusion ” (le mot n’est pas innocent) trouvera d’ailleurs son point d’orgue à Gênes, dans une scène d’amour qu’un lapin en peluche, celui de Solange enfant, transforme en “ partouze ”[9] par la seule vertu d’une imagination débordante :

Souvent Costals le baisait au lieu de Solange, à moins qu’ils n’unissent leurs trois bouches : Costals, qui connaissait son génie, savait bien pourquoi il l’avait priée de s’adjoindre ce lapin. (D’autres fois, il lui arrivait de faire porter à ses amies, durant les caresses, des têtes de carnaval représentant des têtes d’animaux. Combien alors il les dépassait  ! bondissait hors des limites étroites de ce sexe  !) Il le mêla si fort à leurs jeux qu’un moment vint où le lapin envahit complètement son imagination, en chassant Solange. Sa volupté prit alors un caractère religieux, mais bientôt, n’étant plus maître du mythe qu’il avait déchaîné, et en proie à la part phrygienne de lui-même, il fut pris d’une sorte de terreur, et, les yeux dilatés, alla poser le lapin sur un fauteuil, où il le cacha sous son pyjama. Il rentra alors dans sa raison (1321).

Et ce n’est pas tout. Aux “ jeux ” amoureux succède, dans le jardin d’une trattoria, une scène où Costals se mue en dompteur de chats, avant de se métamorphoser lui-même en chat. Mais “ pour préparer le lecteur à [cette] scène ”, l’auteur s’impose une longue digression (près de trois pages) à la seule fin de montrer que “ de tout temps, il y avait eu entre Costals et les animaux des fluides obscurs ”. C’est ainsi que “ dans les rêveries de sa douzième année, il voyait un ours s’avancer vers lui ”, mais d’un sourire l’arrêtait, et “ ils devenaient copains ”[10]. Adulte, s’il “ lui arrivait de rencontrer, dans un bois désert, un chien errant de mine sinistre, jamais l’idée ne lui venait de ramasser à tout hasard une pierre ” (1322). Enfin et surtout, il avait du domptage une conception particulière : partisan du “ dressage par la douceur ”, il y voyait “ une œuvre de domination à base de courage, d’intelligence, de sympathie “pure” et d’émotion sexuelle ” (1323). Ce que redira, avec d’autres mots, l’auteur de La déesse Cypris quand il évoquera l’émoi que soulevait en lui l’intime compagnie de sa chienne collie : rappelant le “ numéro classique où le dompteur et le fauve […] simulent l’étreinte ”, il n’hésite pas à envisager “ un acte de possession plus dru et plus exhaustif ”, comme “ une sorte de sceau ” que l’homme mettrait à sa possession quand il trouve dans le fauve ce que lui-même trouvait, adolescent, auprès de sa chienne (E1584). Là où Le Démon du bien va peut-être plus loin dans l’audace, c’est quand l’auteur affirme que le pouvoir de Costals sur les bêtes s’étendait à l’occasion sur “ les êtres de jeunesse ” (1323).

Quoi qu’il en soit, on n’a pas oublié la raison d’être de cette parenthèse : permettre au lecteur de mieux comprendre la scène de la trattoria. Car les amants sont à peine attablés qu’“ une escouade de chats trottine vers eux ”. Il y en a quatre : “ le chat rose ”, qui s’attache résolument à Solange ; “ le chat jonquille ”, “ une crevette chatesque ”, “ un phénomène de maigreur et de virulence, tenant de la puce, de la crevette et de l’araignée ”, et qui se dresse “ sur les pattes de derrière, à la manière même des chèvres ” ; “ le chat bleu ”, qu’une pelure d’orange rebute et qui détourne la tête “ comme un bourgeois lorsqu’un pauvre se rapproche ” ; “ le chat mauve ” enfin, qui a “ l’air, à la fois, d’un phoque et d’un ourson ” et que Costals excite follement en lui prenant “ l’arrière-train dans la paume ” :

Érectile et vibratile, tendu à se rompre, dans un paroxysme nerveux vraiment impressionnant, égaré, plein de petits râles, avec des yeux de femme russe (vert clair, dilatés à la limite), il se tortilla, devint un chat-serpent, s’offrit de toutes parts, toute sa dignité à vau-l’eau (qui jamais n’avait été bien grande), “ entra ” et “ sortit ” comme un taureau “ facile ”, couvrit de poils les chevilles de Costals, témoignage irrécusable, délices d’un juge d’instruction, lui marcha sur les souliers, et lui rappela enfin de mille manières qu’il était grand temps de l’exorciser  (1328).

Des pages d’anthologie, que l’écrivain a empruntées à l’Histoire naturelle imaginaire qu’il avait publiée en 1933 aux Éditions du Trianon[11], mais qu’il a retravaillées et réorganisées pour bien mettre en lumière l’animalité de Costals, et on ne peut qu’admirer l’habileté avec laquelle il va passer de la métamorphose des petits félins en crevette, puce et autres à la métamorphose dudit Costals en chat :

Costals, lui aussi, était sérieusement touché par l’Esprit. Devant le chat mauve, comme devant un bouquet de fleurs, il aurait voulu danser, se prosterner, frapper de son front la terre, et finalement le manger : ce dernier mouvement étant celui qui pousse les croyants à manger leur dieu, les amants à baiser et à mordre l’être qu’ils aiment, qui est l’ébauche de l’acte de le manger (“ manger de caresses ”). Il se contenta de pousser des cris. Par mimétisme, son visage était devenu un visage de chat, il avait pris leur état enfantin, leurs yeux de folle innocence, et même il ronronnait, d’un ronron si pareil au vrai que Solange, penchée vers lui à l’écoute, en restait saisie. Bientôt – comme avec le lapin de peluche, – il dut briser là, sentant venir le moment où il ne lui resterait plus qu’à se taillader la chair et à croquer du verre pilé (1328-1329).

Ce n’est pas en vain, bien sûr, qu’on s’appelle Montherlant. L’ironie (la majuscule à “ Esprit ”, une conclusion en forme de boutade) a maintenu ou ramené tout le monde à la saine raison, mais enfin “ la part phrygienne ” de l’homme, avec les allusions à l’eucharistie et à l’omophagie, avec le rappel de la métaphore admise : “ manger de caresses ”, aura reçu tout son lot, comme pour nous ramener à ce qu’avait dit Roger Vailland à propos de Syncrétisme et alternance, que la manducation, à l’égal de la zoophilie, est “ une forme dérivée de la métamorphose ”. Vailland avait même plaisanté sur l’aptitude de l’auteur des Bestiaires à se métamorphoser pour de bon, doutant qu’il ait vraiment “ frappé le parquet de sa chambre avec des sabots de taureaux, et crevé des vitres avec ses cornes ”[12]. C’est un peu ce que vient de faire notre Costals-Protée dans Le Démon du bien, à ceci près qu’il a choisi, pour l’instant, de devenir chat plutôt que taureau. Mais d’autres métamorphoses l’attendent.

Costals, en effet, a suggéré un nouveau concours à Solange, parce qu’il estime qu’une “ belle ” est nécessaire après “ le dompter des chats ”, pour lequel il s’octroie “ la couronne ”, et “ le tournoi des images ”, où il s’est avoué vaincu. Elle lui propose de fixer le soleil ; il accepte : “ le soleil et lui (ou : “lui et le soleil”), des copains  ! ”, les astres et les bêtes étant pour lui ce qu’étaient pour Montherlant les “ dieux-animaux ” du Louvre. Mais il a beau tricher, il s’effondre, “ les yeux pleins de larmes, les paupières crispées, comme celles de l’aurochs quand Ursus [dans Quo vadis, le livre fétiche du jeune et du moins jeune Montherlant] lui rompt le col ”, alors que Solange, surnommée “ la chatoune ” depuis qu’elle a montré, avec le chat rose, qu’elle avait elle aussi sa part d’animalité (1329), fixe sans faiblir le disque solaire. Du coup son amant se dit prêt à l’épouser ; elle devient “ Celle-qui-fixe-le-Soleil ”, tandis qu’il échafaude toute une mythologie à l’égyptienne autour de leur hiérogamie :

Il la voyait sculptée dans le granit, assise, les mains sur ses genoux, avec une tête de chatte. Et lui, assis à son côté, les mains sur ses genoux, avec une tête de lion. Et ils mêlaient leurs queues. […] Hier, il s’agissait de n’avoir pas d’enfant. Maintenant tout était changé : ils auraient quatorze fils (1331).

Mais les miracles n’ont qu’un temps. La mésentente s’installe bientôt entre les deux amants, dont la nature métamorphique connaît un nouvel avatar à l’occasion d’une querelle où la peur et la haine les réduiront à l’état de fauves en cage :

Et elle, marchant de long en large, vive et belle d’émotion, elle avait l’air d’une panthère encagée ; mais lui, assis, replié sur lui-même, courbé en avant (ce qui donnait à son dos l’aspect d’une échine qui se hérisse), les yeux plissés, la bouche mauvaise, tout bandé par la méchanceté et la lâcheté, il évoquait irrésistiblement une hyène (1351).

On connaît la suite. Solange partie, Costals rentre dans son œuvre. Cloîtré dans sa garçonnière, il accède aux degrés qui feront de lui un créateur. Dépouillé de ses oripeaux humains, déchaussé, hirsute, il s’assit à sa table :

Et il se gonfla d’air, à bloc, comme le grand loup noir des Trois petits cochons. Et il avait peut-être l’air de ceci et de cela, mais sûrement il avait l’air d’une brute ; et il en était une (1365).

 
 

Henry de Montherlant,
sa mère et son chien.

C’est pourtant de la brute – “ la bête considérée dans ce qu’elle a de plus éloigné de l’homme ”, comme dit le Littré – que sortira la perfection, la phrase souveraine, “ sûre de son élan, de sa courbe et de son but, heureuse de sa longueur promise, avec les anneaux coruscants de ses qui et de ses que”, un être vivant qui respirait par sa ponctuation, “ déroula ses méandres, ses rugosités, ses mollesses et ses diaprures, avec une lenteur sacrée ” et “ se souleva pour l’image finale, comme un roi-serpent, lourd de loisir, quand il s’est fait à loisir couler dans tous les sens, quoique toujours selon une pensée unique, lève au-dessus des pierres et darde sa tête brillante ” (1365).

Alternant l’écriture et la chasse, “ plein de l’amusement créateur ”, heureux de sa quête autant que de ses prises, Costals réalise la fusion des deux extrêmes : la brute et le Démiurge[13], et Le Démon du bien, comme sortant de lui-même à cet instant précis, s’achève dans une parodie du livre sacré : “ Il écrivit neuf jours de suite, à raison de douze heures de travail par jour. […]. Et il écrivit douze jours, à raison de dix heures de travail par jour […]. Et il écrivit ensuite quatre jours, à raison de quatorze heures de travail par jour ”, etc. (1368). La métaphore n’est plus seulement dans le texte, c’est le texte qui est en soi métaphore, dans la mesure où le roman qui éclot s’identifie à celui qui s’achève : ce que Costals va raconter, Montherlant vient de le raconter.

Des quatre volumes des Jeunes Filles, Le Démon du bien est sans doute celui où le héros démontre le mieux son aptitude à “ frapper le parquet de sa chambre avec des sabots de taureaux ”, ou quelque chose d’équivalent. Mais quoi de plus logique  ? Toute la question étant pour lui : “ Vais-je me marier  ? ”, c’est quand le destin lui offre une proie dont “ l’animalité la rapprochait beaucoup de lui ” (1329) qu’il est le plus fatalement amené à faire la preuve de sa propre animalité. Cela posé, c’est la série entière des Jeunes Filles qui est peuplée d’animaux. Certains sont là pour eux-mêmes ; d’autres, comme autant de références. Images de l’homme ou reflets du monde, ils nous font alors passer de l’état premier des êtres et des choses au registre “ animal ” de l’univers, sans qu’on puisse d’ailleurs dire à chaque fois si ce glissement est le fait du héros ou de l’auteur, Costals n’étant pas le seul à “ penser presque toujours par comparaisons ”. Mais si, comme on l’a parfois soutenu, la métaphore n’est rien d’autre qu’une “ petite métamorphose ”[14], c’est tout le bestiaire des Jeunes Filles qui autorise la confusion des règnes et conduit à cette “ communion cosmique ” dont parlait Roger Vailland.

Est-il plus d’animaux dans ce grand roman que dans Pasiphaé, par exemple, ou… Les Bestiaires ? On ne tranchera pas sur de simples impressions, mais c’est un fait que la ménagerie des Jeunes Filles est une arche de Noé où cohabitent toutes les espèces, de la puce de mer (1070) à l’éléphant (1263), en passant par l’oiseau caracara (1041), le fourmilier tamanoir (1121), la macreuse (1231), l’empuse (1345) et tant d’autres, sans oublier le lapin en peluche ni le fabuleux Hippogriffe. En dresser l’inventaire complet serait sans doute fastidieux ; on va donc se limiter aux espèces les plus communes, à commencer par le chat et le chien, qui occupent dans Les Jeunes Filles, comme dans le reste de l’œuvre d’ailleurs, une place de choix.

*

Le chat est omniprésent, mais qui s’en étonnera après avoir lu la scène de la trattoria, où Costals, qui a pris “ un visage de chat ”, ronronne d’une façon telle que Solange en reste saisie  ? C’est aussi sous les traits d’un chat, mais d’un chat “ en colère ” que le voit Andrée Hacquebaut, l’autre grande figure féminine des Jeunes Filles, quand elle évoque son “ visage crispé par l’impatience ” (996), et après une coucherie jugée “ terne ” avec Solange, ce sont les mêmes “ traits crispés ” et des “ yeux plissés de matou furieux ” (1300) que lui renvoie le miroir. Lui-même d’ailleurs, pour mettre la jeune fille en garde, se définit comme “ le père chat, bon diable, mais qui vous écharpe le visage s’il sent que vous le retenez de force dans vos bras ” (1307).

A-t-il pour quelqu’un de l’affection, l’image qui lui vient tout de suite à l’esprit est celle du chat. On sait comment Solange était devenue “ la chatoune ”, d’où “ l’étrange regard (jaloux  ?) qu’elle lui jetait, tandis qu’il tenait longuement dans une de ses mains les deux petites mains chaudes du chat jonquille ”[15](1329), mais c’est tout justement le côté “ chatte ” de la jeune fille qui l’avait d’emblée séduit :

Combien chatte quand elle me regarde mettre la dédicace sur un livre que je lui avais apporté, comme si elle s’attendait à voir sortir de mon écriture un petit oiseau […]. Tout à fait la chatte qui, postée sur votre bureau, vous regarde écrire. Et chatte encore, quand nous étions assis l’un près de l’autre, et que je sentais son corps appuyé légèrement contre le mien, comme un ruisseau appuyé contre sa rive (1031-1032)[16].

Les préliminaires amoureux, au Bois, ont confirmé ces impressions :

Il sentit ses ongles pointus racler contre son veston, comme d’une chatte qu’il tiendrait dans ses bras, qu’il croirait heureuse, mais elle, impatiente, au contraire, d’un instant à l’autre elle va griffer et s’échapper (1054).

Le naturel de Solange – le genre réservé, même si on la verra bientôt relancer Costals en poussant vers lui “ des cris comme un chat enfermé dans une cave ” (1215) –, son naturel l’apparente au félin domestique[17]. Il y a d’ailleurs chez les Dandillot deux chattes, dont les postures excitent l’imagination de leur maîtresse : “ … quand elles font leur toilette intime, elles ont l’air de jouer du violoncelle ” (1122), mais qui n’ont pas de nom (elles ne sont que “ la Noire ” et “ la Grise ”[18]) et “ viennent quand elles veulent ”. Un mot “ sublime ” aux yeux de Costals[19], dont la “ petite enfance ” avait été pleine de chats (1125) et qui a encore un chaton, d’une autre espèce, il est vrai, et tenu bien à l’écart, puisqu’il s’agit en l’occurrence de son bâtard Brunet, qu’il appelle parfois “ Mon petit chat ” (1219) et qu’on nous décrit comme tel : l’enfant a les dents “ menues et régulières comme les incisives des chats ” et quand il tend les bras c’est avec le geste de la chatte “ qui étire les deux pattes de devant ” (994).

Mais le chat, pour Costals, est aussi le chasseur impénitent, de chattes d’abord, de souris ensuite, ce qui revient souvent au même par le jeu des métaphores. Ainsi dans la scène tragi-comique du “ columbarium ”, la garçonnière où il est inopinément amené à recevoir une Andrée en mal d’amour en même temps que Solange, c’est tout le jeu du chat et de la souris qui lui vient à l’esprit dès l’arrivée d’Andrée. Il lui prétend qu’“ aux saisons ” il enferme là sa chatte “ avec quelque matou ”, mais sans résultat, et qu’il songe dès lors à y mettre plutôt une souris (1139), le jeu se poursuivant ainsi jusqu’à ce que le bourreau lui-même – Costals, et non le matou – se lasse de sa cruauté (1147).

Cela dit, notre héros chasse aussi avec l’intention de prendre, de sorte que le jour où son “ démon du bien ” (épouser Solange) le travaille à l’excès et qu’il repère “ un joli visage ” dans la rue, il explose : “ Abandonner la chasse aux minoutes  ! Oh non, c’est trop affreux  ! ” (1277) ; et si le désir de Solange lui revient et qu’il se sente ridicule à tourner “ autour d’elle comme un épervier au-dessus d’une poule ”, il s’absout en se disant qu’il ne l’est “ pas plus qu’un chien ou un chat qui désire ” (1359).

Associé au désir, le chat le sera tout autant aux prémices du mariage, à la rupture et à la mise à mort.

Quand Mme Dandillot, qui vient d’arracher à Costals les mots inespérés : “ Eh bien, c’est entendu, j’épouse votre fille ”, se dépêche de rentrer chez elle, l’image qui s’impose est celle du chat prédateur :

Comme un chat qui emporte un oiseau dans sa gueule, elle ne désirait que jouir de sa proie à l’écart, au fond de la tanière familiale (1389).

Quand le fiancé malgré lui, que l’obligation de “ regonfler ” sans cesse la jeune femme – “ Elle se rappelle imperceptiblement à moi, comme fait une chatte pour qu’on la caresse, ou un chien pour qu’on joue avec lui ” (1342) – avait longtemps éloigné des fiançailles, est désormais obligé de jouer au futur marié, c’est l’image du chat capricieux, fantasque, qui vient naturellement à l’esprit :

Quoi qu’ils fussent en train de faire, et quelle qu’en fût l’importance, il fallait tout planter là pour aller prendre le thé, comme ces chats qui s’arrêtent pile au plus fort d’une galopade en apparence pleine de détermination, pour se lécher le derrière ” (1408).

Les images de la rupture seront celles du félin qu’il est nécessaire de consoler ou judicieux d'imiter :

Il s’agenouilla près d’elle et baisa ses mains glacées […] : la chatte à qui on vient d’enlever ses petits, et dont on gratte le cou pour qu’elle ronronne (1420) ;

…et toujours quand il disait : “ Ma petite chérie… ” elle répondait ce seul mot : “ Oui… ” Ainsi un chat à qui vous parlez répond à chacune de vos phrases par un court et unique petit miaulement (1421) ;

Voyons, soyez un peu intelligente, comme un petit chat qui pousse avec sa patte une porte entrebâillée, pour sortir : sachez sortir (1424).

Reste la difficile mise à mort, quand on veut “ faire réaliser à une femme […] que tout ce qu’on attend d’elle est qu’elle fasse place nette ” :

Vouloir noyer doucement une femme, c’est comme vouloir noyer un chat : on rencontre une terrible vitalité. C’est pourquoi il n’y a de liaisons vraiment agréables que celles où l’on est plaqué (1514).

Bref, le chat dans Les Jeunes Filles n’est pas que l’animal de compagnie ou le félin des rues. Il y a bien sûr le chat qui fait sa toilette “ assis au milieu de la chaussée ” au “ moment suprême de la nuit ” (1096) ou celui qui traverse l’avenue Henri-Martin “ la queue droite comme un cierge ” (1258), et dont l’unique mission est d’animer le décor. Mais qu’on prenne les chats de Costals, ceux de sa “ petite enfance ” et singulièrement ce vieux chat malade à qui sa mère donna une boulette, tout en se disant (ainsi fait l’homme condamné à l’instant de prendre le véronal) qu’ “ il aurait pu avoir encore quelques bonnes heures ” (1204), ou la Noire et la Grise chez les Dandillot, qui “ jouent du violoncelle ”, éternuent, bâillent, mais donnent aussi l’image, quand elles dorment “ dans les pattes l’une de l’autre ”, de ce qu’est “ la tendresse maternelle ” à son sommet (1464)[20], ou le chat fou qui “ grimpe d’un élan au haut de l’arbre ” et pleure parce qu’il ne peut plus redescendre, comme Costals quand il a cédé à “ l’horrible tentation du bien ” (1352), tous ces petits félins nous conduisent à l’homme. Quand ils ne sont pas là pour lui donner l’exemple : Costals tirant la leçon du proverbe égyptien : “ Cache ta vie comme le chat cache sa crotte ” pour rappeler à un ami combien il aime le secret (1195). Et peu importe – combien de fois ne l’a-t-on vu avec Andrée ou Solange ou Mme Dandillot ou Costals lui-même  ? – l’ordre dans lequel s’envisagent les choses : qu’on aille de l’animal vers le bipède par excellence ou du bipède vers l’animal, cela ne change rien au fond.

Sans doute le chat, comme pourra l’être le chien ou tout autre animal, n’est-il parfois qu’un ornement littéraire, et dans ce sens le petit garçon boucher “ qui se laissait glisser en contrebas dans une minuscule porte de service, comme un chat dans une chatière ” (975) rejoint ses congénères du Bois qui font “ rouler le triporteur sur deux roues, par gloire, comme un chien, quand il vous aperçoit, fait pipi pour vous émerveiller ” (1512). Idem quand Costals peine sur les lettres qu’il se croit obligé d’envoyer à Solange, “ y disant n’importe quoi […] ; les lâchant et les reprenant, comme le chat le souriceau ” (1449). C’est toujours, chez celui qui tient la plume, le même appétit de la comparaison, jamais tout à fait gratuite sans doute (les chats de la trattoria comparés à d’autres animaux n’en sont que mieux croqués), mais quand même plus ludique à de certains moments.

Car enfin on conviendra facilement que les choses ont un autre poids quand la comparaison du chat courant après la souris s’applique à l’écrivain hanté par la lèpre qui “ revient à l’œuvre, comme le chat à la souris, pour l’asticoter encore un peu ” et “ rature, surcharge, consacre trois minutes de sa vie brève à chercher le “mot précis” ”, que lorsqu’elle s’applique à l’homme rédigeant une lettre de circonstance (1492), ou quand le désarroi de la gent féminine est malicieusement comparé à celui du chat qui, s’étant “ introduit une arête dans les gencives, après s’être mis la gueule en sang pour l’extraire, vient à vous pour que vous la retiriez ” (1539), ou quand, dans une sorte d’inversion des valeurs, le chat bleu de la trattoria détourne la tête “ comme un bourgeois lorsqu’un pauvre se rapproche ” (1326). La question primordiale n’est décidément pas de savoir s’il faut lire la comparaison de gauche à droite ou de droite à gauche, ni même si l’on est dans la simple comparaison ou dans la métaphore ; elle est dans le poids d’humanité de la comparaison.

*

Aimant les chats, Costals, qui sur ce point ressemble à son créateur, n’aime pas moins les chiens. Des chiens qu’on a vus associés aux chats dans l’une ou l’autre comparaison et qui rejoignent pour de vrai leurs prétendus ennemis héréditaires dans l’un des mots les plus poignants des Jeunes Filles, d’ailleurs mis dans la bouche d’Andrée, la femme repoussée :

Malheur aux femmes sans foyer, qui doivent poursuivre les maris des autres, ou les enfants des autres, pour leur besoin d’aimer  ! Ou les chiens errants ou les chats des voisins. Le chat de notre voisine, quand je le dévore de baisers, il me regarde avec surprise et il a l’air de comprendre (1392).

Mais pour en revenir à Costals, on sait déjà comment il opérait avec les spécimens de mauvaise mine : faire confiance à la bête, même s’il savait “ qu’il était en pleine absurdité ” (1323). Ailleurs, on le surprend à échanger “ un coup d’œil extrêmement coquin ” avec le cabot d’une “ petite dame mûre à prétentions ” (1347). Là où vit son fils, il y a un fox, “ la seule personne de la maison qui eût une haute tenue morale ” (994), lui-même avait eu jadis un berger allemand dont il partageait les jeux : parfois, “ posant comme donnée que le chien était un lion, et poussant à sa place des rugissements, il le domptait ” (1348), et souvent il se réfère, pour définir sa propre personne ou Montherlant pour la définir, à la gent canine.

S’il croise une jeune fille à Paris, il “ hume l’odeur de son sillage, comme font les chiens au nez palpitant ” (960), et quand il débarque en Afrique, qu’il est “ envoûté ” par l’odeur d’une Rhadidja, on nous assure qu’il “ aurait voulu mordre au plus dru de cette odeur, comme un chien ivre au plus dru de la racine d’un jet d’eau ” (1435). Alternant avec Andrée la “ gravité ” et la “ rigolade ”, il se sent “ pareil à un chien canaille qui fait des sauts autour d’une brebis, avec un goût merveilleux pour l’asticoter ” (981)[21]. Se retenant dans les ébats amoureux avec Solange, il est “ comme un chien, qui par jeu mordille son copain, délicieusement se surveille et prend garde de n’aller pas trop loin ” (1096), et quand il jubile à l’instant de la posséder enfin, “ on eût dit qu’allaient lui échapper de ces petits jappements étranglés qu’ont les chiens délirants de joie au retour de leur bon ou mauvais maître ” (1155). Son désir même, quand son corps “ se tend ” vers la femme, est pareil au “ chien qui tend le cou pour qu’on lui donne à boire ” (1217). À la moindre contrainte, il aura “ une mine de chien qu’on fouette ” (1263), mais quand il sort “ rénové ” de ses longues chasses, où il va “ la tête projetée en avant comme un serpent, pour flairer de loin la proie et le péril, et l’encolure un peu lourde, comme le buffle ”, c’est “ avec la joie du chienchien qui vient de poser culotte, et aussitôt court en rond comme un fou ” (1509)[22].

Sans oublier l’homme qui se dit “ las d’être aimé si mal, toujours stérilement et à côté, et triste et reprocheur comme un chien à qui son maître offre avec une insistance stupide un morceau de viande dont il ne veut pas, alors qu’il y a sur la table certaine crème à la vanille qui lui donnerait la parole, de joie ” (1335).

Sans oublier non plus l’homme soudain diminué parce qu’il se croit condamné et qui “ va vers celle qui lui a fait tant de mal, comme le chien que son maître frappe se réfugie en rampant aux pieds de ce maître ” (1491).

En face du mâle, les jeunes filles, que Costals, d’un “ mot assez pénible ”, compare à “ des chiens abandonnés ” : “ Vous ne pouvez, dit-il à Andrée, les regarder avec un peu de bienveillance sans qu’ils croient que vous les appelez, que vous allez les recueillir, et sans qu’ils vous mettent en frétillant les pattes sur le pantalon ” (979). Mais c’est Solange qui fera d’abord les frais de cette théorie, et son itinéraire amoureux sera balisé de comparaisons canines, tendres ou féroces, à peu près autant que de comparaisons félines,

Incapable de trouver le sommeil après le premier baiser, elle roule dans son lit “à droite, puis à gauche, comme le cadavre d’un chien que fait rouler le ressac ” (1045). Dans le plaisir, elle tire “ sa langue comme un chien, pour la donner ” (1321). Inquiète, elle s’use les dents sur un noyau de pêche, “ comme un chien qui s’exaspère de la gueule sur une boule de croquet ” (1110). Dans ses tentatives pour l’amadouer, elle rappelle à Costals le chien qui “ tend la patte pour se faire pardonner ” (1114)[23], et s’il se rapproche d’elle l’ayant un peu négligée, il voit “ sa physionomie se transfigurer : un jardin desséché, dans lequel on ouvre des conduites d’eau, – ou le chien qui pleurait parce qu’on le laissait trop longtemps seul ” (1342)[24]. Rabrouée, elle regarde son amant “ comme une chienne regarde sa brute de maître qui vient de la frapper sans raison ” (1101). Répudiée, la voilà “ pleine de douceur, comme un chien qui va mourir et agite la queue pour un suprême adieu ” (1421). De quoi préparer l’ultime comparaison de la dernière métamorphose, lorsque Costals voit “ se faire sous ses yeux cette chose monstrueuse [on n’est pas loin du mot de Vailland sur le caractère “ effrayant ”, “ répugnant ”, d’une métamorphose], pareille aux opérations de la nature quand nous les montre le ralenti cinématographique (la chenille qui devient papillon, etc.) : Solange se métamorphosait en Andrée Hacquebaut. […] La même frénésie de vous “faire les pattes” sur le bas du pantalon, pour avoir le susucre ” (1517).

Restent les chiens en tant que tels, ceux qui sont croqués sur le vif comme l’ont été les chats de la trattoria. Ce griffon, par exemple, assis auprès du chauffeur dans une limousine et qui regarde Andrée “ avec une insistance humaine ” (969), ou ce lévrier blanc, symbole de pureté, dans une “ hostellerie à chiqué ” (1061), ou le malheureux cocker que les riches “ baladent chaque jour au Bois, non qu’il en ait envie, mais parce qu’il coûte deux mille francs ” (1512), ou les cabots “ soucieux ” dans la campagne génoise, qui “ allaient vivement à des buts précis, des rendez-vous importants ” (1347), ou le chien qui “ croquait la neige durcie ” dans les montagnes de l’Atlas (1472), ou cet autre, qu’on ne voyait pas mais dont la course se devinait “ au bruit des pierres qu’elle faisait dévaler ” (1476).

*

L’action des Jeunes Filles se situant pour l’essentiel entre 1926 et 1928, quand il y avait pas mal de chevaux encore dans la vie quotidienne, on pouvait s’attendre à en rencontrer quelques spécimens en chair et en os. Or, il n’en est rien. Il y est question, à un moment donné, de Costals faisant du manège gamin, et confondant bravement sa gauche et sa droite (1479), mais là s’arrêtent ses exploits de cavalier ; c’est même à dos de mulet qu’il parcourt l’Atlas (1473). Mis à part les “ petits chevaux luisants, bien cirés, jouant des fesses de la façon la plus inconvenante ” dans les allées cavalières du Bois (1513), le cheval dans Les Jeunes Filles, peut-être parce qu’elles furent écrites quand l’automobile s’était imposée, n’existe que dans la comparaison, où l’auteur en fait à son gré une jeune bête ou une vieille carne, un étalon ou une jument, à la seule fin de mieux décrire son personnage et le monde qui l’entoure. Mais enfin, le spécimen auquel on pense de prime abord est sans doute la mère Dandillot :

Mme Dandillot évoquait, par la taille, un cheval, et par l’habitus, un gendarme ; mettons, pour tout concilier, qu’elle évoquait un cheval de gendarme. Elle avait une tête de plus que son mari et que Costals (1169).

L’image est désormais attachée au personnage, bientôt comparé à “ un vieux cheval qui remue sa lippe ” (1291), avant de virer à la pure métaphore : “ Appeler “ma mère” cette inconnue sotte, souvent vulgaire, ce Polichinelle, ce cheval de gendarme  ? ”, se lamente Costals un jour qu’il déjeune chez les Dandillot (1415) et que tout est fait, “ côté mangeoire ”, pour le séduire, “ le cheval de gendarme caracolant à souhait ” (1417).

Cela dit, on sait combien Montherlant aime à montrer l’autre face de ses personnages, l’autre face des gens. Le dernier coup de griffe sera donc assorti d’une caresse. Quand Mme Dandillot, elle-même ravagée par le chagrin qui ravage sa fille, enfouit dans le drap que Solange a marqué de sa moiteur, son visage “ où les poches sous les yeux avaient dévalé, comme les poches sous les yeux des cacatoès ”, elle a beau être “ Nénette ”, épouse ou veuve de “ Rintintin ”[25], elle a beau être “ le cheval de gendarme ”, elle atteint aussi “ en cette minute à ce qu’il y avait de vraiment fort en elle, et à ce qu’il y avait de valable ” (1463).

Mais “ Nénette ” mise à part, la femme, pour Costals, est d’abord la jument. C’est la première image qui lui était venue à l’esprit pour définir Solange : “ patiente comme une jument ”, et si la mère fait devant lui l’éloge de la fille, c’est tout naturellement qu’il évoque le “ maquignon faisant l’article pour sa pouliche ” (1267). Trait de galanterie, le jour où il “ connut ” la jeune fille, comme elle dut d’abord “ aller aux W.-C. ”, lui “ se souvint de cette jument arabe qu’il avait eue, si fière et si délicate qu’elle n’urinait ni ne brenait jamais quand il était sur son dos ” (1298). Ce qui ne l’empêchera nullement, lors du “ tournoi des images ”, de faire “ un laïus poétique sur les barques aux flancs de femme, qui sont sous vous comme des montures, comme des juments qui sautent l’obstacle, quand la vague les soulève ” (1330). Mais le plus roide est probablement dans ce mot du cavalier bédouin s’adressant à sa jument : “ Je te tiens au pas sans pitié, connaissant ta souffrance ”,  qui fera l’épigraphe du dernier chapitre des Lépreuses(1513).

Dans la mesure où la femme est la jument, l’homme sera l’étalon. À Andrée, l’avisé Costals conseille, si elle veut se marier “ convenablement ”, de “ faire défiler devant [elle] des messieurs convenables, à tire-larigot, comme on fait défiler devant soi des étalons au tattersall ” (955)[26], et pour dénoncer l’obligation où se trouve l’homme de “ béer ” devant la femme, il reprend une image : “ Ainsi le fermier, et sa fille, et le petit gars, bâton au poing, tapent à tour de bras sur l’étalon pour le faire aller à la jument ” (1542), qui déjà s’était imposée à lui – sous une forme plus exotique, il est vrai – un jour qu’il avait dû se contraindre avec Solange, tout en se demandant “ jusqu’à quel point son corps se prêterait à cette comédie ” :

Un jour, comme un bête butée, il refuserait, purement et simplement. Le chameau reste un quart d’heure sur la chamelle, pensant à autre chose. Le chamelier lui donne un grand coup de matraque. Le chameau pousse un coup en faisant un grognement, puis retourne à sa contemplation. Nouveau coup de matraque. Nouvel élan d’amour. Et nouvelle contemplation. Semblable à chameau distrait, Costals… (1412)[27].

Le cheval n’est pas que la jument ou l’étalon, c’est aussi – tel qu’on l’a reconnu déjà sous les traits du “ cheval de gendarme ” – le cheval dans ses autres états. L’allégresse de Costals quand il est au terme d’une corvée : écourter une soirée avec Andrée (962), terminer une lettre à Solange (1468), est celle du “ cheval qui sent l’écurie ” ; sa tristesse quand la seule présence de sa fiancée lui interdit de chercher ailleurs son plaisir est celle du “ cheval qui sent que ses copains sont au pâturage, tandis que lui le mors lui meurtrit les babines ” (1339) ; sa mémoire quand il reconnaîtra les lieux de ses amours anciennes sera celle du cheval faisant un écart “ au carrefour où il a vu une fois une vipère ” (1513) ; les narines de sa maîtresse marocaine, quand la volupté l’envahit, “ s’écarquillent comme les naseaux d’un cheval de manège ” (1443)[28], et la gesticulation qui traduit son désarroi à la mort de M. Dandillot est celle des chevaux dans l’agonie : “ Au lit, incapable de dormir, il faisait aller sa jambe sur le drap, d’un mouvement incessant, comme font sur le sol les chevaux qui meurent. ” (1213).

Enfin le cheval est l’animal associé à l’eau, que ce soit dans le port de Gênes : “ les barques aux flancs de femme ” sont “ comme des juments qui sautent l’obstacle, quand la vague les soulève ” (1330) et la vague se soulève “ comme un cheval qui encense montre à son cavalier son front taché de blanc ” (1332), ou bien dans l’Atlas, où les cascades “ ont l’air de la queue d’un cheval arabe déployée ” (1476), ou bien sur une mer agitée au retour du Maroc quand “ le paquebot frissonne comme un cheval qui fait frissonner sa peau ” (1488)[29].

*

Les bovidés sont comme les chevaux : des doubles ou des calques de l’espèce humaine.

Il n’y a que peu de taureaux, Costals n’ayant pas de passé tauromachique, mais on trouve quand même quelques allusions à la corrida. Dans la scène du columbarium notamment, quand Costals, craignant un geste vengeur d’Andrée, se rapproche d’elle “ comme les toreros modernes se collent au flanc du taureau, afin d’être “à l’intérieur” du coup de corne ” (1153) ; puis dans l’épisode de la trattoria, avec le chat mauve qui “ “entra” et “sortit” comme un taureau “facile” ” ; et dans cette image de Solange, que le dépit, après Gênes, a rendue “ un peu sournoise ” : “ le taureau de combat est dangereux surtout à la fin de la course, lorsqu’il a été blessé ” (1377) ; et dans “ la chasse au bonheur ”, cette traque sur les boulevards où le chasseur connaît toutes les anxiétés, y compris celle de la “ cogida possible ”, “ l’acte du taureau blessant le torero ” (1510).

Sans oublier, hors l’arène, la foule inquiète des hommes qui, dans la salle d’attente du Centre de Réforme, “ vont et viennent, se faufilent, comme font les taureaux dans le troupeau quand ils sentent l’approche de l’homme ” (957).

Sans oublier non plus, hors le champ humain, cette comparaison, digne d’Homère, née des étoiles dans le ciel de Gênes :

… les étoiles couchées, semblables à des taureaux dans une prairie ; quelques-unes étaient à l’écart : ainsi un taureau à l’écart du troupeau, attendant qu’un jeune passant quitte la route pour l’attaquer (1332).

S’il n’y a guère de taureaux dans Les Jeunes Filles, il y a davantage de vaches, de bœufs et de buffles.

Le bœuf et le buffle symbolisent M. Pierre Costals quand il est au mieux de sa forme : “ un buffle de santé ” (1502), ou qu’il est en pleine création : “ buffle ” ou “ demi-buffle ” selon qu’il travaille ou non toute la journée (1314), ou qu’il s’accorde un répit : “ Et le soir du sixième jour, il souffla, comme un bœuf ” (1368), ou quand il chasse, buffle à “ l’encolure un peu lourde ” tel qu’on l’a vu plus haut (1509), ou quand, promis au mariage, il réalise la parole du Livre : “ Et il alla derrière elle, comme un bœuf va à l’abattoir. Prov., 7, 22. ” (1404).

Même s’il arrive à Costals de se demander s’il n’en est pas une (1037), la vache sera plutôt le totem de la femme, et le narrateur n’y est pas allé de main morte, qui nous donne à choisir entre “ ces vaches féminines, faiseuses, tranchantes, et nulles, qu’étaient les brillantes compagnes de tant d’hommes en vue de la société parisienne ” (1119), “ la rumination vaccine ” de celles qui se sentent ou se croient moins aimées (1314), ou la mère de famille incarnant, dans “ un restaurant vulgaire ”, l’hystérie maternelle et “ peut-être vêlant sous la table, comme ça, rien qu’à écarter les jambes ” (1296), un sommet assurément, mais un sommet dans l’art d’écrire, car il ne s’agit que de traduire l’état dans lequel se trouve Costals : le bonhomme, “ par une intuition fulgurante ” que l’auteur est le premier à railler, s’est par avance reconnu dans “ le Gendre avec un grand G ” qu’il a repéré à une tablée voisine de celle qu’il occupe avec Solange. Et dans le genre galant, on se gardera d’oublier, tirée du carnet de Costals, cette parenthèse assassine où il entend montrer dans le concret le désir qu’a, selon lui, toute femme de ressembler à l’homme : “ (Les vaches se chevauchant entre elles, bien qu’elles n’en éprouvent nul plaisir, par une imitation stupide du mâle.) ” (1541).

Une mention spéciale enfin pour cette comparaison cosmique, du même ordre que celle des étoiles comparées à des taureaux dans une prairie : “ La lune était apparue, flanquée de Vénus toute petite (ainsi le bœuf, flanqué de son oiseau pique-bœuf) ” (1476).

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Les Jeunes Filles ne sont pas seulement le lieu de toutes les vacheries, c’est aussi une grande volière, où les oiseaux sont d’abord de vrais oiseaux, animant un décor, avant d’être un bel objet littéraire ou l’occasion d’une sentence. À moins qu’ils ne remplissent toutes les fonctions à la fois, comme dans cette scène au Bois où ils donnent aux humains une leçon de “ savoir-vivre ” :

On entendait le bruit des oiseaux qui changeaient de branche, et leurs ombres, en passant, rayaient les troncs des arbres. Au-dessus d’un monde sans lois, ils volaient pour tuer le temps (1051-1052).

Et il en sera de même dans cette autre scène (au Bois de nouveau) où les oiseaux “ chantent encore pour eux seuls ”, rappelant à l’écrivain qui chemine par là, “ son manuscrit, son stylo à la main ”, qu’il ne doit lui aussi donner son chant que pour lui seul (1512). On pense aussi à la scène du columbarium, où les pattes des oiseaux font entendre sur la verrière leur “ petit cliquetis ”, une musique de fond dont Costals est le seul à prendre conscience, comme il est le seul à entendre le “ treillis ” de leurs chants lorsqu’Andrée quitte les lieux (1152-1153). Mais la plus belle volière des Jeunes Filles est peut-être celle des jardins de Bagatelle, autant dire un paradis, où la gent ailée, de concert avec les grenouilles et les poissons, donne au romancier l’occasion de railler le littérateur en mal de comparaisons et l’homme en général :

Il y avait par terre des écorces de bambou (du moins je les nomme telles), blanches, lisses, polies, faites expressément pour qu’on y inscrive des pensées profondes. Il y avait un oiseau… (eh bien, mon petit oiseau, fournis-moi donc une comparaison littéraire  ! Ah oui…) un oiseau, au centre d’un arbre rond, comme le feu au centre d’une lanterne vénitienne. Il y avait un feuillage frappé de soleil, un soleil de feuillage, et on vit un homme l’emporter dans ses bras. Il y avait des corbeaux, importants, acariâtres, qui avaient quelque chose de l’homme. Il y avait un moineau qui se gargarisait sur le rebord du bassin, et d’autres moineaux, couchés dans la poussière comme des bœufs. Il y avait un goéland qui écoutait son cri (mais était-ce bien un goéland  ?). Il y avait de petites grenouilles, qui par la forme de leurs corps faisaient penser à des athlètes français sélectionnés pour les Jeux Olympiques. Les feuilles mortes couvrant la surface du bassin, là-dessous les poissons ne devaient plus voir clair, les pauvres. On leur avait construit un faux rocher surplombant, pour qu’ils s’abritent dessous quand il pleut (1240).

 
 

Henry de Montherlant.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce superbe morceau. On pourrait y relever, comme avec les chats de la trattoria, les comparaisons qui renvoient à la bête humaine : les corbeaux prétentieux, le moineau qui se gargarise, les grenouilles au corps d’athlète[30], voire le goéland quand il s’écoute crier ; ou alors s’amuser de la touche surréaliste : l’homme qui emporte le soleil de feuillage et les poissons qui s’abritent de la pluie, mais c’est l’oiseau de feu dans la lanterne vénitienne qui retient d’abord l’attention.

Car s’il était déjà, cet oiseau rare, dans Square bourgeois en 1931[31], l’appel à l’aide du romancier : “ eh bien, mon petit oiseau… ”, est propre au Démon du bien, et ce trait d’humour en rappelle un autre, du premier volume de la série des Jeunes Filles,  quand Costals s’émerveille d’une comparaison qu’il vient d’inventer : “ Je suis attendri par ses petits pas de mule, quand elle marche à côté de moi. Moi, qui marche comme une montagne, et elle, comme un arbrisseau (ça, au moins, ce sont des comparaisons qui tiennent). ” (1023), ou cet autre aparté du sieur Costals : “ Je me méfie des métaphores à prétentions philosophiques. Que les métaphores restent des métaphores, et ne cherchent pas à passer pour des raisons. ” (1333). Dans les trois circonstances, c’est bien l’écrivain qui, se regardant écrire, en rabat de ses prétentions, mais n’est-ce pas un artifice du même ordre qu’il a mis en place quand il s’est demandé, ou a feint de se demander, si son goéland en était un  ?

Le Bois, Bagatelle, c’est la métropole. L’Atlas, où se déroule en partie l’action des Lépreuses, aura lui aussi ses oiseaux : les “ grands faucons blancs qui glissaient et viraient avec des grâces d’almée ” (1472), ou les corbeaux qui “ tournoyaient au-dessus des forêts endormies en poussant des cris de matou ” et dont les “ soyeux ” battements d’ailes “ faisaient une sorte de sifflement rythmé, très semblable au bruit d’un chien qui halète ” (1473), ou l’oiseau “ insomnieux ”, qui à l’approche du bled fait au voyageur “ un cri de connivence ” (1476).

À mettre à part, les hirondelles, qui seront pour M. Dandillot – lequel va bientôt mourir, et le sait, et s’en ouvre à Costals – comme les pleureuses d’un chœur antique.

Parodos, entre deux répliques, pour camper le décor sonore de l’entrevue : “ En gerbe dense, les cris des hirondelles venaient des arbres de l’avenue ” (1204). Premier stasimon, sur une réflexion, mi-agacée mi-désabusée, du malade : “ Ces hirondelles, le raffut qu’elles font  ! Les hirondelles, le soleil, tout ce qui est bon m’accable ” (1208). Second stasimon, au beau milieu d’un couplet philosophique : “ Oh  ! ces hirondelles  ! Pourquoi ces hirondelles en juillet  ? C’est en septembre qu’elles se rassemblent avant de partir. Mais tout est détraqué, n’est-ce pas  ? ” (1211)[32]. Exodos, quand Costals prend congé de Dandillot, qu’il ne reverra plus : “ Au-dessus de lui, les hirondelles criaillaient éperdument ” (1212).

Il s’agit donc bien d’une présence ailée qui ne se manifeste que par des cris, un peu comme dans la scène du columbarium où le “ cliquetis ” des pattes de moineaux sur la verrière coïncidait avec l’arrivée d’Andrée et les pépiements avec son départ, sauf que les pépiements soulignaient l’heureuse issue d’un rendez-vous dont Costals se serait volontiers passé, tandis qu’ici les criaillements des hirondelles ont tout du chant funèbre. Comment ne pas penser, pour peu qu’on sorte des Jeunes Filles, à ces chiens dont les aboiements, “ les aboiements de l’hallali ”, troubleront les derniers moments du Cardinal d’Espagne  ?[33]

Les oiseaux qu’on a jusqu’ici évoqués, qu’ils aient ou non appelé la comparaison, sont des oiseaux bien réels, mais la volière métaphorique des Jeunes Filles n’est pas moins peuplée, qui définit plus souvent la femme que l’homme et parfois dégénère en poulailler. On nous dit bien que Costals, sous le coup de l’émotion, sentait que “ quelque chose lui bougeait dans le cœur, comme un oiseau dans un nid ” (1043), ou que, sous l’effet de la pitié, “ toute sa vie s’ouvrit, comme un plumage de paon ” en son for intérieur (1159), mais ce ne sont là que des ornements de l’écriture. Touchant les femmes, il en ira tout autrement.

La métaphore attendue est bien sûr au rendez-vous : que de “ grues ” parmi les femmes, soit pour de bon (1245, 1426), soit en puissance (1400, 1410), ou alors traitées comme telles (1116, 1243), ou craignant de l’être (985). Elles sont aussi, par leur “ irréalisme ”, des “ autruches ”, admis le fait que les hommes le sont un peu moins :

L’autruche et la femme mettent la tête sous l’aile, et croient qu’on ne les voit plus. L’homme, lui aussi, met la tête sous l’aile, mais sait qu’on le voit (1538).

Mariée, la femme devient une “ dinde ”, à côté d’un mari, il est vrai, qui n’est guère plus glorieux. Quand il découvre chez les Dandillot un cadre où sont réunies sa photo et celle de Solange, le promis se sent parfaitement ridicule :

Costals, devant ces images, pleines de sous-entendus idéalistes, songea à ce “ Lui ” et à cette“ Elle ” dont on a trouvé les effigies en mosaïque dans les ruines de Pompéi : Elle, une dinde, Lui, un abruti, – tellement déjà le couple éternel (1417)[34].

Métaphores classiques, à quoi viendront s’ajouter quelques images moins conventionnelles, sinon moins cruelles.

Toujours “ demanderesse ”, la femme est une sorte de volaille “ qui bat des ailes en appelant la becquée ”, dût cette “ mendicité éternelle ” se camoufler “ quelquefois des grands plumages de la coquetterie ou du dédain ” (1541). Malmenée par tous, Andrée attire les coups “ comme une poule blessée que toute la basse-cour vient picoter ” (986)[35], et la pitié qu’elle entrevoit chez Costals, pour elle-même ou pour ses pareilles, ne fait que lui rappeler “ la pitié qu’on a pour le canard au moment où on lui coupe le cou ” (1151), cependant que Costals compare son entêtement à celui de l’oiseau qui se bat contre la vitre d’un phare (1020), ou de l’oiseau qui “ s’est jeté par mégarde dans une chambre ” :

Il bat de toutes parts, cherchant une issue. Mais il n'y en a pas. Ou il y en a, mais il ne les voit pas, parce qu’un oiseau ne voit pas tout, le pauvre[36]. Soudain, il distingue un trait de lumière. C’est une porte entrebâillée. Il s’y jette et se trouve dans un cabinet de débarras, qu’éclaire une lampe Pigeon. Mais, là encore, pas d’issue, et il bat de nouveau contre les murs. Cet oiseau, c’est vous, et ce cabinet de débarras, avec sa lampe Pigeon, c’est moi (vous retrouvez là ma modestie bien connue) (1030-1031).

Mme Dandillot, on s’en doute un peu, sera plutôt rapace que passereau, et dans la basse-cour plutôt que dans la volière. Discutant avec elle des conditions d’un éventuel mariage, Costals note ses mains “ aux fortes veines, noueuses comme des serres d’oiseau de proie ” (1268), et quand lui soutient sans rire qu’il ferait un excellent cardinal et qu’elle éclate de rire, son commentaire et celui du narrateur se confondent dans un malicieux pronom indéfini : “ On entendit une poule qui pondait : étrange chose avenue de Villiers. C’était Mme Dandillot qui riait ” (1270), une image qui resurgit peu après dans une scène où Costals et son avocat “ se gargarisent de leur supériorité illusoire ou réelle ” en raillant à l’envi ce qu’ils tiennent pour la manière de dire et d’écrire des femmes :

[…] la femme écrit Et voilà  ! […] lorsqu’elle est particulièrement fière d’être venue à bout de rendre ce qu’elle pensait ou ressentait. Et voilà  ! est un cri de triomphe analogue au cot… cot… cot… de la poule qui vient de pondre, en même temps qu’un puéril défi (1274)[37].

Reste Solange, qui dès l’abord avait séduit Costals, comme on sait, par ses manières de chatte, qu’il trouve par ailleurs “ ravissante ” avec sa tête “ ronde comme celle de l’oiseau ” (1022) et qui bientôt le charme avec “ sa “voix nocturne”, pathétique, cette voix d’un autre monde, ces petits mots enfantins, sortant du fond de son enfance comme des oiseaux du fond d’un puits ” (1116), une voix qui, faut-il s’en étonner, ne sera plus, au terme des Lépreuses, qu’une voix “ balbutiante, et tombée, comme un oiseau qui vient de recevoir le plomb, et descend en feuille morte ” (1518).

Solange, en somme, trouvait naturellement sa place dans la fameuse loggia, baptisée colombier “ parce que les colombes humaines y nichaient à l’occasion ” (1138), et quand il l’a prise – lui “ pareil à un lion qui, déchiquetant la viande qu’il tient entre ses pattes, de temps en temps s’arrête pour la lécher ”, elle la tête renversée avec “ ses lèvres un peu entr’ouvertes, montrant les dents petites, comme on voit dans les étals de boucheries aux têtes décollées des moutons ” (1158)[38] –, c’est l’image de la tourterelle qui de nouveau s’impose : “ […] elle eut un roucoulement dont il serait faible de dire qu’il était comme un roucoulement de tourterelle : il était le roucoulement même de la tourterelle ” (1160). Une forme d’alternance (une image chasse l’autre) qu’on retrouvera plus tard, à Gênes très précisément, quand s’apaise la querelle qui a fait de la femme une panthère encagée et de l’homme une hyène :

– Et vous étiez là qui marchiez dans la chambre comme une petite fauve… une fauvette…
Elle sourit, et il fut assez vache pour trouver qu’elle se consolait vraiment très vite…
– Vous qui faites toujours des calembours si exécrables, pour une fois celui-ci est gentil… Et vous avez peur d’une fauvette  ?
– Eh oui, diable  ! Une fauvette qui vous picorerait le crâne, seconde par seconde, au même endroit, pendant douze heures, vous tuerait (1356-1357).

C’était prévoir le pire, mais à juste titre, car on verra le passereau se muer en rapace quand Costals annoncera qu’il a contracté la lèpre en Afrique avec une femme qui est sa maîtresse depuis quatre ans :

Elle le regardait, les yeux dilatés et fixes, avec ce rouge sur elle [celui d’une enseigne électrique d’un cinéma voisin qui entre dans la pièce à travers les volets], comme un oiseau de nuit cloué sur un mur[39], et couvert de son sang. Et lui, sous ce regard, comme une petite bête des champs hirsute, contractée sous le regard d’un rapace (1499).

Bel exemple de ce qu’on pourrait appeler un “ cycle de l’image ”. Costals tournant autour de sa maîtresse se comparait à l’épervier tournant au-dessus d’une poule, mais quand la femme, fût-elle comme crucifiée par l’effroi, devient le rapace, l’homme devient la proie, tel d’ailleurs qu’il s’était senti en face de Mme Dandillot, la parfaite prédatrice flairant partout le gendre, dans l’instant où il lui avait dit : “ C’est entendu, j’épouse votre fille ”. Mais quoi de plus naturel qu’un cycle de l’image sous une plume qui sécrète naturellement l’image  ? Comme évolue le personnage (Solange devient Andrée, prototype de la Femme  ; elle n’est donc plus très différente de sa mère), ainsi évolue la métaphore : l’épervier est devenu petite bête des champs et la fauvette, rapace.

*

Si l’oiseau, pour le commun des mortels, a deux profils : fauvette et rapace, le serpent n’a le plus souvent qu’un visage, celui du mal pour ne pas dire celui du Malin. L’auteur de l’Histoire naturelle imaginaire, dont les pages sur “ l’enchanteur de serpents ” sont parmi les plus colorées du recueil, avait refusé cette caricature. Il en ira de même dans Les Jeunes Filles, où le serpent peut être mais n’est pas forcément le symbole de ce qui est repoussant ou dangereux.

L’amarre d’un voilier qui se déroule sur le bord d’un quai telle un “ serpent de mer se laissant couler paresseusement dans la flotte ” (1329) ; le chat qu’on a vu se tortiller à la terrasse de la trattoria (1328) ; un torrent “ qui fait jouer dans la nuit ses replis de vipère matraquée ” (1476), rejoignant ainsi, par un biais assez inattendu, le Costals qui, après l’“ enchantement des chats fascistes ” et le “ défi au soleil ”, notait dans son carnet : “ Je suis un serpent qui a reçu un coup de matraque sur la tête. Il ne peut plus bouger. ” (1339) ; le désir de l’homme : “ Sa vie se réveilla, se dressa, comme le serpent qui entend la flûte de son enchanteur, et battit à la cadence de son sang. ” (1300) ; et jusqu’au dragueur qu’on a vu allant “ la tête projetée en avant comme un serpent pour flairer la proie et le péril ” (1509), ce n’est pas d’office le reptile dans ce qu’il a de plus redoutable.

Mais en face, on aura l’image admise de l’ophidien, et ce sera le recul instinctif de Costals quand Solange dit que son père est “ un convaincu ” : “ Quand elle a prononcé ce mot, un convaincu, j’ai eu un frisson, comme si j’avais touché une couleuvre ” (1032)[40] ; ou les risques de l’amour quand la partenaire n’est pas sûre : “ Il plongea sous le drap, comme on plongerait dans une de ces mares croupies des oasis, verdâtres, où un serpent nage avec une vitesse affreuse. ” (1443) – des risques acceptés, il est vrai, recherchés même, dans une quête du plaisir où se confondent la vie, la mort et les instincts sanguinaires du zoophile :

Comme il aimait les prendre [les tuberculeuses avancées] pendant qu’elles toussaient, à la façon de ces raffinés qui prennent les canards pendant qu’ils les décapitent  ! Edmonde, sa bouche affreusement sèche ; et tenant la langue d’Edmonde entre ses lèvres, il lui semblait tenir entre ses lèvres la langue d’un reptile, et il aimait cela (1444).

Le serpent mauvais est aussi dans la brusquerie imprévue, dangereuse, de Solange : “ Elle s’était dressée, comme un petit serpent. ” (1068), ou dans le geste qu’elle a pour prendre possession de Costals : “ Elle ne répondit pas, mais il sentit sa main froide qui se coulait dans la sienne, comme un reptile se coule dans le sac du charmeur. ” (1397), voire dans le défaut de ponctualité de la gent féminine : souvenir une fois encore de l’Histoire naturelle imaginaire, où on lit que “ l’apôtre de Dieu a prescrit de tuer les serpents, après les avoir cependant avertis trois fois au préalable ”[41], Costals, maniaque de l’exactitude, “ tenait compte, sur un carnet, des minutes de retard de ses amies, et quand cela totalisait cinq heures, il rompait ”, non sans les avoir à trois reprises averties “ en vertu du vieil adage des Arabes : Avant de le tuer, avertissez trois fois le serpent. ” (1139). Mais le mot qui résume tout est celui par lequel l’homme relègue la femme dans son passé : “ Morte la bête, morte le venin ” (1513).

Telle est du moins la position du mâle, car Andrée nourrit les mêmes convictions à l’endroit de Costals, et on ne s’étonne guère de la voir développer, dans une de ces lettres interminables dont elle a le secret, un apologue du genre que lui-même pratique, où il devient précisément, au terme d’une longue couvaison, la bête à venin :

J’ai montré un jour un billet de vous, sans en dire l’auteur, à une de mes amies, qui est graphologue. Elle me dit : “ Méfiez-vous de cet homme. Il est de la race des serpents. ” Eh bien oui, c’est cela : vous êtes le serpent masculin, dans toute sa hideur. Une autre de mes amies, en buvant dans quelque fontaine, avait avalé un œuf de serpent. L’œuf se développa dans son appareil digestif, et ce n’est que beaucoup plus tard, lors d’une radiographie, qu’on découvrit qu’elle avait à l’intérieur de son corps un serpent. Comme elle, je vous ai fait entrer dans mon cœur, jadis, en toute innocence. Et j’y vois maintenant le reptile (1024).

Mais s’il fallait élire les images les plus achevées dans l’ordre reptilien, ce pourrait être celle qu’on a reconnue dans les dernières pages du Démon du bien : la phrase naissante comparée à une sorte de cobra, ou alors celle de Pitié pour les femmes où Costals – tel l’enchanteur de l’Histoire naturelle imaginaire vers qui le serpent “ tourne le col pour ne cesser jamais de lui faire face, comme en une gracieuse figure de danse ”[42] – hypnotise Mlle Dandillot :

Et maintenant le voici qui en vibrant l’enveloppe de ses ronds, et elle reste toujours debout, immobile, sans un mot, tournant seulement la tête pour le suivre, de ses yeux grands ouverts et qui ne cillent plus, comme le serpent naja, immobile sur ses torsades, tourne la tête selon que se déplace le visage de son enchanteur (1093).

*

La bête la plus perfide, le monstre le plus redoutable, le dragon que notre héros devra terrasser pour mériter son statut de héros n’est pas “ la Femme ” ; c’est l’institution même du mariage, incarnée dans l’Hippogriffe.

Il est à peine nécessaire de rappeler que l’hippogriffe est ce monstre mi-cheval mi-griffon ailé qui dans le Roland Furieux de l’Arioste mène Astolphe à la lune, un monstre serviable comme le voit encore Louise de Chaulieu, l’une des “ deux jeunes mariées ” de Balzac, quand elle rappelle à son amie leur passé commun chez les Carmélites : “ … nous étions tout à tour l’une pour l’autre un charmant hippogriffe, la plus alerte réveillait la plus endormie et nos âmes folâtraient à l’envi ”[43]. Pour ce qui est de Montherlant, Pierre Sipriot dit que le mot apparaît sous la plume d’Alice Poirier, l’un des modèles des Jeunes Filles, en 1934[44], mais cela ne veut pas dire que le mot soit de Mlle Poirier. Henri de Meeûs relève fort à propos ce passage du Récit de Grete où Poirier a raconté sa passion à sens unique pour un certain Cabrol, hypostase de Montherlant : “ Il me parla ensuite de mon emballement pour lui, qu’il appelle d’un mot gentil mon “hippogriffe” ”[45], ce qui fait de l’auteur des Jeunes Filles le géniteur incontesté de l’hippogriffe nuptial tel qu’il prit forme dans le roman. Où il a d’ailleurs son cycle propre : on pourrait dire des Jeunes Filles qu’elles sont l’épopée mi-tragique mi-burlesque du tueur de l’Hippogriffe et que Costals est devant lui comme Thésée devant le Minotaure, Hercule devant l’hydre, Don Quichotte devant ses moulins.

C’est dans un restaurant du Bois, à l’heure où les oiseaux enseignent à l’homme qu’il est dans “ un monde sans lois ”, que Costals commence à se méfier :

Quand le garçon dit : “ Si Madame veut… ”, il sourcilla : ce “ Madame ” levait pour lui le spectre de l’Hippogriffe nuptial. “ Quelle est son idée de derrière la tête  ? et celle de ses parents  ? Maîtresse  ? Épouse, Bah, laissons cela. Il sera bien temps, si l’Hippogriffe se démasque, de me mesurer une fois de plus avec mon vieil adversaire (1052-1053).

Suit une longue tirade destinée à éclairer le lecteur sur la nature exacte du monstre, en l’occurrence le pli qu’ont la plupart des jeunes filles à vouloir se marier, et plus encore “ par leur obstination à croire qu’on songe à les épouser ” :

Il lui semblait qu’il y avait toujours, auprès de chacune d’elles, une Chimère – et la Chimère a des griffes, ne l’oublions pas – qu’elles enfourchaient à tout propos, et hors de propos, pour cavalcader dans un élément où elles étaient si à leur aise qu’on les y voyait capables de tout, nous voulons dire en pleine irréalité. Il avait nommé cette Chimère “ l’Hippogriffe ”. […] Selon que cette pensée d’un mariage possible gagnait ou perdait du terrain dans leur imagination […], on disait que l’Hippogriffe était florissant, ou qu’il maigrissait ; tantôt Costals “ nourrissait l’Hippogriffe ” ; tantôt “ l’Hippogriffe était déchaîné ” ; et même la plus continente des jeunes filles en était venue à désigner certain endroit de son corps, dont elle était obsédée, sous le nom de “ partie hippogriffale ”. Costals passait son temps à lutter contre l’Hippogriffe […]. Mais, en bon animal fabuleux, l’Hippogriffe terrassé n’avait pas plus tôt rendu le dernier soupir, qu’il renaissait plus fougueux que jamais (1053).

Le monstre est désormais lâché dans toute la série des Jeunes Filles et Costals lui livre un véritable combat, selon un rituel qui évoque celui d’une corrida ou d’un match de boxe. On aura donc, dans une première manche, “ les assauts répétés de l’Hippogriffe ”.

L’attaque se déclenche dans la cuisine des Dandillot, où l’on surprend le héros “ les yeux pleins de larmes et tremblant ” (1126). Il se dit alors qu’il “ aurait peut-être la faiblesse d’enfourcher un jour l’hippogriffe nuptial ” avec Solange. Sachant que ce serait “ folie pure ”, partageant là-dessus les idées de Don Quichotte : “ Il n’est pas possible que j’aie seulement la pensée de me marier, fût-ce avec l’oiseau phénix ”, persuadé que “ l’hippogriffe, une fois enfourché, ne pouvait le conduire qu’aux enfers ”, il n’en demeurait pas moins “ aspiré ” par cet abîme (1130).

Après une fausse alerte – un déjeuner chez les Dandillot où l’homme a cru sentir “ sur sa nuque le souffle fatal de l’Hippogriffe ” (1172) –, le monstre se manifeste de plus belle. Bien qu’il tienne encore la chose pour “ absurde et impossible ”, notre héros, harcelé par son démon du bien, découvre dans une union avec Solange une épreuve digne de lui. Andrée Hacquebaut lui avait dit un jour qu’elle ne saurait se contenter de son amitié parce qu’on ne fait pas “ du cheval sauvage un cheval de labour ” (1049), il aura une image du même ordre pour décrire son corps à corps avec l’Hippogriffe :

Il n’y a qu’un monstre devant lequel j’ai toujours flanché : le mariage. Et maintenant, à moi de terrasser l’Hippogriffe  ! Ou plutôt d’en faire un cheval de selle (1250).

La seconde manche pourrait s’intituler “ la fuite du héros ”. Costals s’est réfugié à Gênes, persuadé que “ la première manche de son combat avec l’Hippogriffe, il l’avait gagnée par une fuite intelligente ” (1312), mais Solange le harcèle de lettres. Cédant à la pitié, il lui dit de le rejoindre, en soulignant qu’il n’y a dans ce projet “ nulle arrière-pensée hippogriffale ” (1314). N’empêche que l’invitation sera interprétée par la mère et par la fille comme un signe de revirement :

Au fond de l’eau, ventre en l’air, le 8 septembre, l’Hippogriffe, plus gaillard que jamais, nageait à la surface le 21 (1318).

On sait comment les choses vont tourner à Gênes. Après un début prometteur (l’enchantement des chats, le tournoi des images…), Mlle Dandillot s’englue “ dans la marmelade hippogriffale ” (1347) ; c’est la scène de ménage et le renvoi à Paris.

La troisième manche est d’abord celle du “ oui ” hippogriffal et de la déconfiture de Costals, que le délabrement moral et physique de Solange a conduit à une honteuse capitulation : “ C’est entendu, j’épouse votre fille. ” Mais tandis que la fiancée retrouve ses couleurs et ses kilos perdus – Costals ne s’était-il pas engagé à “ l’engraisser comme de la volaille ”  ? (1397) –, le fiancé voit ses forces l’abandonner :

La glande thyroïde, injectée à un mouton, lui fait mordre les barreaux de sa cage. La glande d’hippogriffe, injectée à un homme vigoureux, lui donne une faiblesse d’agneau (1406-1407)[46].

Un jour pourtant, Costals se décide à montrer une photo de Brunet, dont il cache l’identité à Solange ; elle lui découvre un “ petit air resquilleur ”. L’affaire est entendue ; le héros fuit derechef, en veillant bien, cette fois-ci, à mettre plus de distance entre lui et le monstre, encore que ses lettres à l’ex-fiancée débordent de cajoleries dans le genre de celle-ci :

“ Mon amour pour vous s’est extraordinairement épanoui depuis qu’il n’y a plus d’heure H. ” (l’heure hippogriffale) (1467).

Mais la dernière manche est aussi celle du “ bon usage des maladies honteuses ”. Affaibli par l’idée de sa ruine physique, le héros a songé à “ se réfugier en Solange ”, laquelle a d’ailleurs répondu au premier appel, tout prête qu’elle était, pour renouer avec son ex-amant, à “ enjamber le cadavre de l’Hippogriffe ” (1495), mais il se reprend et fait des aveux complets : Rhadidja et la lèpre. Après quelques convulsions et soubresauts, l’Hippogriffe enfin rend l’âme, le narrateur jouant au chroniqueur sportif pour faire un “ commentaire technique ”, mi-sérieux mi-goguenard, du “ Knock-out de Mlle Dandillot ” (1518).

Est-ce à dire que le héros en a terminé avec les monstres ou pseudo-monstres  ? Que non, une épopée finissant toujours sur la promesse d’une suite. Cette suite, s’agissant de Costals, n’est autre que la chasse que nous connaissons bien, celle qu’il pratique, mi-serpent mi-buffle, dans une “ jungle ” urbaine où se côtoient “ le gorille latin, l’ouistiti parisien, la pétroleuse à teint de limande ”, en bref un vrai “ fumier ”, offrant, comme tout fumier, ses perles et même sa pureté, semblable aux “ dents fraîches dans la gueule d’un chien mort ” (1506-1507). Une chasse qui l’oblige à “ sortir chaque jour pour chercher une proie fraîchette ” (1507), qui l’oblige aussi, après avoir échappé au “ dragon de la Maladie ”, abattu l’Hippogriffe et terrassé, comme chaque jour d’ailleurs, “ le monstre de l’œuvre ”, à culbuter la “ Gorgone ” des boulevards (1510).

*

On est loin d’avoir fait, avec le chat, le chien, le cheval, les bovidés, les oiseaux, le serpent et l’Hippogriffe, la revue complète des habitants, réels ou fictifs, du grand Parc.

Car il y a du caprin et de l’ovin dans Les Jeunes Filles. Solange dans sa nudité est aux yeux de Costals “ pareille pour la simplicité à une petite chèvre dans un troupeau ” (1094) ; la fille de la mère qui “ vêle peut-être sous la table ” n’est qu’une “ chevrette noiraude ” (1296) ; Andrée, toujours pleine d’illusions, entend se protéger d’elle-même en serrant de près celui qui n’ouvre même plus ses lettres, “ comme une petite brebis, pour se protéger du soleil, se presse contre le flanc du mâle du troupeau ” (1433) ; le médecin du Centre de Réforme “ écarte un peu les hommes en les prenant par le gras du bras avec une supériorité affable, comme on touche le dos des moutons quand on veut se frayer passage au travers du troupeau ” (958), et Costals a connu un temps où on fuyait à son approche “ comme les moutons dévalent le talus de chaque côté de la route ” quand surgit une automobile (1029).

Il y a des ânes, à commencer par Costals qui se demande s’il n’est pas un “ bourricot ” (1036) et qui, dans une variante de l’étalon ou du chameau indifférent à la femelle, s’excuse auprès d’Andrée en se comparant à l’âne qu’on ne peut contraindre à boire s’il n’a pas soif (1019).

Il y a du lion, avec le Costals qu’on a vu léchant délicatement sa proie, mais aussi avec celui qui montre publiquement qu’il est le maître de Solange en mettant sa main sur sa cuisse, puis “ au centre de son corps, comme un lion tient sa patte étalée sur le quartier de viande qu’il s’est conquis ” (1104). Un geste d’appropriation qu’il tient pour “ le geste primitif du seigneur, celui que fait le singe sur la guenon ”, et où il ne voit “ rien de licencieux ”[47].

Il y a de menues bestioles, telles la musaraigne que suggère la petite tête ébouriffée de la vieille mademoiselle Bilboquet (995), ou le cobaye, le “ cobaye lucide ” qu’Andrée se propose d’être pour Costals (1017), ou la rainette qui saute à l’eau avec un “ cloc  ! ” derrière le baiser inopiné de Solange sur la joue de son amant (1067), ou, dans l’autre sens, les grenouilles à corps d’athlète qui s’entraînent à Bagatelle.

Il y a aussi beaucoup d’insectes. Il en est de “ métaphoriques ” : l’espèce de “ terre promise ” qui nous entoure et dont nous n’avons pas conscience est symbolisée par la guêpe “ qui longuement, pour sortir d’une chambre, bat et bourdonne contre la vitre, alors que la fenêtre est entrebâillée à quelques centimètres de là ” (929) ; M. Dandillot se laissant “ couler au fond d’un fauteuil bas ” ressemble à la mouche “ qui se recroqueville au moment de mourir ” (1172), et Costals “ collé ”, après l’amour, sur le corps de sa partenaire a tout l’air de l’insecte “ immobile et ivre dans la corolle de la fleur ” (1300). Mais il est aussi des insectes bien réels, et singulièrement dans la scène du columbarium, où ils s’intègrent dans l’univers du séducteur comme les oiseaux sur la verrière : un papillon entre par la fenêtre et tourne autour de lui, “ comme s’il désirait être caressé ” (1144) ; une mouche sur la table se saoule de la cendre des mégots, “ avec apparemment autant de jouissance que sur de la confiture ”, alors même qu’il vient d’avoir pour Andrée une bouffée de désir proche du macabre (1146)[48] ; un mille-pattes vient se promener sur ladite table, “ la canne à la main ”, et Andrée, qui a horreur de ces bêtes, l’écrase sous un journal[49], s’attirant ainsi un “ regard mauvais ” de son interlocuteur (1150).

Il y a enfin les habitants des eaux, grandes ou petites. Habitants des mers : le dauphin jaillissant hors d’une mer étale comme une pensée nouvelle jaillit du cerveau de l’homme (1162), ou le requin dévoré tout cru par d’autres poissons mais qui semble s’en amuser, comme Costals prend plaisir, parfois, à être insulté (1194), ou, comparaison grinçante s’il en est, le pélican qui se lamente : “ Des tripes  ! toujours des tripes ”, comme l’homme d’une seule femme soupire : “ Toujours la même  ! toujours la même  ! ” (1411). Habitants des lacs : les macreuses du lac de Tunis que salue au passage l’auteur du Démon du bien un jour qu’il se promène à Bagatelle et qu’il soupçonne de n’avoir qu’une idée derrière la tête, “ qui est de ressembler à des macreuses en celluloïd, honneur des baignoires bien nées ” (1231). Habitants des aquariums : les poissons d’aquarium aimés de Solange, “ peut-être parce que silencieux comme elle, et froids, avec des réflexes de névropathes (les voir quand ils virent) ” (1089). Habitants des mares enfin et des étangs, parmi lesquels il faut élire les petits canards de Bagatelle (1232-1233), issus, comme les chats multicolores, de l’Histoire naturelle imaginaire[50] et porteurs de sagesse comme les oiseaux du Bois : “ Ils ont trop d’esprit pour chercher à se dépasser les uns les autres. Ils laissent cela aux hommes. ”

Ces canards sont – avec les hirondelles de l’avenue de Villiers, les faucons de l’Atlas, les chats parisiens ou génois, le lévrier de “ l’hostellerie à chiqué ”, le fox de la mère Bilboquet et tant d’autres – le bestiaire bien vif des Jeunes Filles, leur faune de chair et d’os, y compris celle que l’homme traite parfois si durement : ainsi l’ours et le lion en cage du Jardin des Plantes, que “ la claustration et l’idée fixe ont rendus névropathes ” eux aussi (1279). En bref, il y a les bêtes qui nous rappellent tous les zoos, d’Anvers à Barcelone, que visita Montherlant et les bêtes qui nous rappellent tous les “ parcs, jardins et squares ”, de Paris à Tunis, où il se promena “ le stylo à la main ” et pour un temps débarrassé des “ êtres adorables ”[51] : “ Ces longues heures dans un jardin, c’est peut-être encore ce que nous aurons eu de meilleur dans la vie ” (1232).

En face, ou se confondant avec lui, on a le bestiaire métaphorique, si l’on peut ainsi qualifier le monde animal qui sert seulement de référence, de point de comparaison. La nature même de ce bestiaire au second degré fait qu’il est lié, plus que l’autre encore, au regard de l’observateur : Costals est un serpent pour Andrée, qui est pour Costals l’oiseau aveugle ou la souris dont s’amuse le chat. Il va donc évoluer avec le personnage qu’il définit : Brunet n’est pas que chat, il est encore, au gré des circonstances, bourricot (989), lionceau (995), grenouille et ablette (1354) ; Solange n’est pas que chatte ou chienne, elle est aussi jument, tourterelle, fauvette, oiseau de nuit, petite chèvre, jeune veau (1113), gazelle (1253), loche ou agnelle (1301), bouvillon (1417), puce (1465) –  le plus divers, le plus ondoyant étant probablement Costals, qu’on découvre en chat, chien, épervier, paon, cheval, loup, lion, hyène, buffle, bœuf, âne, serpent, chameau, poussin (1421), lézard (1440), c’est-à-dire bête entre les bêtes. Son animalité, sa “ facilité à la confusion ”, sa nature protéiforme expliquent, et d’une certaine façon justifient toute la faune parallèle des Jeunes Filles, celle qui n’existe que par le “ comme ”, explicite ou implicite, mais rejoint l’autre faune quand les frontières s’estompent, puis disparaissent, dans la métamorphose[52].

Et il est à peine utile de préciser que, dans une pareille ambiance, la métaphore au sens le plus étroit du mot[53] est monnaie courante, et qu’à côté de spécimens tout à fait banals, il s’en trouve d’une rafraîchissante nouveauté. On ne reviendra pas sur les femmes qui sont des grues ou des vaches, ni sur Costals se qualifiant lui-même de vache et de bourricot. À peine moins convenus, le “ bourricot ” qu’il lance à son fils dans un élan de tendresse (989) ou le “ fine mouche ” qu’il décoche à Solange, sans qu’on sache trop s’il ne joint pas l’antiphrase à la métaphore (1115). On pourrait de même négliger l’actrice de cinéma traitée de morue et de singesse (1400), le jeune niais tenu pour un daim (1103), le naïf, pour un serin (1456), l’homme qui se lance à corps perdu dans le mariage, pour un étourneau (1290), etc. Plus originales, par contre, l’image de la maigrichonne Rhadidja : “ l’aile de poulet dans un restaurant à dix francs ” (1436), ou celle de l’aviateur qui “ asticote le ciel ” : un “ puceron à teuf-teuf ” (1472), ou celles des musiciens qui prennent place sur la scène avec “ le mouchoir au cou comme des dîneurs : froggy forever” (1038)[54] et du public hébété dans la salle : “ Des porcs à binocle… Des porcs à lunettes… ” (1043). Sans oublier le glissement du porc vers le cochon – avec, en sus, un effet prudhommesque – quand Mme Dandillot s’emporte, devant sa fille, contre son futur gendre : “ Penser que ce cochon est à chasser les isards dans l’Atlas, pendant que toi… ” (1465)[55].

Faut-il enfin distinguer le bestiaire hybride, celui qui à côté du lapin en peluche et de l’Hippogriffe, englobe aussi la Chimère (1053), la stryge (1120)[56], la ménade (1196)[57], le Minotaure (1335), le Krônos léontocéphale (1349), le phénix (1390) et la Gorgone (1510)  ? On le sent si proche, à vrai dire, de cet “ indéterminé ” qui a marqué l’œuvre et la vie de Montherlant qu’on hésite à l’isoler du reste. N’oublions pas cette parenthèse, dans la scène d’amour avec Solange et le lapin en peluche, où sont évoquées les “ têtes de carnaval représentant des têtes d’animaux ” que Costals fait porter à ses amies “ durant les caresses ” et qui lui permettent – id efficit quod figurat – de “ bondir hors des limites étroites de ce sexe ”[58], non plus d’ailleurs que le fabuleux sadhawar ou l’énigmatique zoubir qui avaient eu leur place, à côté du chat, du singe, du serpent, dans l’Histoire naturelle imaginaire. Ce bestiaire mythique, incarnant à sa manière la confusion des règnes, a sans doute contribué, non moins que la faune banale, à faire de Costals l’un des types littéraires parmi les plus achevés du roman français de l’entre-deux-guerres, sinon de tout le vingtième siècle.



[1] Les premières pages et la conclusion de ce texte s’inspirent de celles qui ont paru en juin 1996, sous le titre “ Pierre Costals grand maître du bestiaire ”, dans la revue Roman 20-50, dont le n°21 était consacré aux Jeunes Filles ; le reste est inédit. Les références dans le texte même renvoient aux éditions de la Pléiade : 242, qui apparaîtra dès les premières lignes, signifie donc Essais, p. 242 ; T renvoie à l’édition complète du Théâtre  ; R1 au volume à l’origine intitulé Romans et œuvres de fiction non théâtrales et R2 au volume II des Romans. Pour les quatre tomes de la série des Jeunes Filles (Les Jeunes Filles, Pitié pour les femmes, Le Démon du bien, Les Lépreuses), on se contentera de donner le numéro de la page entre parenthèses, puisqu’il s’agit de R1. Et il faut noter que le lieu d’édition n’est pas précisé quand c’est Paris. Pour le fond, on rappelle ce que l’auteur du Démon du bien disait à Jean Fayard lors de l’entretien qui a paru le 29 avril 1937 dans Candide, qu’il était dans son dessein que Les Jeunes Filles “ eussent, de bout en bout, quelque chose de grimaçant et de pénible ”, et on renvoie le lecteur qui serait tenté par l’équation simpliste “ Costals = Montherlant ” à l’avertissement qui figure en tête du premier tome : “ L’auteur fait observer ici qu’il a peint en Costals un personnage que, de propos délibéré, il a voulu inquiétant, voire par moments odieux. Et que les propos et les actes de ce personnage ne sauraient être, sans injustice, prêtés à celui qui l’a conçu. ” On suggère par ailleurs de lire l’ouvrage de Sabine Hillen, Le Roman monologue Montherlant auteur, narrateur, acteur qui a paru en 2002 chez Minard et d’écouter, sur ce site même, la communication qu’a faite Romain Lancrey-Javal lors de la Journée Montherlant de septembre 2007 : Montherlant défenseur des femmes, ou d’en lire le texte tel qu’il figure dans les Actes.

[2] Ainsi qu’on le lit dans Les Lépreuses, le petit Costals avait un jour tiré la langue à une jeune inconnue qui priait en l’église de la Madeleine et “ l’Anglaise de l’enfant ” avait rapporté la chose à Mme Costals avec ce commentaire : “ He’s a tiger” (1504). On aura la faiblesse de croire, le jeune Montherlant ayant eu lui aussi une Miss pour veiller sur lui, que l’équation contre laquelle on a mis en garde le lecteur peut ici se faire sans trop de risques. Et puis comment résister, quand il ne sera question que de métaphores tout au long de ce texte, à une métaphore de cette venue  ?

[3] On n’oublie évidemment pas le scandaleux Pasiphaé, écrit en 1928, mais qui ne fut présenté au public qu’en 1938 (voir T69), et on n’oublie pas non plus les confidences d’octobre 1927 à Frédéric Lefèvre : “ On peut ressentir un sentiment indéfinissable pour les animaux, particulièrement quand ils sont jeunes. Et il est trop connu que les animaux peuvent ressentir le désir pour l’homme. Quand je publierai les confidences que j’ai reçues de certains matadors, et des souvenirs personnels sur ce sujet, on verra que le travail du matador est accompagné parfois d’éréthisme organique, et qu’en somme la domination sur le taureau se fait par l’amour, comme le dressage des fauves se fait par la caresse amoureuse chez les dompteurs allemands. ” (dans Une heure avec…, Cinquième série, p. 179, Gallimard, “ Les Documents bleus ”, Les Arts, n° 9, 1929). À rapprocher de ce que dira en 1971 l’auteur de La Marée du soir, que parmi les livres qu’il aurait écrits s’il avait consacré un peu plus de temps à son œuvre, il y aurait eu un livre sur la bestialité (op. cit., p. 122, Gallimard, 1972).

[4] Roger VAILLAND, “ La bestialité de Montherlant ” dans Écrits intimes, p. 42-45, passim, Gallimard, 1968, mais l’article date de 1928 et il avait alors paru dans le n° 1 de la revue Le Grand Jeu, p. 49-52. Le passage des Bestiaires auquel se réfère Vailland est celui-ci : “ Le contact, la pression qu’il y a entre lui [sc. Alban de Bricoule, le héros du roman] et les bêtes ou les astres – une petite nébuleuse, un chat qui se gratte le cou, – tous les cris intérieurs que cela lui fait pousser, sa nostalgie et comme son souvenir de l’animalité, les métamorphoses auxquelles il se livre dans la solitude (sujet que nous ne pouvons pas même effleurer) lui présentent la mort comme un simple renouvellement des choses. ” (R1517). 

[5] Alain SIMON, Animalité de Montherlant, p. 96-98 dans le n°52-53 du Pont de l’Épée, consacré à “ Henry de Montherlant, poète ”, 1975. Pour les carnets, voir E985.

[6] Voir Album Montherlant, p. 44-45, Gallimard, 1979. Le mot de Mme de Montherlant vient en fait de Mais aimons-nous ceux que nous aimons  ?, où l’écrivain s’étend largement sur ses rapports avec Diane, et ce n’est pas un hasard s’il le fait alors même qu’il est en train de raconter comment il a défloré la Dominique du Songe ni s’il interrompt son récit avec ce commentaire : “ Le sacré avait changé de place. Il avait été la pureté de Dominique, et la pureté de son ordre. Après l’image de la chienne, il devint l’union des règnes, et de là devint l’union des sexes. Je lui baisais le nez, comme à la chienne…” (p. 154, Gallimard, 1973). Pour l’extrait de La Déesse Cypris, voir E1584.

[7] A. Simon, en effet, reprend toute la page en question, qui met en évidence les qualités d’observation de l’écrivain.

[8] Où l’auteur ne manque pas de jouer sur la polysémie du mot quand il fait dire au Chœur : “ Supposé qu’elle commette une confusion, toute la nature est confusion. ” (voir 86 et la note). Sur le même sujet, voir aussi tel autre passage de La déesse Cypris (E1587) et J.-P. KRÉMER, Le désir dans l’œuvre de Montherlant, p. 54, Minard, “ Archives des Lettres modernes ”, 1987.

[9] Le mot ne vient pas du Démon du bien, mais il n’est pas étranger au lexique de Montherlant (voir La Marée du soir, p. 33, Gallimard, 1972).

[10] “ Copain ” est le mot qu’on a vu plus haut appliqué aux “ dieux-animaux ” du Louvre et qu’on retrouvera plus loin pour définir le lien unissant Costals au soleil ou pour désigner le chien jouant avec un autre chien ou le cheval en service jalousant les chevaux dans le pré. 

[11] C’est aux pages 25 à 31 de l’édition originale de l’Histoire naturelle imaginaire (p. 190-193 dans l’édition du recueil Coups de soleil paru chez Gallimard en 1976) qu’on trouvera le texte, intitulé Le Chat, dont s’est souvenu l’auteur du Démon du bien.

[12] Comme si Vailland avait lu ces lignes de l’interview d’octobre 1927 à Frédéric Lefèvre : “ Dans le rêve, nous nous métamorphosons en d’autres êtres et nous avons une conscience simultanée de ces diverses personnalités. […] Combien de fois, la nuit, en rêve, ai-je été un lion, un serpent, un taureau, gardant assez de conscience pour savoir que j’étais cette bête [on attendait : que je n’étais pas cette bête] et pour l’observer, mais cependant étant cette bête avec une telle intensité hallucinatoire que, parfois, réveillé en sursaut, je cherchais sur le bois du lit l’éraflure de ma corne ou les déchirures de mes griffes sur les draps. ” (op. cit., p. 180).

[13] Cette consubstantialité était définie dans Syncrétisme et alternance par une image dantesque : “ L’homme et le serpent, dans le septième égout de Malebolge, échangent continuellement leurs êtres. (E 243). “ Malebolge ” est un mot qui viendra à l’esprit de Costals divaguant sur sa lèpre dans le quatrième volet des Jeunes Filles (1474).

[14] Le mot est de Florence Delay parlant de Giraudoux ; il est cité par Lise Gauvin à la p. 1569 du volume I des Œuvres romanesques complètes de Giraudoux dans la Bibl. de la Pléiade, 1990.

[15] On apprécie la valeur de ce“ mains ” préféré à “ pattes ”.

[16] On voit ici comment la métaphore : “ Et chatte encore ”, peut à son tour supporter une comparaison : “ comme un ruisseau… ”.

[17] Voire aux poissons d’aquarium (1089).

[18] La Grise a ses faveurs, au contraire de la Noire, qu’elle “ dompte ”, affirme-t-elle, de son seul regard (1328).

[19] “ Voilà le gage de ma liberté future, si je l’épouse […]. Je viendrai “quand je voudrai” ” (1326).

[20] Dans une des pages les plus émouvantes de toute la série des Jeunes Filles, digne de ces Pages de tendresse que Montherlant avait publiées en 1928 chez Grasset. On y voit Nénette se hisser à la hauteur de Costals par l’amour qu’ils portent l’une à sa fille, l’autre à son fils.

[21] La scène s’appliquait pour de vrai à une chèvre dans l’Histoire naturelle imaginaire, p. 13 (p. 154 dans Coups de soleil), une scène où, soit dit en passant, ladite chèvre “ se tortille comme une chatte ”, alors que le chat jonquille du Démon du bien aura des allures de chèvre. À noter aussi la savoureuse tautologie que crée“ un chien canaille ”.

[22] De cet épisode de la fin des Lépreuses, où il est question de “ femmes moutonnantes ”, on retient une formule qu’on rapprochera de ce qu’on a lu, dans Le Démon du bien et dans La déesse Cypris, sur le domptage des fauves : “ Son désir, c’était seulement de mettre un sceau, son P. C., sur chacune d’elles, et ensuite de n’en entendre plus parler : cela pour le plaisir qu’a un propriétaire campagnard à voir s’étendre ce troupeau d’ovins tous marqués de sa marque. ” (1508).

[23] Image similaire à la p. 1302 :“ Elle fait ça comme un chien donne la patte. ”

[24] On n’a pas voulu tronquer la phrase, tant elle est typique du jeu des comparaisons tel que le pratique Montherlant : un perpétuel passage d’un registre à l’autre, ici le jardin desséché et le chien délaissé.

[25] Les poupées fétiches Nénette et Rintintin représentaient le couple modèle, créé, semble-t-il, par Poulbot en 1913 et si bien chargé d’une valeur patriotique qu’on en fit un porte-bonheur pendant toute la durée de la Grande Guerre et dans les années qui suivirent. Pour présenter le “ couple éternel ” sous les traits des époux Dandillot, l’auteur des Lépreuses a cette formule : “ Nénette et Rintintin for ever” (1460).

[26] L’image s’inspire de celle qu’on trouve dans un texte de 1927, Exposition féline, où les chats “ pomponnés et enrubannés sous leur écriteau : “À vendre” ” sont comparés à des “ pauvres filles à marier, également pomponnées et enrubannées, que leurs mères font aller et venir dans les ventes de charité, comme une pouliche au tattersall, sous les yeux froids du riche amateur ” (Le Fichier parisien, p. 24, Gallimard, 1974). 

[27] Dans l’Histoire naturelle imaginaire, la comparaison était appliquée à un serpent convié par l’enchanteur à occire un poulet : “ Le serpent […] me rappelle, un instant, l’air malheureux et plein de reproches de ces chiens et de ces taureaux que l’homme mène à la chienne et à la vache à des moments où le sexe ne leur fait pas envie. ” (p. 99 de l’édition originale, et p. 170 dans Coups de soleil, à cette nuance près que chien et chienne ont alors disparu).

[28] Cf. ce passage de l’Histoire naturelle imaginaire touchant l’enchanteur de serpents : “ ses narines – ses naseaux – se dilatent et se resserrent comme une vulve de jument ” (p. 98 de l’édition originale, p. 169 dans Coups de soleil). 

[29] Cette comparaison où l’élément comparé est une chose ou un concept n’est pas unique en son genre, que le second terme de la comparaison soit un cheval ou un autre animal. En veut-on quelques exemples  ? Les voici : mû par le désir de faire pour Solange “ une glorieuse dépense ”, Costals “ sentait les billets palpiter dans son portefeuille comme des pur-sang derrière le starting-gate ” (1165) ; ouvrant par erreur la porte de la cuisine chez les Dandillot, il reçoit en plein nez une odeur de choux de Bruxelles, qui se jette sur lui “ avec la joie d’un chien enfermé que son maître libère ” (1292) ; de même, le feu de bois qu’il tisonnait “ répondit en se jetant sur lui, comme un fauve qu’on asticote, sous la forme d’une vague de fumée, envahissant la pièce ” (1435) ; au lit avec Solange, il perçoit le tic-tac de sa montre-bracelet “ comme une petite bête indiscrète qui se fût faufilée entre eux ” (1299) ; l’absence de Costals a été pour Andrée “ le rongeur qui a mis en pièces [leurs] relations ” (1523). Un cas un peu particulier, quand Costals écrit dans son carnet que “ L’Hamour aura disparu comme les grands sauriens du secondaire ” (1546), il commence par personnifier l’amour, lui donnant ainsi un statut d’organisme vivant, avant de forger sa comparaison.

[30] L’image a plu à l’auteur des Olympiques, qui la reprendra en 1970 dans Un assassin est mon maître : “ Auprès d’une citerne où des grenouilles, par leurs anatomies, faisaient penser aux athlètes français sélectionnés pour les Jeux Olympiques, un figuier de l’Inde l’arrêta. ” (R2 1203).

[31] Ou plus exactement dans la première mouture de Square bourgeois telle qu’elle avait paru dans L’Intransigeant du 29 novembre 1931 sous le titre Le Square. Square bourgeois parut dans Flèche du Sud, publié en 1937 chez Maurice D’Hartoy, et c’est à la page 16 qu’on lit : “ Un moineau bouge au milieu d’un petit arbuste rond, comme le feu au centre d’une lanterne vénitienne. ”

[32] Un instant interrompu par les hirondelles, Dandillot en revient à son propos : “ Il n’y a pas de lois qui gouvernent le monde ”, qui rejoint la leçon des oiseaux du Bois : “ Au-dessus d’un monde sans lois, ils volaient pour tuer le temps. ”  

[33] Il faut lire à ce sujet ce qu’en écrit Romain Lancrey-Javal dans Le Langage dramatique de La Reine morte, p. 89 et 100, P.U.F., Littératures modernes, 1995.

[34] Costals fait ici allusion non pas à une mosaïque, mais à la peinture, en effet trouvée à Pompéi, du boulanger Proculus et de sa femme, que le jeune Montherlant avait découverte à la p. 407 de l’Histoire de l’Antiquité d’Albert Malet.

[35] À rapprocher de ce que Montherlant écrivait dans Poules et autres bêtes, qu’on trouve soit dans l’édition posthume du Fichier parisien (p. 37) soit dans La Rédemption par les bêtes (p. 79), ce qui nous fait remonter à 1959, mais pourrait bien dater des années trente : “ Aussitôt qu’une compagne a une blessure, toutes viennent y becqueter ”, et l’on voit du même coup qu’en faisant d’Andrée la poule blessée, l’écrivain opère comme avec le chien qui asticote la chèvre dans l’Histoire naturelle imaginaire et qu’il assimile à Costals (voir la note 21).

[36] À rapprocher de “ là-dessous les poissons ne devaient plus voir clair, les pauvres ”.

[37] Rien à voir avec l’acception familière de “ pondre ”, mais il faut quand même rappeler, ici, la conclusion de Poules et autres bêtes, où l’auteur parle évidemment en son nom : “ Un jour qu’on me mettait des ventouses et que j’attendais, couché sur le ventre, que les trois minutes fatidiques fussent passées, l’infirmière, assise à mon bureau, qui était recouvert de papiers griffonnés, me dit : “Alors, vous pondez toujours  ?” Je n’imagine pas de meilleur mot de la fin pour cet essai sur les poules. ” (Le Fichier parisien, p. 39 et La Rédemption par les bêtes, p. 82-83).

[38] Une image que Costals, peu après, se promet de mettre “ un jour dans un de ses livres ” (1162), avant d’en faire l’annonce à Solange : “ Vous savez que je mettrai un jour dans un de mes livres une image qui m’est venue, sur vos dents, “comme celles d’un mouton décapité” ” (1168), mais il faut à ce sujet lire la page 37 de l’ouvrage de Sabine Hillen, Le Roman monologue Montherlant auteur, narrateur, acteur.

[39] À rapprocher de ce que l’auteur des Célibataires avait dit de Léon de Coantré sur le point d’expirer : “ droit, immobile, les yeux dilatés, comme une chauve-souris clouée contre un mur ” (R1 906).

[40] Un frisson qui s’éclaire par ce mot de Montherlant dans Duces : “ Tout le mal qui est fait sur la terre est fait par les convaincus et les ambitieux. ” (dans Textes sous une occupation, E 1495).

[41] P. 83-84 de l’édition originale, p. 162 dans Coups de soleil.

[42] P. 93 de l’édition originale, p. 167 dans Coups de soleil.

[43] Un mot qu’on trouvera dans la toute première lettre de Mémoires de deux jeunes mariées.

[44] Voir Montherlant sans masque, p. 361, Le Livre de Poche, 19920.

[45] Récit de Grete a paru chez Grasset en 1955. Voir à ce sujet, et pour l’extrait cité, l’article d’Henri de Meeûs Alice au pays de Montherlant sur le site www.montherlant.be.

[46] À rapprocher de ce qu’Andrée dira dans une des dernières lettres à Costals, en évoquant le bien que lui ont fait son absence et son silence : “ Ils ont été mon opothérapie ” (1523-1524), l’opothérapie visant à suppléer à l’absence ou aux insuffisances d’une glande à sécrétion interne par l’injection de substances similaires prélevées sur des animaux, et notamment de leur thyroïde.

[47] Dieu sait pourtant qu’il s’était montré moins complaisant avec Andrée quand il lui décrivait l’union charnelle comme une “ singerie ” (1019) et qu’il sera plus impitoyable encore quand il évoquera la “ posture grenouillesque ” des amants (1410).

[48] Le narrateur vient en effet de citer un vers de la Danse macabre de Baudelaire : “ les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts ”. 

[49] On serait tenté d’ajouter : sans égards pour son grand âge ou son infirmité.

[50] P. 103-105 de l’édition originale, p. 180-181 dans Coups de soleil.

[51] On en saura plus là-dessus quand sera enfin éditée la communication que Jean-François Domenget a donnée en janvier 1995 au colloque du Centenaire, et qui s’intitulait tout justement Parcs, jardins et squares chez Montherlant.

[52] Il y aurait une étude à faire sur la comparaison en général dans le cycle des Jeunes Filles et ailleurs, sur le modèle de ce qu’ont fait pour La Reine morte, et tous les deux en 1995, Romain Lancrey-Javal et Jean Foyard, le premier dans Le langage dramatique de La Reine morte (voir la note 33 ci-dessus), le second dans un article publié dans le n°5 de la revue Champs du Signe (p. 103-113) sous le titre “ Montherlant a-t-il mis trop de “ comme ” dans La Reine morte ? ” à partir d’un texte remontant à 1986. R. Lancrey-Javal, qui souligne l’importance du “ comme ” dans toute la pièce (p. 126 et p. 166-172), a notamment relevé les “ comparaisons sentencieuses avec les animaux ”, et il semble que, pour plusieurs d’entre elles, on puisse remonter aux Jeunes Filles : “ Toute ma vie se rouvre, comme la queue d’un paon qui se déploie ” (II,  III) renvoie à “ Toute sa vie s’ouvrit, comme un plumage de paon ” (1159) ; “ C’est à la fin du combat de taureaux que le taureau est le plus méchant ” (II,  V) reprend “ Le taureau de combat est dangereux surtout à la fin de la course (1377) ; quand Ferrante inverse le cycle normal d’une métamorphose : “ Chez l’homme, c’est le papillon qui devient un ver ” (I,  III), on se rappelle le “ ralenti cinématographique ” montrant “ la chenille qui devient un papillon ” dont il était question dans Les Lépreuses (1517), et le mot de l’Ecclésiaste sur la mouche qui gâte tout un vase de parfum a été ruminé par Costals (1269), puis écrit par Andrée (1525) avant d’être cité par l’Infante (II,  V).

[53] La métaphore dite in absentia, du genre “ Quel âne  ! ” ou “ He’s a tiger  !”, dont on aura un spécimen peu banal dans ce jeu de mots de Costals : “ Eh bien, ma petite fille, votre entêtement triomphe  ! La “mule d’appartement”, chère aux chausseurs, c’est vous  !… ” (1395). Il peut arriver par ailleurs que l’écrivain éclaire la valeur métaphorique d’un mot, dans ce portrait de M. Dandillot par exemple : “ Esprit fin, faux, têtu, naïf, ocellé, comme une peau de panthère, de plaques d’intelligence lumineuse et de plaques noires d’imbécillité… ” (1084). Mais il peut aussi s’en tenir à la stricte métaphore, que ce soit pour un adjectif (ainsi l’a-t-on vu parler de “ la rumination vaccine ”) ou pour un verbe : “ Moi, croire, siffla Costals, avec un atroce mépris ” (1209), ou encore : “ Là-dessus Costals réalise qu’on trouvera sa femme ravissante, et s’en pavane un peu ” (1413).

[54] Inutile sans doute de rappeler que les Français amateurs de cuisses de grenouilles sont pour les Anglais des froggies, comme les Anglais sont des rosbifs pour les Français.

[55] Trois choses à noter ici. D’abord l’intervention de l’auteur qui, en note, pose cette question : “ Des isards dans l’Atlas  ?… ”, car il sait bien que l’isard est le chamois des Pyrénées, mais la bévue n’a fait que renforcer le caractère prudhommesque du personnage. Puis la réplique de Solange, par quoi l’on passe d’une métaphore à une autre : “ Pourquoi l’appelles-tu maintenant un cochon  ? Il y a trois semaines, tu as dit qu’il était “un chameau sympathique”. C’était beaucoup mieux. ” Et enfin le contexte de cet échange, que Montherlant a placé à l’intérieur d’une scène pathétique : Mme Dandillot vient de dire à sa fille, qu’elle voit s’étioler : “ Je voudrais donner ma vie pour toi  ” et l’auteur est occupé à montrer que “ c’est dans l’amour de la mère pour la fille ” qu’il voit “ la forme la plus parfaite de l’amour de l’être pour l’être ” (1461).

[56] La stryge pour Costals n’est autre que la “ garce ”, la “ vamp ”, la femme qui anéantit l’homme. Mi-femmes mi-oiseaux et apparentées aux vampires, les stryges passaient pour voler les enfants. C’est ainsi qu’elles sont présentées dans le Satyricon (chap. LXIII), qui fut très tôt, comme on sait, l’un des livres fétiches de Montherlant.

[57] Costals définit Andrée comme “ la ménade de Saint-Léonard ”, Saint-Léonard parce que c’est là que vit Andrée. La ménade étant possédée par le dieu, on peut la ranger parmi les êtres hybrides.

[58] La passion de Montherlant pour les carnavals est si connue et il l’a tant de fois évoquée qu’on ne s’étendra guère sur le sujet, sinon pour rappeler qu’il fut en 1938 à Binche, où l’avait convié son ami Ventura García Calderón, alors ambassadeur du Pérou à Bruxelles. Voici d’ailleurs ce qu’il en écrit dans ses carnets de 1968 : “ Je ne me suis costumé qu’une fois, pour le carnaval de Binche (près Bruxelles) où je dansai sur la place publique, pendant que d’Annunzio mourait, avec l’ambassadrice du Brésil, costumé en taureau ; du moins ma tête costumée : recouverte d’une tête de taureau en carton. L’ambassadrice dit ensuite, paraît-il, que je l’avais “beaucoup déçue”. Je ne sais si je l’avais déçue comme danseur, ou déçue comme taureau. ” (La Marée du soir, p. 11, Gallimard, 1972). Deux photos aux pages 168 et 169 de l’Album Montherlant de la Pléiade montrent bien l’auteur des Jeunes Filles à Binche en 1938, avec sur l’une des photos le masque baissé et sur l’autre, relevé. Jacques-Napoléon Faure-Biguet, ami d’enfance de l’écrivain, a eu tort de situer l’événement en 1939, et plus encore de soutenir, car c’est pure fantaisie, que Montherlant avait reçu “ du bourgmestre de la ville, lui aussi déguisé en “Gilles” (sic), le titre de “Gilles d’honneur” ” (Les Enfances de Montherlant, p. 207, en note, Plon, 1941).