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Articles sur Montherlant (hors presse)181. Lettre au Site Montherlant de Clarisse Couturier-Garcia à propos de son livre Montherlant, moraliste des sens (octobre 2024)Avec cet ouvrage, fruit d’un travail de 4 années environ, j’ai eu envie de procéder à l’examen des procédés narratifs particuliers mis en œuvre par Henry de Montherlant. Nourrie des analyses de Michel Raimond, j’ai considéré les romans comme des terrains fertiles pour ma démarche. J’aime, bien sûr, le théâtre, même si je préfère la langue romanesque de Montherlant, mais il m’a semblé que les principaux travaux critiques que je connaissais portaient sur ses pièces. C’est d’ailleurs cette partie du corpus qui apparaît le plus souvent dans les anthologies scolaires que je fréquente dans mon quotidien. Et quand Montherlant s’invite à l’agrégation, c’est pour son théâtre, Le Cardinal d’Espagne en l’occurrence. Quelques extraits de Montherlant apparaissent dans les manuels : c’est la Reine morte. Une fois, dans une anthologie scolaire, je suis tombée sur Aux Fontaines du désir… Quelle surprise ! Bien sûr le dialogue entre les œuvres romanesques et dramatiques, comme Le Songe et L’Exil m’intéressait, les œuvres de Montherlant vont souvent par paires : Les Jeunes filles et Celles qu’on prend dans ses bras, Les Garçons et La Ville dont le prince est un enfant, Pasiphaé et la trilogie de la Crise des voyageurs traqués ou Le Chant de Minos. Mais comment embrasser tout sans mal étreindre ? Je craignais, à choisir le corpus entier de mon auteur, de ne survoler que les grands thèmes et me perdre un peu aussi. La polygraphie de Montherlant est un trésor mais c’est aussi un abysse dans lequel on peut se noyer et l’on risque de ne jamais finir son ouvrage, par souci de tout explorer. Or ma situation est celle d’une chercheuse qui préfère circonscrire mieux son terrain de jeu pour ne pas s’y perdre et rendre un travail peut-être moins ambitieux mais qui aboutit à une proposition que j’espère solide. Paradoxalement, le théâtre de Montherlant s’invite à mon bureau de professeur quand il évite celui de la chercheuse. J’ai pris un plaisir incroyable à mener l’étude de la pièce (dans son intégralité) Fils de personne avec des élèves de première générale avant la réforme. L’article que j’ai publié dans Livr’arbitres en 2021 raconte cette expérience. La posture de Georges vis-à-vis de Gillou a déchainé les débats en classe et a remué bien des âmes adolescentes avec cette réplique par exemple « Dieu des rigueurs humaines, Dieu des tendresses humaines, faites que jusqu’au bout je reste assez dur avec lui pour arrêter sur ses lèvres le petit mot qui me bouleverserait ». La question du genre de la pièce a aussi suscité un débat houleux qui aurait réveillé de sages académiciens. Quand un de vos élèves décroche un 20/20 à l’oral du bac de français pour une étude de la pièce de Montherlant, cela ne vaut certes pas un chapitre d’essai critique, d’étude monographique, mais cela donne le sentiment que l’on a rendu justice à un auteur tout en le rendant particulièrement sympathique à l’heureux candidat de 17 ans. Mes premières analyses portaient sur l’écriture du désir et de la sensualité, par la suite, la question des corps a surgi avec évidence. Les corps des personnages montherlantiens parlent de nombreux langages et la mise en mots de ces sensibilités variées m’a tenue en haleine. Au moment où Montherlant écrit, les auteurs et autrices qui lui sont contemporains prennent des positions marquées en termes de propositions énonciatives. Les règles sont interrogées, bousculées, les innovations sont nombreuses. Et Montherlant reste figé dans sa réputation de style classique et traditionnel. Pourtant, ses romans sont complexes dans le rapport qu’ils entretiennent avec les notions de points de vue, de discours et de narration. À la lecture des romans de Montherlant, la question de la fracture m’est apparue assez rapidement. Certes, on peut imaginer normal la différence entre un récit composé à la vingtaine et des œuvres portées par un sexagénaire. Mais il m’a semblé qu’il existait un point de bascule qui opérait un effet de miroir. Par exemple Les Bestiaires mettent en scène un double romanesque, Alban, le pur le blanc et son approche sacrée et mystique du mithraïsme, sa relation verticale au taureau et à l’opposé il y a Célestino, du Chaos et la nuit, le céleste renonçant, sombre, ombrageux personnage hanté puis transfiguré par l’agonie du taureau dans une représentation symboliquement horizontale. Tout se passe comme si Montherlant commençait par une vision syncrétique majestueuse de la mort et du monde puis par un mouvement de volte-face saisissait brutalement le sens de l’existence, l’échec de l’homme et la mort comme seule réponse. Dans cette perspective, ma réflexion s’est donc recentrée autour de la notion suivante : la crise. Barthes dans les années 60 dit bien que la littérature a toujours à faire avec le malheur, la souffrance le pathos des êtres humains, qui est son véritable sujet. J’y ai vu une clef. Partant du terme KRISIS, avec mon Bailly et sa fréquentation quotidienne imputable à mon statut de professeur de grec ancien, j’ai recherché les sens de ce terme si simple et si galvaudé au premier abord. En réalité, rien n’est simple avec les mots. Je me suis tournée vers la théologie pour mieux saisir mon intuition sur la crise. Je retiendrais surtout « la suspension du jugement », Montherlant dit : je réclame le droit à la suspension du jugement » (dans les Appels de l’Orient en 1925 ce moment (et l’aspect diachronique m’intéressait au plus haut point) où les certitudes qui servaient de fondations s’effritent lentement ou s’effondrent brusquement. On prête souvent à Montherlant cette figure austère de supériorité, de détachement et de certitude arrogante. Or à lire ses livres et paradoxalement surtout ses romans qui en disent tout autant, voire plus, de lui, on perçoit toutes les incertitudes, les questionnements et les doutes de l’homme qui a décidé de s’en remettre finalement au corps et ses sensations. Bien sûr, il analyse cette crise dans ses essais des années 1925. Néanmoins, je considère que les romans qu’il écrit à partir de cette époque sont bien plus révélateurs car la mise en fiction, la mise à distance abolissent instinctivement la dramatisation du propos de l’essayiste qui parle directement à son lecteur. Le truchement du personnage construit avec soin permet de se livrer avec plus de complexité et d’entièreté car mettre en scène nos marionnettes, aussi éloignées soient elles de nous, nous révèle encore plus intrinsèquement. Pour donner corps à ma problématique, il me fallait donc observer, à travers des œuvres précises comment la crise se déployait et quelles réponses littéraires étaient proposées. Du point de vue du corpus, celui-ci devait me permettre de dégager des thèmes, des motifs et des personnages en mesure d’offrir des réponses à mes interrogations. Lire et relire les textes de Montherlant m’a amenée à des réactions d’analyses différentes. Selon l’œuvre, je n’ai pas construit les mêmes approches. Et je n’ai pas totalement résolu mon hésitation entre les directions génériques, sociologiques et anthropologiques. Les œuvres ne m’invitaient pas toutes à m’interroger de la même manière. Dans certains cas, j’ai concilié deux approches : l’étude narratologique et l’étude thématique, par exemple, avec la tétralogie Les Jeunes Filles et le récit La Petite Infante de Castille. Du point de vue de la théorie littéraire, en effet, la forme polyphonique des instances narratives appelle encore à des approfondissements. Au moment où je travaillais cette partie, je faisais étudier à mes élèves Le Rouge et le noir de Stendhal, et il m’est apparu que parfois Montherlant faisait irruption dans ses livres comme ce dernier. Sautillant et taquin. Dans la Rose de sable, le schéma narratif et sa valeur symbolique me sont apparus hautement significatifs. La structure, l’architecture du récit et les procédés narratifs opèrent une mécanique qui définissent la crise et son objectivation. La mise en scène, la dramatisation si je puis m’autoriser ce terme, des relations entre personnages, Lucien, Ram et Guiscart, fait sens dans une perspective sensualiste. C’est un bal des corps qui en se liant ou en se détachant au gré de la fiction propose une vision du monde singulière et c’est la mise en mots, la mise en texte des signes qui révèle le regard du moraliste que je vois en Montherlant. Mais, simultanément, je me suis prise au jeu d’une lecture sociologique. Et la fréquentation des livres qui suivent m’a conduite vers la peinture des symptômes cliniques des psychopathologies sociales. Quant à la démarche thématique, elle s’est imposée d’elle-même par réseau d’intertextualité. La mort absurde de Lucien a fait écho en moi avec le meurtre commis par Meursault, le cheminement irrationnel d’Exupère dans Un Assassin est mon maître m’a paru être un pastiche grinçant (et réjouissant) du Des Grieux de l’Abbé Prévost. L’île de la Félicité de la Petite Infante de Castille semblait être une copie libertine de celle du conte de Marie d’Aulnoy. Les indices textuels ont rapproché ces œuvres entre elles par effets d’échos dans ma mémoire de professeur de lettres qui cherche toujours à tisser des liens entre les œuvres afin d’élargir la culture de mes lycéens. La fameuse question épineuse s’il en est, de l’ouverture dans les conclusions de commentaires de textes… En guise d’exemple de ces échos que j’évoque ici, je pense à la fameuse rue Vivienne à Paris, théâtre de la rencontre entre le narrateur en charge du récit cadre et son héros malheureux chez Prévost comme chez Montherlant. La scénographie des sens aura été également une part importante de la grille de lecture. Soulignons l’importance de la sensation comme prélude à l’écriture, « on écrit parce qu’on a ressenti » et on peut ajouter que cela apporte une dimension pathologique, c’est-à-dire une écriture qui se fonde sur le pathos défini comme rencontre d’un sujet affecté par le monde et d’un monde affectant le sujet. Si Kant considère cette émotion comme une perte de l’empire de soi-même, je m’appuie sur les propos de Patrizia Lombardo abordant Barthes et le pathos, Kant allant jusqu’à la comparer à une consomption, alors Montherlant prend le contre-pied et se range du côté d’un Barthes contre la Rhétorique d’Aristote quand il fait de son expérience de la féerie une poétique fertile. Et dans cette poétique montherlantienne, les personnages s’agitent, ils vivent, ils bougent. Ils nous émeuvent aussi. Afin de me garder de l’analyse psychologique des personnages, piège que je n’ai pas toujours su éviter, j’en ai conscience a posteriori, je me suis attachée à travailler les personnages comme des constructions sensibles. Ce défaut fait écho aux avertissements de l’auteur lui-même, dans Les Jeunes Filles, à propos de la confusion entre lui-même et ses personnages. Le piège de la lecture tendu par Montherlant m’a donné conscience que je me faisais duper mais ces aller-retour dans les confrontations des instances et la psychologie des personnages m’a semblé parfois être un jeu auquel j’étais tentée de jouer. Cela fait écho avec une question toute récente qu’un élève m’a posé alors que je reprenais une jeune fille sur sa tendance à se perdre dans une analyse psychologique des personnages de Molière en l’occurrence. « En quoi est-ce un problème de faire la psychologie des héros ? » m’a demandé Enzo, 16 ans. J’ai aimé cette question et elle m’a renvoyée à mon propre travail sur Montherlant. Le cache-cache avec les personnages donne du plaisir et mes changements de méthodes sont le résultat d’une conjugaison parfois peut être malhabile entre les réflexe de la chercheuse et l’adhésion de la lectrice. Qui sont tous ces êtres de papier qui m’ont tenu compagnie pendant cette écriture ? Ils ne sont opérants que dans l’activation des sens. Ils m’ont intéressée dans leurs fonctions sensorielles. Ainsi, ils pouvaient exister, c’est-à-dire surgir. Il me semble que pour saisir ce geste esthétique que je trouve singulier chez Montherlant, il fallait avoir lu de près et compris sa poésie. Cette partie de l’œuvre de Montherlant est relativement peu connue du grand public. Elle m’a apportée la satisfaction de travailler un matériau un peu confidentiel. Il a fallu explorer un contexte, celui de la Belle Époque, découvrir les références de Montherlant, c’est-à-dire des poétesses que je connaissais peu ou mal comme Marie Noël, Henriette Charasson, Renée Vivien. Il faut rappeler cet appel de Montherlant lancé en 1935 : « Aux femmes, l’avenir de la poésie ». J’ai proposé des rapprochements avec Yannis Ritsos par exemple sous la plume de qui on retrouve un vers qui est très montherlantien : « Comment concevoir en même temps le poème et le drapeau ? » (Sur une corde, traduit par Grandmont n°65) J’ai le sentiment d’avoir utilisé le corpus poétique comme élément, matière préparatoire à la lecture critique des romans. Puisque le corps et ses représentations étaient l’un des thèmes fondamentaux de mon étude, il m’a paru que la façon dont Montherlant le dessinait dans les Olympiques ou dans Encore un instant de bonheur était une sorte d’étape préparatoire à la construction romanesque. Dans Le Songe, Les Olympiques et Les Bestiaires, Montherlant met en scène le corps qui cherche à se perfectionner, voire à atteindre le divin : le champ de bataille, le stade et l’arène. La lutte du soldat, l’athlétisme et la tauromachie transfigurent le corps et permettent à l’individu d’atteindre « une humanité accomplie ». C’est l’image du KOUROS en quelque sorte. Ce qui a guidé mon travail, c’est l’évolution de cette vision. Sollicitant alternativement les outils de la narratologie et de l’étude thématique, j’ai mesuré le geste esthétique qui consistait à faire surgir, à construire les personnages par la scénographie des corps. Relire les œuvres toujours en se posant la question de la place du corps dans l’expression de la crise, voilà ce qui fut ma démarche. Quand je comprends que in fine le corps devient de plus en plus politique chez Montherlant, j’associe moralisme et sensualisme autour de cette fameuse crise. Mon étude a été guidée par le projet d’éclairer la construction littéraire des personnages et de voir en eux des vecteurs d’une vision singulière et fertile du monde. Cette vision n’a pas toujours été bien saisie par les contemporains de Montherlant dont je retiens ce mot : « Et quelle censure sera plus dure à mon égard que celle que j’ai exercée contre moi-même avec ce roman sur le monde colonial, La Rose de sable, achevé en 1932, après deux années de travail, et dont je n’ai jamais voulu qu’il parût ». (Solstice de Juin, p.156) Je me suis donné l’impression de cheminer dans le monde de Montherlant en suivant tour à tour un personnage puis un autre comme autant de fils d’Ariane menant à la pensée de l’auteur, à la compréhension de son intelligence du monde et peut-être à une proposition d’une façon de l’habiter avec sérénité si cela est possible. J’ai gardé cette formule de ce moraliste : « Comment nettoyer sa conscience ? En la frottant avec du réel »…(Carnets 1930/1944) Marie Sorel me disait qu’elle avait vu en Montherlant son professeur d’énergie. Je lui ai répondu que j’y voyais aussi un professeur de patience et de tolérance, avec le syncrétisme et l’alternance. Montherlant dit : « Écrire dans le désert, oui : c’est ce que je fais. Mais prêcher dans le désert ? non ». C’est un peu mon mantra de professeur certains jours… J’ignore si l’on peut vraiment parler de résultat mais le but de cette étude aura été d’ouvrir de nouvelles grilles de lectures de l’œuvre de Montherlant et d’en montrer son actualité ; j’aimerais participer d’une meilleure connaissance de l’œuvre et faire entrer celle-ci dans des propositions à destination du public du secondaire qui connaît peu ou pas, ou mal, cet auteur. J’en ai eu la preuve auprès de mes collègues du lycée. J’expérimente régulièrement la matière montherlantienne sur mes élèves de lycée. J’ai écrit à ce sujet un article où je détaille les manières d’associer utilement cet auteur au programme de première générale par exemple. Il me semble que l’on prive nos jeunes lecteurs lycéens de textes qui pourraient les nourrir heureusement. J’en ai obtenu des preuves tangibles. La pièce Fils de personne comme je l’ai déjà citée tout à l’heure, offrait une perspective très intéressante aux élèves qui étudiaient le parcours associé « Crise personnelles crise familiale » à travers la pièce de Jean-Luc Largarce Juste la fin du monde par exemple. Et on pouvait y associer en une trilogie pertinente Le Fils de Florian Zeller. De surcroît, la petite pièce Un Incompris est intéressante autour de la parodie du stratagème mélodramatique oscillant entre tirades moralistes et personnages courtelinesques cachés dans la salle de bain. Ayant parmi mes élèves des sportifs de haut niveau, en particulier dans le domaine de l’athlétisme, j’ai eu l’occasion d’expérimenter un travail de lecture et d’analyse des Olympiques : l’expérience des JO de 2024, 100 ans après la publication des Olympiques de Montherlant nous offre quelque occasion heureuse de relire cet opus qui surprend véritablement les élèves de 17 ans, dieux du stade en puissance. Je sais que la recherche universitaire s’oriente vers de nouveaux champs comme les Humanités médicales, les études Post-coloniales, les gender studies, le roman diagnostic ou l’écopoétique. Or les œuvres de Montherlant trouvent des résonnances dans ces domaines. Anaelle Touboul l’a montré avec sa thèse sur les figures de l’aliénation dans la littérature en prenant Exupère comme exemple. Hassouna Mansouri en fait de même avec sa thèse sur l’Afrique du Nord chez Montherlant abordant la question de l’anti-colonialisme. La question des bêtes est bien sûr présente dans L’Histoire naturelle imaginaire de Montherlant et fait écho à des questions de la représentation animale comme a pu le travailler Nicolas Picard dans sa thèse sur le grimoire animalier et les bêtes dans la prose à l’époque même d’écriture de Montherlant. La question du féminin serait aussi fertile quand on sait la fascination de Montherlant pour la femme enceinte ou quand on a l’esprit le genre trouble que l’on peut prêter au personnage de Ram dans La Rose de sable. J’ai terminé ma conclusion sur plusieurs pistes. Mais Colette aura été aussi une grande tentation et aurait pu faire l’objet d’un chapitre supplémentaire puisque je la fréquente assidument actuellement avec mes premières au travers de l’œuvre Sido par exemple, ouvrage très aimé de Montherlant. Enfin, l’écrivaine Isabelle Eberhardt, disparut à l’âge de 27 ans en Algérie me parait aussi une piste très intéressante dans ce qu’elle a de commun avec Montherlant dans sa vision du monde arabe, tant dans son écriture que dans son humanisme. L’a-t-il lu ? Connaissait-il sa vision de la colonisation ? La Rose de sable donne beaucoup d’écho à la destinée particulière de cette jeune femme aux multiples identités. |
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