www.bigben.be
AccueilBiographieOeuvresBibliographieArticlesAudio & Video

Biographie

6. La mort de Montherlant

 

Quand le 21 septembre 1972, jour d’équinoxe, à quatre heures de l’après-midi, Montherlant, assis dans son fauteuil dessiné par David, se tira une balle dans la gorge, après avoir croqué une ampoule de cyanure pour être certain de ne pas se rater, la France du XXe siècle perdait un de ses plus grands écrivains.

L’existence de cet homme avait duré 77 années. Sur son bureau, trois lettres, la première à son héritier Claude Barat, les deux autres au Commissaire de Police et au Procureur de la République pour les informer de son suicide et éviter à ses proches les tracasseries d’une enquête.

Dans la lettre à Claude Barat, son héritier, datée du même jour, il avait écrit :

“Mon cher Claude, je deviens aveugle. Je me tue. Je te remercie de tout ce que tu as fait pour moi. Ta mère et toi sont mes héritiers uniques. Bien affectueusement.”

Sur ce document, l’écriture est grande et ferme malgré l’horreur de l’instant. Cependant, aux dernières lignes, il y a quelque chose de tremblé et de poignant. Le “Je’’ devient tout petit, et la finale des mots s’amoindrit. La mort est là qui va l’emporter.

“Fermez-vous, Portes éternelles”. Certains ont jugé sévèrement cet acte. Peut-être ont-ils eu tort, car un suicide appelle le silence, la pitié ou la prière. On ne se suicide pas par plaisir. Le suicidé est un être qui, confronté à un degré insupportable de douleur physique ou morale, décide d’en finir. L’Eglise l’a compris : elle accueille désormais leur cadavre et leur chante le Repos éternel. Mais la mort de Montherlant, où l’angoisse n’est pas absente, est davantage celle d’un stoïcien. Habitué à respirer à une altitude hors du commun, Montherlant a voulu que sa mort soit libre, “un acte de sa seule volonté”.

Ce stoïcien affirmait qu’il ne croyait pas en Dieu. Le général de Gaulle le décrivait “longeant indéfiniment le bord de l’océan religieux, que son génie ne quitte pas des yeux, ni de l’âme sans y pénétrer jamais” (lettre à Philippe de Saint Robert). Mais cet athée écrivait des pièces de théâtre où la religion est un des principaux ressorts : Le Maître de Santiago, Port-Royal, La Ville dont le Prince est un enfant, Le Cardinal d’Espagne.

Dans ses derniers Carnets, je note ceci, qui me semble ne pas être l’attitude d’un athée convaincu :

“On peut se suicider et avoir la foi.” (Carnets 1971).

“Cet homme qui se veut chrétien, s’est tiré un coup de revolver parce qu’ il n’était plus d’accord avec le monde qu’on nous a façonné. Il a fait un signe de croix sur le revolver, l’a baisé et allez-y.” (Carnets 1970).

“Qu’il serait tentant d’aller dans une chapelle sombre derrière le maître-autel, que ne peuplent que deux vieilles femmes et vous, que n’éclairent que vos “péchés”, bouquet de cierges brûlant à la gloire du Très-Haut, assister à une messe basse dite par un prêtre qui croit.” (Carnets 1970).

Montherlant, célèbre académicien, dont les pièces de théâtre et les romans faisaient la gloire, était un mal-aimé. La critique, surtout celle des intellectuels de gauche, le dénigrait ou s’en moquait, au cours des dix dernières années de sa vie. Elle le traitait de momie, mais à chaque livre publié, elle était obligée de reconnaître au milieu de sarcasmes, que le syle et le ton restaient royaux. Elle ne lui pardonnait pas sa solitude et son mépris.

“C’est en 1927 avec “Aux Fontaines du Désir” que l’on commença à m’insulter. En somme, cela ne fait que quarante ans.” (Carnets 1967).

Cet hypersensible, trop de fois blessé, vivait solitaire dans un entresol du quai Voltaire à Paris, au bord de la Seine. Un grand écrivain, même vieillard, même au sommet des honneurs, n’est jamais à l’abri. Les envieux, les haineux et les jaloux veillent dans l’ombre, et s’ils ne l’abattent pas de son vivant, ils profanent sa tombe.

“Aussitôt que je serai mort, deux vautours, la Calomnie et la Haine, couvriront mon cadavre pour qu’il leur appartienne bien à eux seuls, et le déchiquetteront.” (Carnets 1972).

Montherlant reçut un coup terrible à 75 ans. Un pamphlétaire infâme, que Mauriac, victime aussi de ses calomnies, avait stigmatisé d’“assassin de lettres”, attaqua Montherlant de la manière la plus basse, cherchant à le ridiculiser dans sa vie privée, son œuvre, ses mœurs et son physique.

Quand on connaissait la sensibilité extrême de Montherlant, on peut parler vraiment d’assassinat. Il garda le silence. Se défendre, c’était descendre au niveau de l’insulteur. Mais le petit nombre de ses défenseurs et la faiblesse de leur défense ajoutèrent à sa détresse. Un an plus tard, parut son dernier roman Un Assassin est mon maître, description clinique et romancée de l’angoisse d’un homme intelligent, isolé et sans défense, persécuté par un chef tyrannique. Aucune haine contre celui qui le persécute, mais l’analyse d’une extrême anxiété.

 

Je note ici quelques extraits pris au cœur du livre :

“Il ne trouvait pas en lui de haine, pas la moindre pour celui qui lui en montrait tant.”

“Le mal de l’âme mordait plus que jamais son organisme. Au réveil, pendant trente secondes, ses battements de cœur affolés (…) et tout cela dans une atroce odeur de bête femelle lui montant du diaphragme, et souvent il vomissait avec force pour s’en délivrer.”

“Le fait de ne pouvoir parler de son état à personne lui était pénible. Comment est-ce qu’on ne meurt pas de désespoir ? Sans intervention du cœur, du cerveau, ni de la moëlle etc. sans intervention de rien de physiologique. Foudroyé seulement par le sentiment moral du désespoir.”

Ce roman parut en 1971. Montherlant se suicida en 1972. Le titre était prophétique, un assassin est mon maître… Montherlant se tuait, non seulement parce qu’il devenait aveugle, mais surtout parce qu’il ne supportait plus ce monde horrible de mensonges, de bassesses, de haines et de compromis. Il échappait aux temps infâmes dans lesquels, prévoyait-il, “l’espèce humaine s’enfonce”.