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Articles sur Montherlant (hors presse)

182. Montherlant et la Bande dessinée, par Pierre Duroisin

Montherlant et Tintin

L’intérêt d’Hergé pour l’œuvre de Montherlant est bien connu et fut noté de longue date par tous ses biographes, qu’il s’agisse de Pierre Assouline en 1996, Benoît Peeters en 2002 ou Philippe Goddin en 2007, le premier rappelant même qu’en 1960 Hergé envoyait à Montherlant un exemplaire dédicacé de Tintin au Tibet[1] qui a fait et continue de faire des allées et venues sur la Toile. Au verso du feuillet de garde de l’exemplaire de Tintin au Tibet qu’Hergé a envoyé à Montherlant, on lit : « A Henry de Montherlant. Puisque Tintin (abul) a eu la faveur d’être évoqué par le Cardinal d’Espagne… / En témoignage de toute particulière admiration. / Hergé. / octobre 1960. », et les vendeurs successifs de ce rare album nous ont assuré en chœur que « Montherlant a consciencieusement rayé sur le second plat de cet album tous les titres qu'il possédait déjà, excepté Les Sept Boules de Cristal et L'Affaire Tournesol qui devaient manquer à sa collection[2] », avant d’ajouter que « Montherlant a en effet créé un personnage en hommage au célèbre garçon à la houp[p]ette dans une de ses pièces, mais [qu’] il s'agit de son Don Juan (La Mort qui fait le trottoir), autre pièce se déroulant en Espagne, dans lequel figure l’hilarant Don Tintin de Retintin ».

Ce qui est une étrange façon de présenter les choses. Il y a certes dans Don Juan, qui parut en 1958, c’est-à-dire deux ans avant Le Cardinal d’Espagne, un Don Tintin de Retintin en la personne du Second Penseur-qui-a-des-idées-sur-Don-Juan[3], et dans cette mesure, il était judicieux de souligner que Montherlant n’a pas attendu qu’Hergé lui dédicace Tintin au Tibet pour évoquer Tintin, mais enfin c’est au Cardinal d’Espagne qu’Hergé a lui-même fait référence dans sa dédicace.

Rappelons-nous la scène. Cisneros, s’adressant à l’un de ses secrétaires, Varacaldo, lui « montre un livre qu’il a tiré d’un tiroir » : « Ceci est à vous ? » L’homme s’écrie « avec une joie enfantine » : « Ah oui ! Monseigneur ! L’avais-je oublié ici ? » Et quand le cardinal lui répond : « Oui. J’ai cru que cela appartenait à un de mes petits pages. Mais Vallejo m’a dit que c’était à vous. (Lisant le titre.) Les Aventures merveilleuses du chevalier Bellaflor et du géant Tintinabul. Édition populaire. Cela vous intéresse ? », Varacaldo ne trouve d’autre excuse que : « C’est une récréation…[4] »

Cela dit, s’il est un mot qu’aucun des trois biographes[5] n’a voulu ignorer, c’est un mot du Maître de Santiago qu’on trouve à deux reprises dans la correspondance d’Hergé en juillet 1948. Il est alors en Suisse, où il espère « se remettre d’un nouvel accès de dépression qui le mine depuis quatre ans, et qui l’éloigne périodiquement de sa table à dessin et de ses proches[6] », et le 1er juillet, dans une lettre à sa femme, restée en Belgique[7], où il avoue sa lassitude de ce Tintin en quête perpétuelle d’aventures, « ce goût de l’aventure et du risque [lui étant] devenu étranger », il se réfère à Montherlant : « Dans Le Maître de Santiago, don Alvaro déclare à son ami : “Aux jeunes les aventures maritimes. Pour nous, il n’y a plus qu’une aventure qui compte : l’aventure intérieure[8]ˮ. »

Le mot d’Alvaro resurgit sous sa plume le 5 juillet dans une lettre à son ami et secrétaire Marcel Dehaye. Il lui explique qu’il a « mûri[9] » ; il évoque « la guerre, la Libération et son cortège d’ignominies, de lâchetés, de bassesses […], et puis l’âge, tout simplement l’âge », avant de redire ce qu’il a dit quelques jours plus tôt à sa femme : « Et comme dans Le Maître de Santiago : ‟À la jeunesse les grandes aventures maritimes ; aux hommes de notre âge l’aventure intérieureˮ[10]. »

Mais pour bien mesurer tout le poids de cette référence, il faut rappeler de quoi traite la pièce et aussi de quand elle date.

Alvaro Dabo a été sollicité par ses pairs de l’Ordre de Santiago : qu’il parte avec trois d’entre eux pour le Nouveau Monde. Il a refusé, pour toutes sortes de raisons, mais au jeune Letamendi (19 ans), troublé par ce qu’il vient d’entendre, il conseille de partir, et quand son ami Olmeda (62 ans) lui demande pourquoi, il répond : « Parce que, lui, cela n’a aucune importance. Les jeunes gens n’ont l’audace de rien, ni le respect de rien, ni l’intelligence de rien. À eux les expéditions maritimes, c’est bien ce qu’il leur faut. Mais les hautes aventures sont pour les hommes de notre âge, et les hautes aventures sont intérieures. Vous, Olmeda, restez[11] ! »

Voilà pour le contenu, mais il faut aussi replacer la pièce dans son temps.

Le Maître de Santiago a paru chez Gallimard en 1947 et sa création par le Théâtre Hébertot date du 26 janvier 1948. Hergé n’avait donc pas tardé à le lire. Alvaro est censé avoir 47 ans et son lecteur en juillet 1948 a un peu plus de 41 ans. Montherlant a été inquiété à la Libération pour avoir publié en 1941 Le Solstice de juin et son lecteur a été pareillement accusé d’avoir « collaboré » en publiant les aventures de Tintin dans le journal Le Soir contrôlé par l’occupant (« la Libération et son cortège d’ignominies, de lâchetés, de bassesses » de la lettre à Dehaye). La leçon d’Alvaro ne pouvait tomber en meilleure terre. Pendant ce qu’Assouline appelle « sa traversée du désert », les années 1944-1946, Hergé avait puisé dans la Lettre d’un père à son fils, l’un des essais majeurs de Service inutile paru en 1935, « un conseil d’une valeur inestimable » : « Ménagez-vous quelques périodes de déconsidération ; alternez-les avec des périodes où vous serez considéré. Quand vous vous serez aperçu qu’elles ont exactement le même goût, vous aurez fait un bon pas vers une vue saine des choses[12]. » Nourri comme il l’était de Service inutile[13], Hergé ne pouvait que se retrouver dans la leçon d’Alvaro.

Cela dit, revenons à la lettre à Dehaye du 5 juillet 1948.

Hergé vient à peine de citer Alvaro qu’il écrit : « Tintin est dépassé. Sa réussite ne m’intéresse plus. Le pommier fait ses pommes ; il ne se demande pas si elles sont aigres ou douces, ou sèches ou juteuses, ni si elles seront appréciées. Il s’en fiche royalement, il fait ses pommes. Point c’est tout. J’ai fait mes pommes, moi aussi. Et j’ai même eu l’avantage sur l’arbre de pouvoir constater qu’elles étaient appréciées. Elles étaient bonnes, en effet, je m’en rends compte. Mais il y a un temps pour tout, et maintenant, je dois faire autre chose que ces pommes-là. »

Ici encore, c’est un écho de Montherlant, qui, en 1941, avait écrit dans Le Solstice de juin : « L’artiste ne produit pour rien. Il produit son œuvre comme le pommier produit sa pomme, sans but et sans responsabilité, sans se soucier d’une recette pour qu’on s’en serve ni de l’usage qu’on en fera. Les naturalistes peuvent, si leur plaît, nous apprendre ce qu’est ce fruit, et s’il est comestible, et les cuisinières, dans l’affirmative, ont toute licence de l’accommoder à leur façon[14]. » Cette image du pommier qui donne ses fruits sans se soucier de leur destination sera souvent reprise par Montherlant[15], mais Hergé ne pouvait la connaître que par Le Solstice de juin et on voit qu’il ne s’est pas contenté de damer le pion au pommier : il ne doutait pas de la qualité de ses « pommes ».

L’ « autre chose » à quoi rêve alors le père de Tintin, c’est, comme chacun sait, la peinture, et l’auteur de bandes dessinées près de renoncer à la bande dessinée, c’est un peu, mutatis mutandis, le Montherlant de 1954 annonçant après Port-Royal qu’il ferme la page du théâtre pour y revenir deux ans plus tard avec Brocéliande. Hergé de même, à la fin de sa lettre à Dehaye, s’est déjà fait une raison : « Mes dessins doivent paraître […]. Il s’agit donc de trouver, que cela soit agréable ou non. Allons donc faire le pélican et donnons nos entrailles à bouffer à ces monstres de petits, afin de s’entendre dire un jour par ces mêmes petits monstres : « Zut ! Encore des tripes[16] ! » Et pour le coup, même si la figure du pélican s’ouvrant les entrailles pour ses petits est devenue commune depuis Musset, quand il s’agit du cri même du pélican ou de ses ouailles, on ne peut s’empêcher d’évoquer le Costals des Lépreuses gémissant à la seule idée de se lier à jamais à Mlle Dandillot : « Et toujours avec la même : “toujours la même ! toujours la même !ˮ comme le pélican : “des tripes ! toujours des tripes[17] !ˮ »

*

Montherlant et Alix

Si le lien entre Hergé et Montherlant est un sujet rebattu, on sait moins que Jacques Martin, le père d’Alix, collaborateur attitré d’Hergé entre 1953 et 1972, fut lui aussi un lecteur de Montherlant.

Il est inutile de rappeler que c’est le jeudi 16 septembre 1948 que les jeunes lecteurs et lectrices du journal Tintin ont découvert, avec une sorte d’émerveillement mêlé d’effroi, cet « intrépide » Alix qui, à plus d’un et à plus d’une, inocula sur le champ, et pour la vie parfois, le virus d’une Antiquité classique dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. Avec Tintin, ils avaient parcouru l’Europe, l’Afrique, l’Amérique et l’Asie ; avec Blake et Mortimer, ils s’étaient frottés à la science-fiction ; avec Alix, ces petits Gaulois du XXe siècle après J.-C. se préparaient, sans le savoir, à accueillir le latin, et dans son sillage le grec[18], comme la langue ancestrale. Évoquant l’ « heureuse » année 1935 qu’il passa au collège Albert de Mun, à Nogent-sur-Marne, Jacques Martin dira : « Le latin ne m’intéressait guère ; je trouvais les versions extrêmement pénibles, sauf lorsqu’il s’agissait d’un texte de Thucydide ou de tout autre morceau d’Histoire[19]. » Il n’empêche que, volens nolens, son Alix a ouvert à bien des petits garçons et à bien des fillettes la route qui les mènera quelques années plus tard à la langue d’où sortit le français qu’on parlait à la maison. 

Sans doute, mais Montherlant dans tout cela, où est-il ? Il est d’abord dans le rapprochement qu’a fait Jacques Martin entre l’école Saint-Euverte d’Orléans, « un ancien cloître gothique transformé en couvent au XVIIIe siècle et augmenté d’un bâtiment du XIXe » où il avait été mis en pension avant d’aller à Nogent-sur-Marne, et le collège Sainte-Croix de Neuilly tel du moins que Montherlant l’a transposé en 1969 dans Les Garçons, où il est devenu le collège Notre-Dame du Parc, ou simplement « le Parc ». À Sainte-Euverte, où l’on « formait, paraît-il, des imbéciles instruits », la vie de pensionnaire était tout sauf enviable : « Montherlant et Pagnol ont décrit la vie de pensionnat sous un jour peu favorable. Je peux certifier qu’ils n’ont pas exagéré, bien au contraire ! Nous devions assister à la messe le matin et au salut le soir. On nous faisait la lecture à table, et il était défendu de parler pendant les repas. Dès vingt heures, nous ne pouvions plus quitter le dortoir. L’hygiène laissait à désirer : nous n’avions droit qu’à un bain de pieds tous les quinze jours, et il n’était pas question de douche[20]. »

Montherlant ne fut jamais pensionnaire à Sainte-Croix de Neuilly, mais les pages qu’il a consacrées au « décor » de Notre-Dame du Parc, donnent à penser que Jacques Martin avait lu Les Garçons. La « vétusté » du Parc, qui « semblait tenir, dit Montherlant, du château fort, de la prison et du toril », avait certes des « raisons honorables », vu que « c’était en partie en rognant sur l’ostentation qu’on avait pu recevoir à l’école des enfants pauvres », mais le supérieur du collège « aimait cette négligence, qui rappelait à chaque instant que seul importe le spirituel », et « M. l’abbé de Pradts, moralement le second du collège, aimait lui aussi cette vétusté […] par coupable déviation réactionnaire », sans compter qu’ « une pointe de saleté, produite ou non par les siècles, était pour lui une des composantes, sinon nécessaire du moins très bienvenue, du “génie du christianismeˮ ».

Là où Martin et Montherlant ne s’entendent guère, c’est quand l’auteur des Garçons soutient que « les élèves à leur tour se sentaient plus à l’aise dans une boîte crado cent pour cent que dans des bâtiments neufs », les raisons qu’il avance étant assez particulières. Selon lui, « les ombres de la cradoterie enfouissaient et effaçaient tout ce qu’il y avait d’ombres en eux » et « la négligence des lieux leur permettait de se négliger, vêtements et corps ». L’hygiène et la propreté étaient choses à ce point étrangères à Notre-Dame du Parc que le supérieur du collège avait « refusé avec horreur » la piscine qu’un des parents fortunés avait proposé de faire construire en y contribuant de ses deniers et qu’ « une autre fois […], comme on faisait laver les mains aux élèves avant les repas », des parents ayant « protesté que cela leur donnait des engelures […], on avait renoncé à cette pratique sans trop de peine[21] ».

Cela posé, il fut bien dire que le nom de Montherlant, dans Avec Alix, ne se lit nulle part ailleurs qu’à la page 19[22], mais on s’en voudrait de ne pas signaler un « lieu » où l’auteur du Treizième César et celui d’Alix l’Intrépide se rejoignent par-delà leurs temps respectifs et leurs domaines propres, en clair l’ouvrage que le Parisien Montherlant allait consulter depuis de nombreuses années déjà à la Bibliothèque Nationale et que Jacques Martin, devenu Verviétois, par son mariage, en 1947, se vit alors prêter par la bibliothèque de Verviers : « Quand j’ai commencé Alix, je n’avais pas les moyens de m’acheter beaucoup de livres. J’étais donc obligé d’emprunter la documentation nécessaire aux bibliothèques publiques. À Verviers, je m’étais lié avec un bibliothécaire très aimable, qui me prêta des livres superbes et rares. Le plus précieux pour moi fut sans aucun doute le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Charles-Victor Daremberg et Edmond Saglio, qui comprend neuf volumes publiés chez Hachette entre 1847 et 1912. » Et notre dessinateur d’ajouter : « J’y trouvai la reconstitution du palais du roi Sargon à Khorsabad[23], une représentation du colosse de Rhodes, les modèles des navires utilisés par les pirates scythes, et bien d’autres documents dont j’ai tiré pari dans Alix l’Intrépide et dans les épisodes suivants[24] », tout comme Montherlant y avait trouvé le serment de l’éphébie que prononce le héros du Songe en 1922[25], les pages sur Mithra et le taurobole pour ses Bestiaires en 1925-1926, sa longue note sur les jeux de balle et de ballon dans l’Antiquité dans Earinus en 1929, l’évocation du culte d’Adonis dans Le Solstice de juin en 1940, et on en passe[26].

Le père d’Alix, qui avait dû restituer le précieux dictionnaire lorsqu’il quitta Verviers pour Bruxelles en 1953, nous dit qu’il a vainement tenté par la suite de se « procurer ces fameux volumes[27] ». Montherlant eut plus de chance, ou s’obstina davantage, qui acheta le Daremberg-Saglio en 1955[28], mais peu importe : l’essentiel tient à cette rencontre du dessinateur et de l’écrivain dans un des monuments de l’érudition du XIXe siècle. Quand Martin en a parlé comme il a fait en 1983, il a rejoint Montherlant « avouant » en 1969 qu’il avait passé « une partie de cet été brûlant à Paris, à relire, article par article, en le prenant depuis le début, le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio[29] ».

Il faut dire qu’en choisissant l’Antiquité (un peu par hasard, il est vrai[30]) pour tenter sa chance auprès d’Hergé et du journal Tintin, le dessinateur parcourait les terres mêmes du Montherlant qui, dès ses huit ou neuf ans, avait été envoûté par le monde romain en lisant Quo Vadis. Avec cette réserve que pour Jacques Martin, la révélation est venue de Salammbô, et d’abord par le cinéma, c’est-à-dire par l’image : « Au commencement était Salammbô. J’avais vu le film étant enfant, et je lus le roman une première fois pendant la guerre[31]», Quo Vadis ne l’ayant pas marqué plus durablement que Ben-Hur par exemple, dont la première édition française remonte à 1885, n’avait marqué Montherlant. Quand l’un disait en 1983 : « Les péplums chrétiens du genre de Ben-Hur, de Quo Vadis et des Derniers jours de Pompéi, qui m’avaient diverti autrefois, ne font plus partie de mon panthéon littéraire depuis fort longtemps[32] », l’autre avait écrit en 1957 : « Jeune homme, j’ai lu la plupart des romans “antiquesˮ qui furent publiés avant ou après Quo vadis : Aphrodite, Les Derniers Jours de Pompéi, Ben-Hur, Le Juif de la porte Capène, etc. Aucun d’eux n’a laissé la moindre trace dans mon esprit ; c’est donc qu’ils étaient médiocres, et c’est bien l’opinion que j’avais en les lisant », allant jusqu’à dire que « l’accusation portée […] contre Sienkiewicz d’avoir plagié Salammbô  et même Les Martyrs est non seulement inepte […], mais fort imprudente car elle fait ressortir la faiblesse de Salammbô et des Martyrs, œuvres de maîtres admirés, certes, mais si mauvaises que je m’en rendais compte en les découvrant, malgré le peu de sens critique de la dix-huitième année[33]. »

Mais enfin s’il est, par-delà toutes les divergences, un fonds commun aux deux hommes à côté du Daremberg-Saglio, ce sont bien les auteurs anciens.

Quand Jacques Martin a évoqué le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, il a tout de suite ajouté qu’il avait « lu aussi bien d’autres ouvrages, et d’abord les œuvres des Anciens : Appien, Aristophane, Diodore de Sicile, Dion Cassius, Hérodote, Pausanias, Pétrone, Platon, Pline, Polybe, Silius Italicus, Suétone, Tacite, Thucydide, Tite-Live… », et aussi qu’il avait « lu et relu », pour se rapprocher du langage de l’époque, les « Mémoires de César[34] ». Tous auteurs qu’on trouve sans surprise chez Montherlant, à deux exceptions près : Diodore de Sicile et Pausanias. Mais Diodore qui a beaucoup servi à l’auteur de Salammbô et Pausanias qui a laissé dans sa Description de la Grèce le témoignage d’un homme qui a voyagé presque autant qu’Alix dans le monde romain, étaient pour Jacques Martin des sources toutes désignées.

Cela dit, et tant qu’on est dans les rapprochements, on ne peut passer sous silence les pisciculi qu’a évoqués Suétone quand il s’est complaisamment étendu sur les débordements du Tibère retiré à Capri[35]. Montherlant les a évoqués à plusieurs reprises : dans La Rose de sable en 1932, dans Don Juan en 1958, dans le Bestiaire céleste en 1968, dans Les Garçons dès 1969 et plus explicitement en 1973 dans la version posthume du roman. Pour Martin, ce fut en 1974 avec Le Fils de Spartacus, où trois vignettes, les deux dernières de la page 29 et la première de la page 30, montrent « le préfet du Larius », dans sa piscine. Il accueille ses hôtes avec ces mots : « Lorsqu’il fait chaud j’adore me baigner en compagnie de mes petits dauphins qui me font des taquineries sous l’eau », et quand il sort de l’eau il dit : « Allez, mes petits poissons, laissez-moi ![36] »

Un autre tableau où Montherlant et Martin se sont retrouvés[37] est celui que donne à voir, dans le même album, la troisième vignette de la première planche. L’orgie bat son plein chez le nouveau préteur urbain, où « quantité de serviteurs, selon le récitatif de la seconde vignette, vont et viennent chargés de victuailles afin de combler les désirs de chacun », tandis que « sur un signe, selon le récitatif de la troisième vignette, de jeunes esclaves aux cheveux crépus présentent leurs têtes laineuses aux doigts gras, afin que les mangeurs les essuient avec volupté ». Ce geste que Jacques Martin a trouvé dans le Satyricon, quand Trimalcion, qui joue à la balle, claque soudain des doigts pour qu’on lui apporte son pot, se soulage, demande de l’eau, s’y rince les doigts et les essuie aux cheveux d’un esclave, digitos in capite pueri tersit[38], ce geste, Montherlant s’en était lui aussi souvenu en décembre 1925 dans la Lettre sur le serviteur châtié. Le maître a malmené son jeune serviteur pour une peccadille, mais quand il se fait apporter quelques heures plus tard un verre d’eau bien fraîche que le garçon lui recommande de boire lentement, il a « une inspiration pour lui montrer [qu’il s’est] adouci » et « sèche [s]es doigts mouillés sur ses cheveux[39] ».

Là où le dessinateur et l’écrivain furent moins d’accord, c’est dans leurs préférences respectives pour la Grèce et pour Rome.

Le Montherlant des années vingt, celui de La Relève du matin notamment ou des Olympiques, sacrifiait volontiers à l’hellénisme, mais on le verra bientôt s’en prendre aux « ratiocinations » de Socrate et de Platon avec une détermination qui culminera dans les années cinquante et soixante. Il n’a jamais pris les Romains pour des saints ni pour des anges (à preuve les trois épithètes : « crapuleux, héroïques, atroces », qu’il leur décerne dans ses « Notes de 1965-1966 » autour de La Guerre civile[40]), mais il ne cessera de dire, dans le même temps, que les Grecs, une certaine Grèce du moins, a beaucoup nui aux Romains : « Les Grecs avaient deux têtes, comme leur Hermès : une tête bien faite, pour bâtir, sculpter et dessiner, une tête mal faite pour philosopher. La philosophie grecque a été une des plaies de l’antiquité, et singulièrement la grande corruption de l’esprit latin[41]. » Ou encore : « Les Grecs, esprits faux, sophistes aberrants, ont mis en bouillie les méninges des pauvres Romains, affolés par le snobisme culturel[42]. »

Jacques Martin, à l’inverse, regrettait d’avoir fait de son Alix un jeune Gaulois : « Si je devais le recréer aujourd’hui, avouait-il en 1983, Alix serait grec et vivrait à l’époque de Périclès et de la guerre du Péloponnèse. Il s’y passait plus de choses passionnantes, et puis le raffinement de la civilisation grecque me convient mieux. Sur les plans humain, philosophique et esthétique, elle est beaucoup plus séduisante que la civilisation romaine, qui d’ailleurs lui doit beaucoup. » L’idée d’un Alix gaulois lui serait venue pour avoir lu en 1947 une étude de Gustave Glotz « révélant qu’une légion de mercenaires gaulois s’était battue en Syrie aux côtés de Crassus, au moment même où César soumettait la Gaule[43] ». 

Bref, Alix fut gaulois, se romanisa au fil des planches et devint, dès le premier épisode, « le protégé de César », lequel s’était intéressé à lui parce qu’à travers le témoignage du jeune garçon, il pouvait dénoncer le comportement du général Marsalla[44], client de Pompée, et donc atteindre celui-ci. Jacques Martin a voulu que, dans ses souvenirs de 1983, à côté de la reproduction de la couverture du premier album d’Alix paru en 1956 aux Éditions du Lombard, soit reproduite une vignette où figurent les deux rivaux, l’un disant : « César, il est temps de donner le départ de la course ! La foule s’impatiente », et l’autre : « Tu as raison, Pompée, transmets l’ordre au préteur[45]. » Il n’était pas de meilleur moyen pour apprendre au jeune lecteur de 1948 à reconnaître les deux hommes, en entrant, à pas feutrés, dans les arcanes de la politique romaine avant que la guerre civile n’oppose le représentant des optimates au défenseur des populares.

Voici cependant pourquoi, aujourd’hui enfin, j’associe l’auteur du Treizième César à celui des Alix.

J’avais entendu une interview de Jacques Martin à la radio (j’avoue ne plus savoir ni sur quelle chaîne ni qui l’interviewait) où il évoquait Montherlant et le regret que celui-ci avait émis auprès d’un tiers qu’Alix fût du côté de César plutôt que de Pompée. J’écrivis à Jacques Martin. De la réponse datée du 31 janvier 1975[46] qu’il m’envoya depuis Bousval, dans le Brabant wallon, où il résidait depuis 1972, je retiens  ces lignes :

Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Henry de Montherlant et il ne m’a point écrit ; comme je l’ai déclaré à la radio, c’est un ami commun qui m’a fait ces confidences et a précisé les remarques de l’écrivain concernant César et Pompée – à qui il me reprochait de ne pas avoir donné la vedette ! En ce qui concerne une rencontre, Henry de Montherlant l’a refusée, ne désirant plus se montrer dans un état diminué. Ce geste est bien dans sa ligne, l’honore, mais moi, je le regrette. Voilà !

On a reconnu dans le mot rapporté par Jacques Martin le Montherlant qui, après avoir adulé Jules César dans sa jeunesse, jusqu’à déclarer en 1923 que « l’espérance de pouvoir [le] retrouver dans une autre vie [l’a] aidé à supporter tel bombardement[47] », s’est déchaîné contre lui dans Duces en 1943, où il le traite, notamment, de « salonard », de « démagogue effréné » et d’ « imposteur[48] » ; l’a jugé d’un mot dans La mort de Pompée en 1958 : « César pleure un peu sur Pompée. Ensuite il confisque son patrimoine[49] » ; l’a raillé dans son carnet de 1963 : « Il y a du benêt de village, ou du collégien frustré, de l’ébloui en un mot (race qui me fait rire) dans César qui lâche tout pour une fatma royale[50] » ; a dénoncé sa prétendue clémence dans les « Notes de 1965-1966 » entourant La Guerre civile : « C’est à partir de César que la clémence commence de ne plus sentir bon. […] Il n’y a rien à faire : César faisande tout ce qu’il touche[51] » ; a de nouveau dénoncé son hypocrisie dans La Mort de Caton en 1969 : « César verse une larme de crocodile sur Caton mort, puis, en bon gendelettres qu’il était aussi, le bafoue publiquement[52]. » Tout cela étrangement combiné à un incoercible respect. L’auteur de La Guerre civile, dont l’action se passe dans le camp de Pompée, dit de César : « Il me fait horreur, j’estime qu’il devait être tué […]. Mais je me suis aperçu que je le respectais quand je me suis rendu compte que, eussé-je voulu le faire paraître dans ma pièce, je n’aurais pas osé lui faire dire des paroles de mon invention, je me serais réduit aux paroles que lui prête l’histoire ou la légende. [...] Peut-être mon respect pour César est-il du mauvais respect. Mais c’est du respect, et je n’y peux rien[53]. » Tel est le Montherlant qui avait regretté que Jacques Martin eût donné la vedette à César.

Les exégètes de Jacques Martin soulignent que « dans les années 1970, Alix a peu à peu pris ses distances avec César » et que « 1985 marque un point de non-retour » : « Dans Vercingétorix, Alix accepte la mission que lui confie Pompée contre les intérêts de César en raccompagnant le chef gaulois dans son pays[54]. » Je ne suivrai ni César ni Pompée à la trace dans les albums d’Alix, il me suffira de rappeler que dix albums seulement avaient paru avant la mort de Montherlant le 21 septembre 1972[55] et que Montherlant, qui n’avait certainement pas lu ces dix albums, n’avait pas eu le loisir de voir le nouvel Alix, lequel n’est d’ailleurs pas dupe de l’intérêt soudain de Pompée pour Vercingétorix. Quand Pompée constate avec plaisir qu’il est désormais dans son camp alors qu’auparavant il « luttai[t] pour [s]on adversaire », Alix lui répond : « Non. Il se trouvait que César défendait, à ce moment-là, le parti du juste. Cette fois c’est toi mais je suis certain que cette affaire sert parfaitement tes intérêts[56]. » Mieux, dès 1968 dans Le Tombeau étrusque, au jeune Octave disant, à la page 7 : « Les partisans de Pompée ne font pas de quartier », Alix a rétorqué : « Pas plus que ceux de César d’ailleurs !... »

Et pour le coup on pense au Caton de La Guerre civile de Montherlant, pompéien sans illusion, tel qu’il fut d’ailleurs dans la réalité, qui ose dire à celui qu’il a choisi de suivre : « Les buccins de César et les tiens sonnent en même temps. Et leur son est le même : on ne distingue pas ceux d’un camp de ceux de l’autre…[57] », qui dira plus loin, après une victoire sur les césariens dont le mérite lui revient très largement : « Avec leurs mêmes uniformes, leurs mêmes armes, leurs mêmes enseignes, on ne distingue pas nos cadavres de ceux de César. Et, sur tout le champ de bataille, un seul sang, le sang romain. Et rien que des vaincus des deux côtés[58]. »

*

Des vents contraires m’empêchèrent de répondre à l’invitation que Jacques Martin me lançait, dans son courrier du 31 janvier 1975, d’aller le visiter à Bousval, et j’en eus du remords. Beaucoup plus tard, j’espérai le rencontrer à une Foire du livre de Bruxelles où sa présence était annoncée. Malade, il n’avait pas pu y venir, et j’en eus du regret. Les pages qu’on vient de lire ne compenseront jamais ces deux rendez-vous manqués, mais elles m’auront au moins permis d’accueillir le père d’Alix et celui de Tintin dans le même laraire que l’auteur du Treizième César. On a les syncrétismes qu’on peut…

Pierre Duroisin



[1] Pierre Assouline, Hergé, Paris, Plon, 1996, p. 314.

[2] Une photo du second plat où figure cette liste fut jointe au dossier le 25 octobre 2024 par le dernier vendeur en date : La Librairie du Feu Follet.

[3] C’est la Double Veuve qui le présente sous ce nom à Alcacer, le bâtard de Don Juan (en III, II). « Retintin » redouble évidemment « Tintin », et de la façon la plus délibérée qui soit. Dans Les Lépreuses, en 1939, Montherlant avait eu cette formule pour présenter le « couple éternel », en l’occurrence M. et Mme Dandillot : « Nénette et Rintintin for ever » (op. cit., p. 1460 dans le volume Romans I de la Bibliothèque de la Pléiade), les poupées fétiches Nénette et Rintintin représentant le couple modèle, créé, semble-t-il, par Poulbot en 1913 et si bien chargé d’une valeur patriotique qu’on en fit un porte-bonheur pendant toute la durée de la Grande Guerre et dans les années qui suivirent. Preuve a contrario que le « Retintin » de Don Juan est bien le redoublement de « Tintin ».

[4] En III, I. Montherlant, pour faire mieux passer l’anachronisme, associe Tintin à un héros de Fernán Caballero, alias Cecilia Francisca Josefa Böhl de Faber (1796-1877).

[5]  Y compris Peeters, qui ne cite Montherlant que deux fois : à la p. 283, où il donne deux extraits d’une lettre de juillet 1948 à Marcel Dehaye que nous lirons ci-après en entier chez Philippe Goddin, et à la p. 364 pour dire que dans les années cinquante, où Hergé lit beaucoup, « parmi les contemporains, c’est toujours Montherlant qui a sa préférence » (Hergé Fils de Tintin, Paris,  Flammarion, 2002). Assouline, comme Goddin, cite plus volontiers Montherlant, et il n’oublie pas le mot d’Alvaro quand il dit que c’est à Robert Poulet qu’Hergé doit « la révélation de l’œuvre de Montherlant », Poulet et Montherlant s’étant « régulièrement fréquentés à partir de 1935 », et que « le Montherlant d’Hergé est essentiellement celui de trois de ses livres qui développent une même problématique, celle de l’action et de l’inaction », à savoir Service inutile, Le Maître de Santiago et Le Cardinal d’Espagne (Hergé, op. cit., p. 369).

[6] Ph. Goddin, Hergé Lignes de vie, Éditions Moulinsart, 2007, p. 13.

[7] Il s’agit alors de sa première femme, Germaine Kieckens.

[8] Hergé Lignes de vie, op. cit., p. 432.

[9] Comme il disait à sa femme que Tintin, même s’il est resté « petit de taille […] a mûri. Mûri au point de vouloir rentrer en lui-même et de pouvoir ainsi, enfin, contempler le monde… » (Goddin, ibid., p. 432-433). 

[10] Hergé Lignes de vie, op. cit., p. 13-14.

[11] En I, VI.

[12] Hergé, op. cit., p. 204-205.

[13] Assouline va du reste citer à la p. 224 un autre extrait de la Lettre d’un père à son fils cité par Hergé et recueilli par Numa Sadoul dans Entretien avec Hergé paru à Tournai, chez Casterman, en 1989 : « La seule supériorité de l’orgueil sur le vanité, c’est que la vanité attend tout et que l’orgueil n’attend rien » (voir le volume Essais de la Bibliothèque de la Pléiade, p. 724-725). 

[14] On trouvera ces lignes à la p. 101 de l’édition originale du Solstice de juin dans l’essai intitulé La Paix dans la guerre qui avait d’abord paru quelques mois plus tôt à Neuchâtel, en Suisse, chez Ides et Calendes (voir p. 16 de l’ouvrage). On en cherchera vainement l’équivalent dans les Essais de la Bibliothèque Pléiade, où La Paix dans la guerre, un texte propre à susciter la polémique, même longtemps après l’Occupation, fut réduit à peu de chose.

[15] Dans une note de 1951, où il cite un mot de Goethe évoquant son Werther : « Quand je fais une chose qui me convient, les conséquences ne me regardent pas. S’il y a des fous à qui sa lecture fait du mal, ma foi, tant pis », Montherlant dira : « J’exprime une conception analogue, nous avouons ne plus nous rappeler où, mais dont le sens était presque textuellement : je fais mes œuvres comme le pommier ses pommes : le pommier ne s’inquiète pas si ses pommes tombées seront ramassées, ni, si elles le sont, de quelle façon le cuisinier les accommodera » (Garder tout en composant tout, Paris, Gallimard, 2001, p. 296). Et fin 1952-début 1953, il dira à Pierre Sipriot : « Je vous rappellerai qu’il y a longtemps déjà, il y a vingt-cinq ans, dans Aux Fontaines du désir et dans La Petite Infante, je me suis rangé parmi les écrivains qui, dans toute leur œuvre, à peu d’exceptions près, écrivent quasiment comme s’ils n’écrivaient pas pour le public. Je me cite de mémoire : ‟L’écrivain donne son œuvre comme le pommier sa pomme, sans se soucier si elle sera ramassée et, si elle l’est, de quelle façon le cuisinier l’accommodera.ˮ Je n’ai jamais varié là-dessus » (P. Sipriot, Montherlant par lui-même, Paris, Le Seuil, Coll. Écrivains de toujours, 1953, p. 19), avec cette réserve que ce n’est ni dans Aux Fontaines du désir ni dans La Petite Infante de Castille qu’on trouvera la première expression de cette comparaison, d’ailleurs classique : « La Fontaine est un fablier, / Qui donne ses fables aux hommes, / À-peu-près comme le pommier, / Dans les champs, leur donne ses pommes », lisait-on déjà en 1798 dans Jean La Fontaine [sic], Comédie anecdotique en un acte et en prose de Jacques-André Jacquelin. Entendu qu’Hergé ne pouvait penser qu’à Montherlant.

[16] Pour toute cette lettre à Dehaye, on ira aux pages 13 à 15 du livre de Goddin.

[17] P. 76 dans l’édition originale (p. 1411 dans le volume Romans I de la Bibliothèque de la Pléiade). Élisabeth Le Corre a reconnu deux allusions du même ordre dans Colombe, une pièce de Jean Anouilh datant de 1951 : dans une réplique de Madame Alexandra : « Des tripes ! Tu ne lui as donné que des tripes, comme ton père. Et elle a envie de changer de menu », et dans une réplique de Tonton : « Des tripes. Toujours des tripes. À la fin les enfants du pélican font la moue. On peut avoir envie de changer de menu. » Mais É. Le Corre ne renvoie qu’à Musset (« Les ‟Comédies des Comédiensˮ de Jean Anouilh : Colombe, La Petite Molière, Ne réveillez pas Madame », Revue de l’Histoire littéraire de la France, 2010, n° 4, p. 859). Y ajoutera-t-on, pour faire bonne mesure, ce que Georges Brassens répondit, un quart de siècle plus tard, à Maxime Le Forestier lui demandant s’il avait écouté le dernier album de Jacques Brel : « Oh, des tripes, encore des tripes » ? (Brassens et moi, Paris, Stock, 2021, p. 30).

[18] Même si l’ennemi juré d’Alix leur apparut bientôt sous les traits du Grec Arbacès, fourbe comme il se doit et aussi malveillant que son homonyme, le grand-prêtre d’Isis, dans Les derniers jours de Pompéi. Des trois grands « méchants » du journal Tintin de ce temps-là : Rastapopoulos, Olrik et Arbacès, deux sont Grecs, mais on ne parviendra jamais tout à fait à voir en Rastapopoulos ce qu’on verra dans Olrik et Arbacès : une sorte d’incarnation du mal.

[19] Thierry Groesteen et Jacques Martin, Avec Alix, Tournai, Casterman, 1984, op. cit., p. 20.

[20] Avec Alix, op. cit., p. 19.

[21] Les Garçons, Paris, Gallimard, 1969, p. 72-73.

[22] Au contraire de celui de Marguerite Yourcenar que Jacques Martin a citée aux pages 62, 70, 121 (où il dit qu’il aurait « voulu lui dédicacer Le Prince du Nil », l’album, sorti en 1974, étant « directement inspiré de son chef-d’œuvre, les Mémoires d’Hadrien », mais qu’il y a renoncé par crainte « qu’elle ne se méprenne sur ses intentions ») et p. 127. Tout le livre est d’ailleurs mis par son épigraphe, un extrait des Yeux ouverts, sous le patronage de Yourcenar.

[23] Sur la première planche d’Alix l’Intrépide, on voit entrer dans Khorsabad une légion romaine commandée par un des généraux de Crassus, Flavius Marsalla, qui ignore encore à ce moment-là (mais il l’apprendra bientôt) que le gros de l’armée a subi une lourde défaite près de Carrhes, l’actuel Harran dans le sud-est de la Turquie à la frontière avec la Syrie, et que « le triumvir Crassus a été assassiné lors d’une entrevue avec le roi des Parthes, Orodès ». Dès la sixième vignette apparaît Alix, qui, en s’appuyant sur le bord effrité d’une balustrade, fait s’en détacher plusieurs moellons, l’un d’eux, comme la tuile de Ben-Hur, assommant le général.

[24] Avec Alix, op. cit., p. 63.

[25] Il avait déjà cité le serment en 1921 dans un article pour la Revue hebdomadaire : Le Reliquaire de la vie meilleure et l’autel de la Sainte Force, et il le citera de nouveau en 1924 dans le Chant funèbre pour les morts de Verdun.

[26] On consultera sur ce point, si l’on veut, la version de Montherlant et l’Antiquité que j’ai publiée en 2022 chez L’Harmattan et aussi mon article « Henry de Montherlant avec Victor Duruy, Louis Ménard, Charles Daremberg et quelques autres dans la ‟marmite des penseurs pensantsˮ », en clair la Bibliothèque Nationale, dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2011, 2, p. 187-220.

[27] Avec Alix, op. cit., p. 63.

[28] Voir Jean Datain, Montherlant et l’héritage de la Renaissance, Paris, Amiot-Dumont, 1956, p. 56 en note. Le Daremberg-Saglio, qui parut entre 1877 et 1919, compte en fait 10 volumes, un volume de tables ayant paru en 1929. Il est tombé dans le domaine public le 1er juin 1987 et il figure aujourd’hui sur la Toile grâce aux efforts conjugués des professeurs de l’université Toulouse-II-Jean-Jaurès, la nouvelle appellation de l’université de Toulouse-II-Le Mirail, et de la Mission Innovation Technologique et Multimedia.

[29] La Marée du soir, Paris, Gallimard, 1972, p. 69.

[30] J. Martin a clairement dit comment et pourquoi il avait choisi l’Antiquité du temps qu’il « cherchai[t] une idée originale susceptible de retenir l’attention de la direction » : « Après mûre réflexion, je décidai d’exploiter la passion que j’éprouvais depuis toujours pour l’Histoire. Je n’avais pas de préférence pour une époque particulière, et je résolus de présenter trois projets ayant respectivement pour toile de fond l’Antiquité, le Moyen Âge et l’Empire. Je m’attaquai d’abord à l’Antiquité afin de suivre l’ordre chronologique » (Avec Alix, op. cit., p. 45).

[31] Avec Alix, op. cit., p. 62. Le film est le Salammbô muet en noir et blanc de Pierre Marodom, sorti en France au début de 1925. Un peu plus loin, Jacques Martin dit : « En fait, je n’ai plus éprouvé de choc comparable à celui que m’avait procuré Salammbô que bien des années après, en lisant les Mémoires d’Hadrien, le chef-d’œuvre de Marguerite Yourcenar », paru, comme on sait, en 1951.

[32] Ibid., p. 62.

[33] Le Treizième César, Paris, Gallimard, 1970, p. 146-147 (et, avant cela, « Un roman décrié : “Quo Vadisˮ » dans Les Nouvelles littéraires du 8 mars 1962, p. 1, où le texte est daté de novembre 1957).

[34] Avec Alix, op. cit., p. 63-64 et p. 70 respectivement.

[35] Vie de Tibère, 44, 1.

[36] La référence à Suétone fut signalée dans l’ouvrage collectif, Alix L’Art de Jacques Martin, paru chez Casterman à l’occasion de l’exposition du même nom qui se tint en janvier 2018 lors du Festival de la Bande dessinée d’Angoulême. Le commentateur de cette vignette, à la p. 121, souligne l’anachronisme commis par Martin, Alix ayant vécu un demi-siècle avant Tibère, mais enfin cet anachronisme est délibéré. Bien avant cela, on avait eu dans Le Tombeau étrusque, dont l’album remonte à 1968, un « préfet de Tarquini » qui, en présence du jeune Octave, fait mine de précipiter Alix dans le bassin où s’ébattent ses murènes, alors que Vedius Pollion, le modèle historique de ce préfet, reçut d’Auguste, c’est-à-dire d’un Octave qui a pas mal vieilli, la leçon qu’il méritait. Mon propos du reste, en évoquant « les petits poissons » du Fils de Spartacus, n’est que de montrer un « lieu » où Martin et Montherlant se sont retrouvés.

[37] Et pour le coup tout à fait incidemment. Si on pourrait à la grande rigueur supposer que ce sont Les Garçons de Montherlant qui ont attiré l’attention de l’auteur du Fils de Spartacus sur ce passage de Suétone, l’ouvrage de Montherlant qu’on va bientôt évoquer était resté des plus confidentiel.

[38] En 27, 6.

[39] Voir mon article « Les mystères de la Lettre sur le serviteur châtié de Henry de Montherlant » dans Les Lettres romanes, 69, 1-2, 2015, p. 189.

[40] Voir p. 1352 dans l’édition complète de son Théâtre parue en 1972 dans la Bibliothèque de la Pléiade.

[41] Garder tout en composant tout, op. cit., p. 323-324.

[42] Ibid, p. 383.

[43] Avec Alix, op. cit., p. 84 et 85. Qu’il s’agisse de Gustave Glotz ou d’un certain Goedtz, comme l’avait dit Martin lors d’une interview réalisée à Bruxelles en octobre 1972 qu’on lira dans le n° 20 des Cahiers de la bande dessinée en mars-avril 1973, c’est un fait que Plutarque a noté la présence d’auxiliaires gaulois à la bataille de Carrhes, où ils sont commandés par le jeune Crassus, qui les a reçus de César, et qu’il a vanté leur courage (Crass., 17 et 25). À la p. 4 d’Iorix le Grand, dont l’album a paru en 1972, Martin fera carrément dire à Alix devant qui le proconsul de Thrace vient d’évoquer la bataille de Carrhes : « Je savais cela. J’y étais. » Un spécialiste de l’histoire romaine comme Giusto Traina n’a pas hésité à écrire au sujet des auxiliaires gaulois que leur histoire fut « évoquée dans le roman historique Winter Quarters, de l’archéologue et écrivain à succès Walter Duggan, et, plus récemment, dans les bandes dessinées de Jacques Martin » (Carrhes 9 juin 53 avant J.-C., Anatomie d’une défaite, Paris, Les Belles Lettres, « Histoire », 2011, p. 46 et p. 158, note 122, où l’auteur renvoie aux « albums Iorix le Grand [2004, à lire 1972] et C’était à Khorsabad [avec Cédric HERVAN, 2006]).

[44] On a dit de qui il s’agissait dans la note 23.

[45] Avec Alix, op. cit., p. 87.

[46] Le Fils de Spartacus avait paru en 1974 dans le journal Tintin et allait paraître peu après en album.

[47] Pierre Varillon et Henri Rambaud, Enquête sur les maîtres de la jeune littérature, Bloud et Gay, 1923, p. 111. Deux ans plus tôt, Montherlant avait composé un dialogue où un jeune homme lui ressemblant trait pour trait avait de même déclaré à l’ombre du divin Jules remontée des enfers : « Dans la guerre j’ai lutté contre la pensée de ma mort, jusqu’au jour où l’idée m’est venue que je te retrouverais là-bas ; dès ce jour-là, j’ai accepté », un texte que les lecteurs d’Anabases ont pu découvrir en 2013 dans « Le Jules César de Henry de Montherlant : dialogue avec une ombre » et qui fut repris en 2023 par l’éditeur turinois Nino Aragno dans Henry de Montherlant, Giulio Cesare Dialogo con un’ombra, avec une traduction du dialogue par Giovanni Balducci et une présentation de Giovanni et Giuseppe Balducci.

[48] Sa conclusion étant : « Il y a dans tout cela une vulgarité telle, qu’on est stupéfait que personne ne semble en avoir fait la remarque. Enfin on l’abat, mais ce faisan de génie a la cote pour l’éternité » (Textes sous une occupation, repris dans les Essais parus à la Bibliothèque de la Pléiade en 1963, p. 1494-1495). Les lecteurs de Malatesta, qui fut composé entre mars 1943 et février 1944, verront qu’à la même époque Montherlant parle de César sur un tout autre ton, mais c’est Malatesta, et non son créateur, qui, mourant, invoque parmi d’autres l’ombre tutélaire de César (IV, IX). Mieux, alors que dans les premières versions, Malatesta invoque l’ombre de Pompée aussi bien que celle de César, dans la version définitive de 1972, Pompée est rayé de la liste.

[49] Voir le volume Théâtre, édition complète de 1972, dans la Bibliothèque de la Pléiade, p. 1359.

[50] Va jouer avec cette poussière, Paris, Gallimard, 1900, p. 123-124.

[51] Théâtre, p. 1349. Ce « faisande » rappelle le « faisan de génie » de 1943 qu’on a lu dans la note 48.

[52] Le Treizième César, op. cit., p. 34.

[53] Théâtre, p. 1348.

[54] Voir Alix L’Art de Jacques Martin, op. cit., p. 76. 

[55] Le dernier était Iorix le Grand.

[56] Voir la 3e vignette de la p. 7.

[57] La Guerre civile, II, III.

[58] Ibid., III, II.