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Articles sur Montherlant (hors presse)179. La rose de sable, de Henry de Montherlant, par Emmanuelle Caminade
Note : Publié sur l'Or des livres, le 24 décembre 2013 par Emmanuelle Caminade Henry de Montherlant, ce grand écrivain parfois décrié et souvent mal compris, n’est plus beaucoup lu à notre époque et c’est bien dommage. Plusieurs ouvrages [1] sortis à l’occasion du centenaire de la naissance de Camus ont fort heureusement remis à l’honneur ce précurseur de l’anticolonialisme et son fameux roman La rose de sable, un livre capital qui mit bien longtemps à nous parvenir. Ayant découvert l’Afrique du nord en 1926 et s’y étant particulièrement intéressé à “la condition faite aux indigènes [2] ”, le jeune écrivain - qui avait notamment séjourné trois fois dans l’extrême sud - avait acquis à ses dires “une assez bonne connaissance du pays”. En 1930, L’Exposition coloniale de Paris le décida à écrire “un roman dont un des personnages incarnerait la lutte entre le colonialisme le plus traditionnel et l’anticolonialisme”, ce à quoi il s’attela dans sa résidence d’Alger jusqu’en février 1932. Mais à son retour en métropole il prit conscience de la dégradation du climat politique général : “Mussolini et le nazisme à ses débuts ne cessaient d’attaquer la France” et “l’Italie ne cachait pas ses visées sur la Tunisie”. Aussi renonça-t-il à publier son livre car “en publiant un livre dont le personnage principal portait un jugement sévère sur l’occupation française en Afrique du Nord, [il] aurait fait sans nul doute le jeu de l’ennemi”.
En 1938, jugeant utile de mettre à l’abri La Rose de sable, il en fit imprimer soixante-quinze exemplaires intitulés Mission providentielle, non sans avoir supprimé certains passages qui lui paraissaient indésirables, puis il les dispersa chez des amis. En 1954 l’intrigue amoureuse du roman, détachée de sa partie politique, sortit chez Plon sous le titre L’histoire d’amour de “la rose de sable”. Et le public dut attendre l’édition Gallimard de 1968 précédée d’une édition de luxe en 1967 - pour pouvoir enfin lire La rose de sable dans sa version définitive, l’auteur lui ayant apporté quelques corrections stylistiques supplémentaires de peu d’importance, sans toutefois juger bon de réintégrer les passages supprimés [3] trente ans auparavant. La Rose de sable est donc l’illustration romanesque d’un sujet politique. Et l’auteur a donné à ce dernier la forme d’un roman d’éducation et d’aventure faisant découvrir à un héros “petit par les vues” mais “grand par le cœur” la réalité d’un monde inconnu, mais aussi celle d’un roman d’amour développant une intrigue dont la portée symbolique vient habilement renforcer son propos. C’est ainsi “une aventure de l’esprit ou de la conscience qui aurait commencé par être une aventure du cœur”. Montherlant y montre de manière très vivante et variée la réalité du colonialisme sur le terrain au travers des ordres et des actes, des paroles et des gestes de ses personnages, éclairant l’exploitation et l’humiliation des vaincus en détaillant tous ces “menus faits”, ces brutalités ordinaires et surtout cette condescendance dont se rendent coupables de multiples “tyranneaux” sans envergure et même des militants ardents défenseurs des idées de gauche. Et le narrateur s’attache en parallèle à analyser l’évolution du héros, jeune militaire idéaliste convaincu des bienfaits de la colonisation et soudain en proie aux doutes et aux contradictions quand il est confronté au réel, nous livrant les nombreux débats, les nombreux dilemmes qui agitent alors sa conscience. Tandis que discrètement, l’auteur lui-même intervient aussi dans le récit pour dénoncer l’injustice foncière sur laquelle repose le système colonialiste et notamment cette croyance en la supériorité d’une "race" sur l’autre.
Mais si La rose de sable est sans conteste un roman anticolonialiste - et même visionnaire - en avance sur son époque, ce n’est pas pour autant un roman engagé, Montherlant s’étant toujours défié des idéologies, ayant toujours combattu les idées toutes faites et les certitudes manichéennes. Ecrivain de la complexité, il aborde son sujet avec une grande lucidité et une grande finesse, portant le même regard acéré et nuancé sur le comportement parfois paradoxal des colonisés. L’action se déroule en 1932 pendant la période de pacification du sud marocain. Le jeune lieutenant d’Auligny vient d’arriver à Tanger, sa mère - qui espérait le voir réaliser au Maroc ses propres rêves de gloire - ayant intrigué pour l’y faire envoyer. Après avoir traversé le pays pour rejoindre le Sud, ce jeune homme issu d’un milieu bourgeois parisien, qui ne connaît pas grand chose du monde ni de la vie, prendra le commandement d’un "bordj" perdu au fin fond du désert. Il y découvrira les réalités de la colonisation, tout en nouant, vu l’absence de femmes dans ce monde d’hommes, une relation avec Ram, une très jeune indigène, une “cueilleuse de branche” remarquée dans l’oasis, à laquelle il demandera de se prostituer. Et cette relation se transformera en amour au sein d’un désert révélateur d’altérité. Honteux de cette autre France qu’il découvre mais aussi de cet inconnu qu’il ne soupçonnait pas en lui-même, le lieutenant Auligny se mettra en effet à aimer d’un amour pur et même purificateur - cette “rose de sable” à la naturelle “grâce florale” mais à la “froide inertie” de la pierre.
Et au travers elle, ce sont le Maroc et les Arabes, ces hommes vaincus et abusés, qu’il voudra aimer dans une sorte de processus compensateur, s’engageant dans une voie sans issue en tentant de réunir deux mondes inconciliables. Ayant compris le cynisme des ordres de ses officiers supérieurs en quête d’avancement, il se fera muter pour échapper à son devoir militaire, mais il sera abandonné par celle qu’il voulait aimer et, ironie du sort, perdra bêtement la vie au cours d’une émeute urbaine, tué par ces Arabes [4] qu’il refusait de tuer … L’auteur a adopté une construction claire et équilibrée comportant deux grandes parties de quatorze chapitres chacune et s’avérant particulièrement signifiante. Dans le dernier chapitre de la première partie - intitulée Les cueilleuses de branches -, la révélation soudaine de l’amour chez le héros opère un renversement, modifiant en profondeur son regard et éveillant véritablement sa pensée. Un renversement annonçant la seconde partie dont le titre ironique, Mission providentielle [5], met l’accent sur les objectifs “civilisateurs” - reposant sur une conception profondément raciste - de colonisateurs se prétendant le bras salvateur de la Providence. Tout au long de cette partie “politique”, l’idéologie coloniale va ainsi être remise en question, l’observation concrète des peu glorieux “faits de surface” qui avaient dérangé le héros s’élargissant, en distinguant “le corps profond” de “ce qui affleure”, à une prise de conscience plus globale du système. Ces deux parties se font de plus habilement écho. Le premier chapitre du livre et l’avant-dernier réunissent ainsi Pierre de Guiscart, ancien camarade de classe et sorte de double contrasté du héros quand le parcours initiatique d’Auligny va commencer ainsi qu’au moment où il va s’achever. Et le chapitre final consacrant le triomphe de Mme d’Auligny semble, lui, répondre inéluctablement au deuxième chapitre qui avait présenté au lecteur le royaume parisien de cette mère sacrifiant son fils à sa gloire. La Rose de sable s’insère alors dans la matrice de ce personnage que n’effleure aucun doute ni scrupule, de cette divinité monstrueuse mortifère, emblématique du désir de domination, de cette vanité qui, au-delà de la recherche du profit, régit immuablement le monde en drapant sa violence dans le mensonge. Montherlant en effet ne croyait pas qu’on puisse changer l’essence du monde … Les choix narratifs appuient par ailleurs parfaitement le propos de l’auteur soulignant notamment la complexité de la vie et l’incommunicabilité des mondes… Montherlant entremêle savamment trois instances narratives : les personnages s’exprimant dans les dialogues, l’auteur s’adressant directement et souvent malicieusement [6] au lecteur, et le narrateur. Un narrateur extérieur partiellement omniscient, ce qui lui permet de montrer un monde arabe impénétrable et incompris, vu uniquement de l’extérieur au travers des regards portés par les Européens (ou même parfois par d’autres Arabes), ainsi que les malentendus au sein même des Français qui se côtoient et dont ils sonde les motivations intimes. Entraînant le lecteur dans les subtilités de la pensée de Guiscart et dans ces doutes et ces contradictions épuisant le lieutenant d’Auligny, le narrateur met en lumière leur énigme, l’écart entre ce qu’ils sont et l’image qu’ils donnent ou veulent donner à voir. La narration, globalement linéaire, ménage toutefois quelques ruptures spatio-temporelles, le narrateur nous entraînant parfois à Alger, mais surtout à Paris dans ce long flash-back du deuxième chapitre retraçant l’ascendance et la formation du héros sous l’emprise de sa mère. Et Montherlant n’hésite pas à insérer plusieurs lettres - ou autres documents - dans son récit, cultivant par ailleurs son amour de la "dissertation" dans de nombreuses parenthèses. Une tendance digressive que vient équilibrer une tendance elliptique, l’auteur n’abusant pas des descriptions et maintenant un certain nombre de non-dits propices au mystère qui laissent place à l’imagination du lecteur.
Si l’écriture fluide de l’auteur reste classique, du moins dans sa syntaxe, elle reste toujours simple, claire et vivante. Rien de trop "surécrit" chez lui ! Il fait preuve d’un souci évident d’éviter les clichés, recourt abondamment aux termes locaux et s’efforce de donner à ses personnages indigènes un parler authentique. Il y a ainsi beaucoup de couleurs, de sonorités, dans ce récit imagé dont les descriptions évitent le piège de l’orientalisme et exaltent plutôt le naturel de la vie au travers de l’harmonie des paysages et des animaux - et notamment des oiseaux - dont la libre innocence répond aux cris insouciants des enfants. Et il prend visiblement plaisir à inventer, à composer des mots, nous régalant de ses néologismes plein de moquerie et d’ironie [7]. Document historique sur la colonisation et roman anticolonialiste, La rose de sable est plus largement encore une satire drôle et décapante de la société d’une époque ciblant principalement sa charge sur les piliers de l’ordre social bourgeois, l’armée mais aussi la religion, établissant entre les deux un audacieux parallèle [8], mais n’épargnant pas non plus les artistes ni les littérateurs, les femmes - mais aussi les hommes - les socialistes, les communistes et même les quelques aristocrates survivants. Montherlant y traque les idées toutes faites, les stéréotypes qui élaborent une vision déformée de l’autre et de soi-même, une vision fallacieuse du monde. Au travers de tous ces portraits témoignant d’un sens aigu de la psychologie, de toutes ces observations pertinentes teintées de dérision et de toutes ces réflexions condensées en formules faisant mouche, ce que vise l’auteur semble en premier lieu la bêtise et le mensonge, la médiocrité et la vanité. Son jeune héros, victime de son éducation, de la société dans laquelle il évolue, va en quittant ce milieu étouffant enfin pouvoir commencer à exister : sa pensée va s’éveiller à l’expérience de la vie, de ses émotions et de ses souffrances. Mais il ne pourra jamais totalement s’en abstraire, semblant piégé dans ce roman par Madame Auligny cette mère dominatrice au rêve triomphant qui régit son destin. Et tout en s’attaquant à l’ordre établi, Montherlant soulève des problèmes philosophiques ayant trait à la nature humaine, à la domination et à la soumission, à l’être et au paraître, au réel et à l’illusion, à l’incommunicabilité entre les mondes et à la profonde solitude des hommes, amenant le lecteur à s’interroger sur sa vie. A côté d’un héros sans grande personnalité mais sensible et charitable, vulnérable aussi dans son désir d’être estimé et aimé, la conception de la vie de Pierre de Guiscart - personnage préfigurant l’écrivain Pierre Costals dans Les jeunes filles -, s’affirme à l’opposé. C’est un artiste, un peintre célèbre, intelligent et désabusé d’une extrême lucidité sur lui-même, une sorte de don Juan égoïste épris de plaisir et de liberté, un opportuniste obéissant aux pulsions de l’instant, indifférent à l’approbation de l’autre mais capable de “renoncement” - assorti il est vrai d’un certain panache "aristocratique". Les deux hommes, qui appartiennent à “deux espèces différentes”, présentent de plus chacun des tendances contradictoires car “chacun de nous est un monstre d’incohérence”, et “les caractères qui se tiennent n’existent qu’au théâtre et dans les romans” ! Si beaucoup auraient tendance à voir un autoportrait de l’auteur dans le second quoique un peu caricatural et provocateur - , on décèle aussi des traits de Montherlant dans le premier. L’auteur a en effet toujours aimé brouiller les pistes comme ce Guiscart multipliant les identités et les logis - et il n’hésite pas non plus à faire tenir à ses personnages, ou même au narrateur, des propos totalement opposés à sa pensée. L’homme sera ainsi toujours une énigme pour les autres et le comportement de Guiscart comme celui d’Auligny surprendront le lecteur jusqu’à la fin du roman.
Plus de quatre-vingt ans après son écriture, La rose de sable a plutôt bien vieilli. Et, du fait de la richesse de son contenu et de la maîtrise romanesque de son auteur, on lit avec grand intérêt et plaisir, et même parfois avec avidité, ce long roman de près de six cents pages [9]. Extraits de La rose de sableCh. III, p.62/63 (…) Le colonel plut à Auligny, qui lui trouva l’air militaire. Il avait le front genre carte au 10 000e, avec vallées, fleuves, hachis de montagnes, des sourcils en broussaille, des poils en haut des pommettes, qu’on ne saurait dire pourquoi il ne rasait pas (“Le colonel Rugot ? Ah oui, celui qui a du poil aux yeux!”), le cheveu rare et ramené, la moustache châtain, rasée en dessus et en dessous, et, du nez au menton, deux grandes rides profondes, les rides du commandement, et sous le menton un peu fuyant, sous les maxillaires, un système compliqué de plis du commandement, de peaux qui rappelaient le cou de la tortue, tout cela créé par l’habitude d’attraper les gens, ou simplement de parler sec. Ce modelé du bas du visage est le même chez tous les hommes qui sont obligés, par leur fonction, de donner le coup de gueule et de faire le méchant : adjudants, contrôleurs en chef des tramways, le Coleone, chefs de chantier aux colonies, etc. Cependant, vu sous un certain angle, qu’en tâtonnant, et avec quelque subtilité, on arrivait toujours à découvrir, le colonel avait presque l’air d’un penseur. (…) Ch. IV, p. 83/84 (…) Et Ménage de rire aux éclats. Et Jilani de rire aussi, d’un rire interminable, toujours rebondissant quand on le croyait terminé. Auligny croyait comprendre pourquoi Yahia et Jilani riaient tant. Quand on vous offense, et qu’on ne peut répondre, que faire, sinon prendre la chose en plaisanterie ? Tout ce temps, un des fils de Jilani, un enfant d’une douzaine d’années, accroupi par terre, regardait au dehors par la fenêtre, sans jamais se retourner vers les assistants, sans prendre part au repas, sans jamais dire un mot, ni qu’on lui en dit un, pareil à une femme qui boude. “Terribles enfants, pas encore hypocrites, songeait Auligny. Celui-là ne fait pas l’homme du monde, et ne déguise pas ce qu’il pense de nous. Et ce qu’il pense, c’est évidemment ce qu’on pense dans sa famille, comme il arrive toujours. Me voilà renseigné sur Jilani.” Au moment de partir, Ménage, désignant le régime de dattes, à peine entamé, qui se trouvait au milieu du tapis : “Voilà un régime qui ferait bien, suspendu au plafond de ma chambre, à L…, comme le bouquet de gui sous lequel on s’embrasse !” A l’instant Jilani le lui offrit. Auligny était écoeuré, non pas du tout dans une “arabophilie” qui n’était pas la sienne, mais dans cette bonne éducation froissée. Jilani les accompagna un peu. Le vieux caïd, qui avait dû se terrer quelque part durant la visite, était sorti de son trou, et suivait à quelques pas derrière, sans que personne lui adressât la parole, comme un chien. Bientôt Ménage se tourna vers Jilani et lui dit : “Voilà, tu peux t’en retourner.” Ce “maintenant qu’on a bu ton thé, on t’a assez vu”, parut à Auligny quelque chose d’incroyable. Il est vrai que Jilani offrant son thé, était en service commandé. Quand il fût parti : “J’aime bien le choquer quelquefois, dit Ménage en riant. Il faut ça. On peut être familier avec eux, mais il ne faut jamais cesser de leur rappeler qu’ils ne sont pas les maîtres.” (…) Ch. XII, p. 276/277 (…) Depuis sept semaines qu’il était dans le Sud, jamais l’idée lui était venue de regarder le coucher du soleil, autrement que d’un regard distrait, et lorsqu’il trouvait ce phénomène sous les yeux. Mais, ici, il était dans l’état d’esprit du Parisien qui ne verra même pas le ciel, s’il s’agit du ciel de Paris, et s’extasiera à son endroit, s’il passe une journée à la campagne. C’était aussi sa première nuit sur la dune, en plein désert, et il voulait écrire là-dessus à Mme d’Auligny une lettre littéraire, avec descriptions à la clef. En effet, l’imagination saharienne (mirages, couchers de soleil, oasis enchantées, réminiscences bibliques, etc) n’est pas seulement le lyrisme des gens qui ne sont pas poètes. Elle a une arrière-pensée patriotique qui au début avait échappé à Auligny. L’imagination saharienne (ou marocaine) peut être synthétisée toute entière dans la comparaison que fit le général Drude à ses troupes se rembarquant. En bas, leur dit-il à peu près, vous voyez la mer bleue ; au-dessus, Casablanca la blanche ; et au-dessus encore le ciel rouge du couchant : c’est l’image de notre drapeau que vous avez déployé sur le Maroc. Depuis lors, toute description du Maroc ou du Sahara en revient toujours à figurer peu ou prou, comme dans l’allocution du brave général, le drapeau tricolore. L’imagination saharienne travaille à augmenter la valeur morale de la terre que nous conquérons, et à faire passer plus aisément les sacrifices de tout genre que nous coûte cette conquête. (…) Ch. XIV, p.303/304 (…) Qu’était-ce alors que son petit désir pour Ram, jusqu’à ce jour ? Le registre change, le ton s’élève. Des sentiments qui parlaient chez lui en sourdine vont y prendre une voix dominante. Sous l’influence de son amour pour Ram, ces hommes autour desquels sa sympathie a toujours tourné, maintenant il les aime. Mais, soulevé par cette grande lame, il dépasse son éducation, le rôle qu’on lui a confié, son devoir même peut-être : en cet instant, ces hommes, il les préfère à ses compatriotes. Mouvements redoutables! Il est entré dans le jeu social sous les couleurs d’une équipe; on savait exactement ce qu’il était, ce qu’on devait attendre de lui. Et ne dirait-on pas qu’au beau milieu de la partie il change de maillot, se met avec l’adversaire! Il a cessé de voir à travers les idées qu’on lui a apprises, les lunettes qu’on lui a données. Maintenant il voit avec ses yeux à lui, et il oblique, prend une autre direction. Où va-t-il ? Dans le même instant où son amour, comme pour prouver qu’il est bien de l’amour, le rend triste alors qu’il a toutes les raisons d’être heureux (il se sent si inférieur à elle, si indigne d’elle, cette petite Bédouine prostituée!), son esprit vole en avant, déjà découvre la terre inconnue. Avec une témérité naïve, il lui semble qu’il devance ses camarades, ses chefs, voit des choses qui leur sont cachées, et met la main, en jeune conquérant, sur une vérité plus vraie que la leur. (…) A propos de l’auteurNote sur Emmanuelle CaminadeEmmanuelle Caminade écrit sur L’or des livres, le blog littéraire qu’elle a créé, et est aussi rédactrice à La Cause littéraire. Notes[1] Notamment l’essai de Maurice Mauviel Montherlant et Camus anticolonialistes, ainsi que l’essai-fiction de Salah Guemriche, Aujourd’hui Meursault est mort …
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