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Articles sur Montherlant (hors presse)

168. Mémoire : plaidoyer et réquisitoire d’un auteur moraliste, Henry de Montherlant,
par Adrien Vezzoso

Note

Adrien Vezzoso, est un écrivain né en 1986, et professeur de lettres modernes.

Dans Mémoire, Montherlant se défend des accusations portées contre lui pendant l’Occupation. Ce texte écrit à la Libération ne sera publié qu’en 1976, après la mort de l’auteur.

Source : https://journals.openedition.org/babel/3401?lang=fr

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1. Jusqu’en 1940, encore fraîchement auréolé du succès des Jeunes Filles publié de 1930 à 1939, Montherlant est une figure d’autorité dans le paysage littéraire français. A cette époque, des auteurs aussi différents que Breton et Bernanos le considèrent comme le plus grand des écrivains vivants et il suscite l’admiration de Gide, Mauriac et Malraux. Quatre ans plus tard, à la fin de la guerre, il est mis au ban de cette société littéraire, y compris par ceux qui l’estimaient jusqu’alors. Le C.N.E. publie dès 1944 une liste d’écrivains soupçonnés de collaboration avec l’ennemi et le nom de Montherlant y figure aux côtés de Brasillach, Drieu la Rochelle, Céline… Exécutions, exils, interdictions, on sait de quoi sera faite cette période d’épuration intellectuelle. Paradoxalement, aucune œuvre de Montherlant ne sera interdite à la publication après-guerre et selon les dires de l’auteur : « dans aucune période de ma vie […] il n’a paru autant de livres de moi que durant les trois années qui ont suivi la Libération »[1].

L’acte d’accusation

2. La pertinence de cette mise à l’index peut donc interroger : est-ce une mesure rapide, prise à une époque de tumultes et dans laquelle il faut livrer des têtes pour satisfaire un violent désir de purge irraisonnée, ou bien le C.N.E. s’est-il montré particulièrement indulgent à l’encontre de Montherlant quant à la sanction infligée ? Car Montherlant a bien reçu un an d’interdiction de publication en 1946 par le Comité national d’épuration, mais avec un effet rétroactif, ce qui rendait caduc cette décision. Selon l’auteur « cette condamnation était de pure forme »[2] et venait sanctionner des publications d’articles dans la presse vichyste et la parution du Solstice de Juin en 1941, ouvrage jugé collaborationniste par l’intelligentsia de l’époque, et pourtant, interdit par les Allemands à sa parution. Celui qui se présentait comme antimunichois viscéral dans son ouvrage l’Equinoxe de Septembre paru en 1938 ; celui qui s’était battu contre l’Allemagne dans les tranchées ; celui qui semblait porter des valeurs proches des idées de gauche avec la condamnation de l’agression italienne en Éthiopie et son adhésion au Congrès international des écrivains antifascistes ; celui qui, alors qu’il est réformé en 1939, se porte volontaire pour le front et y est blessé, cet homme aurait-il été sympathisant du national socialisme ? Sont-ce les attentes déçues de ceux qui pensaient voir Montherlant comme un chef de file de la Résistance à l’occupant dès la débâcle de 1940 qui se retourneront contre lui à l’heure du bilan ?

3. Dès l’armistice l’auteur se tait et adopte une posture de retrait face aux événements traumatisants que toute une génération est en train de subir avant de publier le Solstice de Juin à l’automne 1941. L’œuvre de tous les reproches développe une théorie de la résignation et de l’acceptation stoïque face à l’invasion ennemie. Il fait aussi dans cette œuvre le procès de la Troisième République qui a cédé face à l’envahisseur, qui n’a pas su se préparer à la guerre et à l’inverse ne cache pas son admiration pour les vainqueurs. Cette œuvre lui coûtera la sanction évoquée ci-dessus pour avoir condamné « son pays sous le regard de l’ennemi »[3] selon Pierre de Boisdeffre. On lui reconnaît une proximité de pensée avec l’idéologie nationale-socialiste, et une admiration pour le vainqueur de Verdun en la personne de Pétain qui ne tardera pas à devenir le père d’une nation malade. On lui reprochera aussi son activité journalistique pendant l’Occupation : des billets rédigés pour Paris-Soir alors contrôlé par les Allemands, des publications dans Le Matin dont le rédacteur en chef Bunau-Varilla affiche ouvertement des idées fascistes, des articles dans La Gerbe d’Alphonse de Chateaubriand. Il côtoie aussi la nouvelle direction de la NRF qui s’est réorganisée autour de Drieu la Rochelle. Même si tout cela ne dure en tout et pour tout qu’une seule année, car Montherlant commence à se retirer de la vie publique dès 1942, les charges sont suffisantes pour l’accuser de trahison à la fin de la guerre.

4. On peut s’interroger sur l’écart qu’il y a entre ces activités avérées sous l’Occupation et la sanction à peine symbolique qu’il reçoit et qui n’aura jamais vraiment été appliquée. A-t-on été particulièrement indulgent envers l’un des plus grands auteurs de la moitié du siècle ou bien les charges qui pesaient contre lui ont eu de la peine à être maintenues ? Dès qu’il sent le vent tourner et les premières accusations de collaborationnisme résonner autour de lui, Montherlant se lance dans la rédaction d’un texte qui n’a d’autre but que de réunir un nombre suffisant de preuves pour contrer les reproches de ses détracteurs. Véritable dossier à décharge dans le procès d’intention qui s’ouvre en septembre 1944, en pleine épuration politique et morale, il ne sera publié sous le titre « Mémoire » et avec la mention « texte inédit » qu’en 1976, après la mort de l’auteur, conjointement aux volumes de l’Equinoxe et du Solstice dans la collection Blanche de Gallimard :

Dès les premières accusations portées contre moi, j’avais rédigé un mémoire touchant mon attitude et mon activité d’écrivain sous l’Occupation. Ce mémoire par la suite fut versé à mon dossier. Depuis lors j’y ai ajouté des réflexions nouvelles, et surtout des faits nouveaux. Quelques clartés aussi sur telles de mes pages.[4]

5. Voilà ce que l’on peut lire dans l’avertissement de ce texte qui constitue un véritable plaidoyer pro domo visant à démonter chaque chef d’accusation. Nous allons nous intéresser aux caractéristiques argumentatives de ce texte, à la place qu’occupe l’auteur face à ses détracteurs et enfin aux différentes stratégies développées pour combattre la critique.

Mémoire : une œuvre judiciaire hybride

6. Tout d’abord, on pourra s’interroger sur la possible polysémie du titre Mémoire. Un mémoire est un texte permettant d’exposer une opinion personnelle en s’appuyant logiquement sur une série de faits qui débouchent sur une conclusion. Ce type de texte est généralement court et incisif. En témoigne la disposition du texte en paragraphes brefs où chacun correspond au développement d’une idée. Cela permet dans un premier temps à l’auteur de respecter une certaine chronologie dans le rappel des faits et de gagner ainsi en clarté dans le développement de son propos. De même, la présence d’intertitres révèle une organisation réfléchie : « Mon attitude à l’égard de l’Allemagne avant la guerre. - Ma conception de la guerre »[5], « Mes rapports avec Vichy »[6] dans la première section de Mémoire, puis dans la deuxième : « Le Solstice de juin épanouit et enrichit la conception de la guerre exposée dans l’équinoxe »[7], « Sévérité pour la France contemporaine »[8], « Rapports avec l’occupant »[9], marquent précisément la structure du texte et la progression de la démonstration qui porte dans un premier temps sur des questions d’ensemble avant de se centrer dans un deuxième temps sur le cas plus particulier du Solstice. Ainsi, à chaque point de l’accusation correspond un point de la plaidoirie. De plus, ces intertitres évocateurs qui sonnent comme autant de chefs d’accusation, traduisent la volonté de l’auteur de les combattre : loin de tout nier en bloc, il entend clarifier chacune de ses prises de position. Il choisit donc de les assumer afin de prouver que tout ce qui lui est reproché relève du malentendu « le journal désignait comme « traîtres » un certain nombre d’écrivains français. Je fus de ce nombre »[10]. La démonstration faite dans Mémoire va avoir pour objectif de laver Montherlant de cette accusation.

7. Naturellement, ce texte atypique est peu habituel pour l’écrivain qu’est Montherlant : plus proche de la plaidoirie que de l’article de presse ou de l’essai, genres desquels il est familier, ce texte ne doit pas être beau, il doit être efficace. L’auteur se défend d’ailleurs à la fin du texte de la tournure qu’il a dû donner à ses propos :

J’ai pris garde de ne donner dans ce mémoire que des faits et des éclaircissements de textes, à l’exclusion de tout développement qui aurait pu risquer de paraître littéraire », même ne l’étant pas. S’il y a sécheresse, elle est voulue.[11]

8. On pourra aussi relever l’extrême précision dans la retranscription des dates, des lieux et des faits :

En septembre 1944, la Direction générale des Services spéciaux du 2ème Bureau examina mon dossier, et conclut qu’il n’y avait pas à lui donner de suites. En février 1945, la Commission d’épuration de la Société des gens de lettres, après m’avoir entendu, ne retint aucune charge contre moi.[12]

9. A certains égards, on est plus proche d’un rapport circonstancié de commissariat que d’un plaidoyer « de l’exactitude de ces faits peuvent témoigner M. Georges Reyer et M. René Doire, ex directeur de La Page (Hôtel Plaza, avenue de Verdun, Nice) »[13]. On peut alors évoquer le sens juridique du mot « mémoire » qui désigne le document qu’une personne produit pour attaquer ou se défendre lors d’un procès. Qu’est-ce que ce texte sinon un mémoire qui vise à un « examen de faits concrets »[14] selon les dires de l’auteur. On pourra évoquer la présence récurrente de termes faisant référence au domaine judiciaire : « ministère de la Justice », « filière juridique », « Haute Cour », « L’accusation », « aucune charge contre moi », « échelle de sanctions », « ce jugement fut entériné », « le classement étant de la décision qu’il n’y a pas lieu d’engager des poursuites » … Ce réseau sémantique[15] émaille tout le texte mais il est particulièrement concentré dans les premières pages et se trouve associé à l’idée de relaxe et d’innocence de l’auteur. Comme pour conditionner la suite de sa démonstration, Montherlant place au seuil de son texte le résultat de son jugement : une condamnation symbolique n’ayant aucun effet sur la suite de sa carrière et une affaire classée sans suite.

10. Nous avons évoqué précédemment l’absence de relief littéraire dans ce texte, et montré Montherlant lui-même qui en signalait la « sécheresse ». Cela n’est pas tout à fait exact car on trouve à certains endroits des constructions littéraires destinées à donner de l’éloquence à ce texte. On notera l’utilisation courante de questions rhétoriques comme par exemple : « Je sais que ce mot de force n’est pas bien vu aujourd’hui. Mais enfin, qu’est-ce qui a abattu Hitler, sinon la force ? »[16] ; « Avais-je, pour autant, une position politique ? Qu’on mette le nez dans mes ouvrages ; on verra ce que je pense des positions politiques »[17] ; « Nombre de ceux qui m’accusent aujourd’hui, dans quels journaux écrivaient-ils, à quelle radio parlaient-ils, quel emploi occupaient-ils en octobre 1941 ? Ils mangeaient le pain de Vichy sur lequel je crachais dans le même temps »[18]. Ce procédé d’auto interrogation permet à l’auteur de revenir sur les griefs qui lui sont faits et d’y faire face en prenant à témoin son lecteur. En mettant en évidence un fait avéré et vérifiable par le biais du questionnement et en y apportant la réponse lui-même, il pose ainsi les jalons de sa ligne défensive.

11. De même, on pourra évoquer à plusieurs reprises le recours à l’anaphore dès le début de Mémoire : « je rappelle d’abord que j’ai été, dans la guerre de 1914, combattant volontaire »[19] ; « je rappelle que dès mon premier livre, paru en 1920, La Relève du matin, j’annonce une nouvelle guerre »[20] ; « je rappelle quel rôle capital le sport a joué dans ma formation »[21] ; « je rappelle aussi quel rôle joue l’Antiquité dans mon esprit et dans mon œuvre »[22] et plus loin, à propos du Solstice : 

J’y vois le chapitre où je montre avec une sympathie évidente […] le gars qui est emmené entre deux gendarmes parce qu’il n’était pas « du bon côté ». J’y vois écrit en toutes lettres, à propos de la « Révolution nationale » : « Drôle de Révolution ». J’y vois cette longue lettre à Radio-Jeunesse où je refuse une fois de plus de jouer sous le régime d’alors le moindre rôle officiel auprès de la jeunesse […] J’y vois cette note de bas de page pour laquelle je demande ici attention : Ajoutons seulement, en septembre 1941, touchant l’action du Maréchal depuis l’armistice de 40, qu’elle restera du moins, dans l’histoire de la France, par ce qu’elle fit cesser et par ce qu’elle fit espérer.[23]

12. L’anaphore permet ici d’exhiber non sans insistance tous les faits qui permettraient de décharger l’auteur des accusations qui pèsent contre lui. S’il y a effectivement « sécheresse » d’un point de vue littéraire, cela n’exclut pas quelques effets de style qui rappellent l’art oratoire d’un avocat en train de plaider pour sa propre personne, car les défenseurs se font rares en cette période tourmentée.

Accusé et défenseur : le double visage de Montherlant

13. Dans Mémoire, Montherlant se présente donc seul face à ses détracteurs, d’où l’omniprésence du « Je » qui sature le texte. Ce texte nous laisse voir un auteur autocentré, replié sur lui-même qui cherche dans son propre passé les justifications de ses prises (ou non prises) de positions durant la guerre. En ce sens, Mémoire peut aussi s’apparenter au genre des mémoires, un texte ayant pour objet le récit de sa propre vie, considéré comme révélateur d’un moment de l’Histoire, un recueil de souvenirs qu’une personne rédige à propos d’événements historiques ou anecdotiques, publics ou privés : 

En 1934, je vais voir le Maréchal Pétain, alors ministre de la Guerre, pour lui demander de me faire donner des documents sur les gaz : je voulais faire dans la grande presse une campagne en vue de pousser les Français à se protéger des gaz, dont nul ne se souciait.[24]

En 1933, je propose, dans la presse parisienne, que le gouvernement français fasse élever à Alger, une statue aux indigènes morts en défendant leur sol contre nous. […]. Peu après la Libération, l’Assemblée financière de l’Algérie a obtenu la restauration et le classement de la maison d’Abd el-Kader, et le rapporteur du projet, M. Ali Chekkal rappelait […] que c’était mon rêve à moi […] qui se réalisait, quoique sous une forme différente.[25]

14. Montherlant, acteur modeste de la grande Histoire : c’est une autre manière de comprendre le titre de l’œuvre mais aussi de préparer sa défense : avant la débâcle, il estimait Pétain en entretenant avec lui une relation de confiance, comme tous les français jusqu’en 1940 ; l’ennemi (ici les rebelles algériens) a toujours sa considération dès lors qu’il se bat noblement : c’est ce qui explique son respect à l’égard de l’envahisseur. Quant à cette possible interprétation du titre, est-ce un hasard si Montherlant cite Chateaubriand « alors […] les mots changent d’acception : un peuple qui combat pour ses souverains légitimes est un peuple rebelle ; un traître est un sujet fidèle »[26], en trouvant dans ces lignes de Buonaparte et des Bourbons une résonance avec l’état de la France sous l’Occupation.

15. L’un des éléments qui va contribuer à isoler Montherlant de ses contemporains est sans doute sa propre conception de l’adversaire « pourquoi ai-je toujours du respect pour l’adversaire qu’il soit dans la guerre ou dans ma vie privée ? Parce que je le comprends : je suis lui autant que je suis moi »[27] et de la guerre « la guerre est comme une compétition sportive. Elle n’implique l’hostilité que durant le temps de la partie. La défaite doit être acceptée sportivement »[28]. Il s’appuie également sur l’Histoire pour expliquer son raisonnement et justifier son comportement. Ainsi, alors qu’on lui reproche son absence d’animosité envers l’ennemi, il convoque un épisode de la reconquête de l’Espagne par les Chrétiens :

La Reconquête dura huit siècles mais ne fut pas continuelle. Les expéditions militaires étaient souvent coupées de longues trêves Chrétiens et Musulmans entretenaient alors quelques relations et bien des fois se prêtèrent un mutuel appui.[29]

16. Un « mutuel appui » entre les Français et les Allemands en 1941 : c’est la collaboration organisée par Vichy. On peut aisément comprendre les détracteurs de l’auteur à la Libération. Montherlant se range même sous l’autorité de Michelet et cite un passage de la Bible de l’Humanité « dans la Grèce primitive la guerre créait des amitiés »[30]. Sauf que l’Europe de 1940, ses totalitarismes et leur capacité de tuer en masse militaires et civils n’a rien à voir avec la Grèce primitive. La vision de la guerre que défend Montherlant n’est plus en phase avec l’époque moderne, force est de constater que la morale « chevaleresque »[31] qu’il prône n’existe plus au siècle d’Auschwitz.

17. L’auteur se présente seul contre tous avant même le début du conflit « pendant toute l’entre-deux-guerres, […] je vais seul parmi les écrivains français, et en me faisant insulter souvent, demander à mes compatriotes de se préparer à la guerre, qui me paraît inévitable »[32]. On remarque qu’au « Je » vont tout d’abord s’opposer le pronom indéfini « On » : « une page qui est essentielle si on veut comprendre mon attitude au moment de l’armistice »[33], « Le Solstice qu’on me reproche n’est que l’épanouissement de l’Equinoxe »[34], « on me dit à présent qu’il ne fallait pas collaborer du tout à la presse parisienne pendant l’Occupation »[35] qualifiant un adversaire tout aussi indéfini dans le contexte politico social plus que jamais houleux de l’épuration où tout le monde est à la fois suspect et accusateur. Puis, on trouve ces adversaires définis avec plus de précision. Il s’agit de « l’intelligentsia française qui ne [l]’aime pas » et qui avait fait « grise mine » à la publication de l’Equinoxe[36]. Il s’agit plus particulièrement des communistes qui pensaient Montherlant proche d’eux et qui soutenaient l’Equinoxe et sa verve belliciste anti-allemande en 1938 : « Le Solstice [...] applaudi par tous ceux qui voulaient la ruine de l’Allemagne hitlérienne, et notamment, je le répète, par les communistes »[37]. L’idéologie communiste est la grande gagnante de la Seconde Guerre Mondiale et les intellectuels qui s’en réclament siègeront dans les comités d’épuration. Est-ce une manière pour celui qui apparaît comme le « traître » de se rappeler au bon souvenir de ceux qui autrefois lui réclamaient des textes ? Inévitablement, Montherlant a déçu ceux qui croyaient en lui sous l’Occupation et les voit, chargés de griefs, se retourner contre lui à la Libération. Il mise aussi sur sa non prise de parti ce qui fera de lui aux yeux des épurateurs, un « collabo par défaut ». Il rappelle qu’il a publié pour des journaux de sensibilités politiques différentes et opposées et qu’il ne fait pas de politique :

Entre 1935 et 1939 j’ai collaboré concurremment à Commune, à Ce soir, publications communistes, à Vendredi, à Marianne, hebdomadaires « de gauche », à Candide, à La Revue des Deux Mondes, organes réactionnaires. […] J’écris pour tous, et ne conçois pas qu’un écrivain ne vise d’atteindre qu’une classe ou un clan.[38] 

Dans le même moment, les nazis m’invitaient au Congrès nazi de Nuremberg – invitation qui fut déclinée : je n’ai jamais été en Allemagne – et le Frente popular m’invitait, par Louis Aragon, à faire une conférence à Barcelone pendant la guerre civile espagnole.[39] 

18. Mais il faut relativiser son propos : durant l’année 1941-1942, Montherlant fera l’erreur de n’écrire que dans la presse collaborationniste, puis se fera oublier. D’où cette position isolée dans laquelle il se retrouve à la fin de la guerre.

19. Enfin on notera une référence constante de Montherlant à ses propres œuvres tout au long du texte : 

Un coup d’œil jeté sur ma bibliographie générale placée à la fin de mon livre Malatesa montre que, dans aucune période de ma vie, de longueur égale, il n’a paru autant de livres de moi que durant les trois années qui ont suivi la Libération.[40]

20. L’auteur est attaqué sur son œuvre, c’est par son œuvre qu’il répond « ma conception de la guerre ressort des pages 31 à 46 d’Aux fontaines du désir, publiées en 1927, qui ont été la clé de toute ma vie, et en conséquence de toute mon œuvre »[41], « je rappelle quel rôle capital le sport a joué dans ma formation, et que j’ai consacré au sport et à la philosophie du sport un de mes premiers livres, Les Olympiques »[42], « les dieux grecs […] se réconcilient chaque soir après les trucidations réciproques, comme des sportifs d’équipes adverses qui se sont combattus dans la journée (Equinoxe, p. 34) »[43]. On notera la précision avec laquelle il cite les titres et années de publication des dites œuvres ainsi que les numéros des pages sur lesquelles il appuie sa défense. En devenant son propre commentateur, il montre non seulement qu’il n’a pas à rougir de sa création littéraire, mais aussi, il indique le sens à donner à ses propos « il s’agissait moins de mal comprendre mes pages, que de les mal comprendre volontairement »[44], afin de combattre ceux qui l’ont :

Publié pour vichyssois [et qui] n’en démordront pas [...] Quand on leur explique et qu’enfin on leur demande : « Vous ne me croyez pas ? » que ne vous répondent-ils avec franchise : « Je ne veux pas vous croire. » Ils garderont leur mauvaise foi, qui leur permet de garder leurs griefs.[45]

21. L’auteur se présente victime de préjugés qu’il lui faut combattre comme autant de moulins à vent.

22. En mettant ainsi en regard les griefs qui lui sont faits et ce qu’il a écrit, Montherlant, entend laver l’affront qui lui est fait en s’appuyant sur des paradoxes :

L’héroïsme civil. Ses formes multiples. Pourtant je suis attiré invinciblement par une seule d’entre elles. Celle de l’individu qui par fidélité à ses idées, ses croyances ou son style de vie, accepte, dans la France de 1941, de rester un isolé ; celle du groupe qui, pour la même raison, accepte d’y être une minorité.[46]

23. Il est difficile de maintenir l’accusation de collaboration devant ces lignes, pourtant extraites du Solstice de juin, et dans lesquelles tout laisse à penser que Montherlant fait un éloge de la Résistance. Certes, le mot de « Résistance » n’apparaît pas, mais l’auteur va s’appuyer sur le flou laissé par la périphrase de l’« isolé » et de la « minorité » pour étayer sa plaidoirie en montrant qu’en pleine Occupation allemande, il semble être le seul à considérer l’action des Résistants.

Les multiples lignes de défense et d’attaque

24. Ceci n’est qu’un exemple des multiples stratégies que l’auteur utilise pour réfuter les accusations qui lui sont faites. Comme on vient de le voir, il joue tout d’abord sur les interprétations possibles de ses propos et les ambiguïtés de ses écrits pour en expliquer le sens mais a posteriori. Il revient sur l’apologue des chenilles, publié dans le Solstice et le présente comme le pendant « après le combat » de l’apologue des samouraïs publié dans l’Equinoxe :

Un homme urine sur des chenilles, c’est-à-dire tente de les tuer. Elles, elles semblent d’abord en mourir, mais bientôt elles renaissent à la vie. L’homme alors, joue le fair-play : il renonce à les achever ; ce sont elles qui ont eu le meilleur, ce sont elles qui ont gagné. Il les laisse en paix, momentanément du moins (p. 253). Momentanément, car ce nouvel état n’est lui aussi qu’un temps dans le grand rythme de l’Alternance.[47]

25. Qui sont ces chenilles ? Les français battus de l’Exode ou les Allemands futurs vaincus ? En revenant ainsi sur ce qui n’a visiblement pas été compris et en l’expliquant, Montherlant tente de régler le malentendu qui a permis sa mise en cause.

26. Il multiplie aussi les explications pour montrer à quel point le procès qu’on lui fait est injuste. Nous avons parlé de l’inéquité de le qualifier « d’écrivain vichyste » alors qu’il participait précisément à de nombreuses revues et journaux de sensibilités politiques différentes et opposées : il se présente donc comme un auteur libre. Il oppose aux accusations d’accointances avec le régime de Vichy, les critiques qu’il livrait de ce même régime : 

Je feuilletais le Solstice et j’y vois une critique de la Légion, une critique des hommes-disques qui font tourner les moulins à couplets : couplets d’espoir, couplets de confiance, couplets de chauvinisme, couplets d’adulation, une critique de « ces empressés (les flatteurs du gouvernement) qui font des laïus dans la ligne », avec leur « verbiage creux », avec leur « rhétorique moralisante et leurs lieux communs à la sauce du jour (p. 193-230).[48]

27. Et Montherlant s’interroge :

La vérité, c’est que, depuis que j’écris, je n’ai manifesté qu’une fois – une seule – dans mon œuvre, de l’hostilité contre le gouvernement français : et ç’a été contre le gouvernement de Vichy. Comment, après cela, certains ont-ils pu me présenter comme un « vichyssois » ?[49]

28. Alors qu’on lui reproche d’avoir pris avec le Solstice l’exact contre-pied de l’Equinoxe, il insiste sur le lien qu’il y a entre les deux « il est bien vrai que le couple Équinoxe de septembre – Solstice de juin (c’est un seul livre) fait partie du même grand rêve cosmogonique ; […] leur unité saute aux yeux »[50]. Reconnaître que ce sont deux œuvres distinctes, c’est paraître accepter la lecture que ses censeurs font du Solstice. Montherlant va donc s’appliquer à montrer la dépendance du Solstice vis-à-vis de l’Equinoxe « Le Solstice de juin épanouit et enrichit la conception de la guerre exposée dans l’Equinoxe »[51], tel est le titre consacré à la section traitant de ce point. Ainsi, l’auteur montre que les déclarations qui choquent en 1941 sur le respect de l’adversaire et l’acceptation de la défaite découlent de sa propre culture classique « cette conception de la guerre est celle des anciennes cosmogonies grecques, où les dieux, après s’être livrés d’âpres batailles, reprennent tous leurs places dans l’Olympe, vainqueurs et vaincus, sans se garder rancune »[52]. Il concevait les choses ainsi avant le début des hostilités « ce thème est développé dans l’Equinoxe, en une page qui est essentielle si on veut comprendre mon attitude au moment de l’armistice. La voici : n’oublions pas qu’elle fut publiée avant la guerre, en 1938 »[53]. Dates à l’appui, alors qu’on l’accusera d’avoir retourné sa veste, il mettra en évidence la constance de sa pensée et la fidélité à ses idées « cette conception de la guerre […] je l’ai exposée dans l’Equinoxe c’est-à-dire avant la guerre »[54]. Comment lui reprocher alors d’avoir changé de camp alors que ses déclarations faites avant la guerre ne semblaient choquer personne. Faute d’être plus convaincant, il se réfère une nouvelle fois à l’Antiquité et au principe de la Roue solaire, principe de l’alternance qui veut que « chaque état fait place à un état différent, puis à l’état opposé, que ce qui est en haut sera précipité, que ce qui est en bas reviendra au sommet »[55]. Ce principe explique le nom des deux œuvres : l’Equinoxe laisse logiquement sa place au Solstice et lui permet de justifier sa position :

On voit maintenant, je pense, comment un pli profond de ma nature me portait à accepter pour un temps la défaite, et que, loin qu’il y ait contradiction entre mon attitude de juin 1940 et celle des années précédentes, cette attitude de juin 1940 est le prolongement logique de ce que j’ai toujours pensé et écrit sur le sujet de la guerre.[56]

29. Une chute de l’Allemagne nazie est donc logique et inévitable pour Montherlant. La logique est mise au centre de sa stratégie de défense, d’ailleurs le cours de l’Histoire lui donnera rapidement raison, ce qui ne sera pas le cas de ses contemporains.

30. Sa ligne de défense passe aussi par son positionnement sur le nouvel échiquier intellectuel d’après-guerre. Tout d’abord, il va choisir de s’accuser, non d’intelligence avec l’ennemi, mais de passivité et de non engagement… comme la majeure partie des français :

Si je blâme mes compatriotes, je me blâme parmi eux le premier. […] Eh bien, j’étais comme les autres, je ne voulais pas faire ce qui m’ennuyait […] Je garde le droit d’accuser mes compatriotes, mais en m’accusant comme aussi coupable et plus qu’aucun d’entre eux.[57]

31. En incluant les autres dans son examen de conscience et en étendant sa faute à la majeure partie de ses compatriotes, il atténue ainsi la lourdeur de l’accusation et se présente comme un français quelconque. Comme ses compatriotes, il reconnaît avoir « cru[t] à la politique de Pétain jusqu’à décembre 1940 »[58] et rappelle cet épisode : 

Je l’[Pétain] ai vu, début 1945, pendu en effigie grandeur nature, avec son uniforme et toutes ses étoiles, dans une vitrine des grands boulevards de Paris, où on le montrait aux petits enfants, dressés à lui agiter sous le nez des drapeaux tricolores six mois plus tôt.[59]

32. Comme lui, de nombreux Français, même s’ils n’ont pas collaboré activement, ont cru en Vichy et en son Père. En ce sens, il ne se considère pas plus blâmable que ceux qui ont attendu la Libération pour se déclarer hostiles à Vichy.

33. Il rappelle ensuite qu’il a, lui aussi, été victime de la censure allemande, car le Solstice jugé hostile aux allemands a été interdit un temps « aussitôt paru, le Solstice fut interdit par la censure allemande, et le numéro de La Nouvelle Revue Française […] fut, à cause de lui, interdit également. Je ne levai pas le petit doigt pour repêcher mon livre »[60], et plus loin, il conclut pensif « destin étrange : la Résistance me reproche un livre qui a fait horreur aux allemands »[61]. Il évoque même un acte de bravoure journalistique puisqu’il fait paraître « dans Le Matin, le plus grand quotidien publié au cœur du Paris allemand à plus d’un millions d’exemplaires, un article au titre éclatant : Redevenons une insolente nation »[62]. Un appel à la révolte lancé à ceux qui voudraient bien l’entendre et voici Montherlant plus proche de la Résistance que de Vichy. L’auteur tente donc d’inverser l’accusation : se présenter comme victime de calomnies et accuser ses détracteurs d’incompréhension et d’acharnement en évoquant à la fin du texte « la campagne menée contre [lui] dans la presse de la Résistance à la fin de 1944 et en 1945 »[63]. Il évoque ainsi la sanction symbolique arrêtée par le Comité national d’épuration constitué d’écrivains « l’unique peine qui m’avait été infligée, peine de pure forme, me l’a été par deux de mes confrères ! »[64] et semble s’indigner que des auteurs condamnent un auteur. Il ajoute « nombre de ceux qui m’accusent aujourd’hui, dans quels journaux écrivaient-ils, à quelle radio parlaient-ils, quel emploi occupaient-ils en 1941 ? »[65] afin d’étendre à d’autres confrères ce qui lui est personnellement reproché. Il se lance d’ailleurs dans une énumération précise des auteurs qui ont collaboré à la presse parisienne sans avoir été inquiétés à la Libération :

Mais quand on voyait y collaborer des écrivains très peu suspects de nazisme, on ne se sentait pas coupable. Mme Colette, M. Léon-Paul Fargue ont donné beaucoup plus d’articles que moi au quotidien Aujourd’hui, dont le directeur a été fusillé. M. Mac Orlan tenait la critique des livres aux Nouveaux Temps, M. Marcel Aymé a publié un roman en feuilleton dans La Gerbe. Aucun de ces noms ne figure sur la liste noire du C.N.E.[66]

34. Il en fait de même avec les dramaturges alors qu’on lui reproche d’avoir fait jouer La Reine morte et Fils de personne durant l’Occupation, il constate que Le Père de Bourdet, Comédie en trois actes de Clouzot, l’Annonce faite à Marie et le Soulier de satin de Claudel, Arnaud et Armide[67] de Cocteau, Les Mouches et Huis clos de Sartre, ne subissent pas les mêmes attaques et il conclut non sans une certaine ironie « quelques-uns d’entre eux passent même pour avoir fait partie de la Résistance »[68]. Vise-t-il indirectement Sartre qui sort de la guerre fraîchement auréolé de sa participation à Combat et qui siège au comité d’épuration ?

35. Comme on le sait, l’idéologie communiste a le vent en poupe dans les années d’après guerre. Ce n’est donc pas anodin de remarquer que Montherlant rappelle à de nombreuses reprises dans ce texte ses proximités avec la gauche plurielle d’avant guerre « Mais il y avait surtout l’essai intitulé La Sympathie. Dans ce texte, évoquant la cérémonie de 1936 au Mur des Fédérés, à Paris, j’exprime sans voile, onze pages durant, mes sympathies pour le Front populaire »[69] et l’estime que lui témoignaient les communistes, « les seuls à soutenir l’Équinoxe »[70]. Il rappelle d’ailleurs sa relation privilégiée avec Aragon, chantre de la Résistance à l’Occupant pendant la guerre « le Frente Popular m’invitait, par Louis Aragon, à faire une conférence à Barcelone pendant la guerre civile espagnole »[71], il évoque un texte « confié à Aragon avant la guerre, qui le fit passer dans plusieurs journaux de la presse communiste »[72], et affiche leur collaboration littéraire :

Je l’[ma conception de la guerre] ai définie aussi […] dans l’essai intitulé : Que 1938 est bon […] et qui parut d’abord en 1938 dans les journaux de l’ « Association (communiste) des écrivains pour la défense de la culture », pour lesquels il m’avait été demandé par Louis Aragon.[73]

36. De façon subtile, Montherlant se rappelle aux bons souvenirs de ses anciens amis en position de force à la fin de la guerre dans l’espoir qu’ils influent plus ou moins directement sur la sanction à prendre à son encontre. Dans cette même perspective, il souligne sa collaboration à La Gazette de Lausanne, journal ouvertement gaulliste.

37. Enfin on trouve, émaillant le texte, une liste exhaustive des actes de bravoure guerrière, littéraire et idéologique que l’auteur rappelle à la mémoire collective afin de disqualifier les accusations portées contre lui. Le titre Mémoire vise peut être à suggérer le souvenir de tous ses actes positifs. Il rappelle notamment son engagement volontaire dans les deux conflits mondiaux et sa citation pour une blessure reçue dans les tranchées : ce n’est pas seulement un écrivain qui prend la parole, c’est avant tout et surtout un ancien combattant auquel on doit le respect pour son engagement militaire. De façon anecdotique, il rappelle qu’étant membre de la Légion d’honneur, il devait prêter allégeance au gouvernement de Vichy, chose qu’il se refusa toujours à faire. Il évoque ses qualités de dévouement et de générosité en rappelant son intervention et son soutien apporté à une institutrice persécutée par le régime de Vichy, mais aussi des dons financiers à des militaires français en campagne au Maroc et les droits d’auteur de ses pièces de théâtre jouées pendant la guerre qu’il reverse en totalité au service du secours aux enfants français de la Croix-Rouge suisse. Il énumère toutes les prises de positions critiques et ses refus successifs opposés aux ouvertures que lui avait faites le régime de Vichy, il insiste sur la possible lecture patriotique de La Reine morte qui fait de Ferrante un avatar de Pétain et rappelle que certaines des tirades de la pièce ont été applaudies par une partie du public hostile à l’occupant. Quant à son interview publiée en 1942 dans La Gerbe, il s’indigne que ses propos aient été tronqués par le journal qui a supprimé tout ce qui pouvait être subversif. Il évoque aussi toutes les invitations qu’il a déclinées : celles au Congrès des Écrivains européens à Weimar, son refus de signer publiquement des exemplaires de ses livres dans la librairie pro allemande « Rive gauche », de faire partie du déjeuner des journalistes allemands, d’écrire sur le sculpteur allemand Arno Breker, de préfacer des œuvres de Nietzsche. Il nie toute affinité avec la pensée nationale-socialiste en précisant qu’il n’a jamais été hostile aux Juifs, qu’il a défendu et pris position pour des personnalités juives et que sa nouvelle Un petit Juif à la guerre met précisément en scène un Juif de façon très favorable. Il évoque aussi une perquisition menée par la Gestapo à son domicile en 1944 pour insister sur le fait que s’il a pu être suspect, c’est davantage aux yeux de l’occupant qu’à ceux de ses compatriotes. Cette liste étourdissante des « bonnes actions » menées tout au long de la guerre est appelée à contrebalancer et à éloigner l’année de publications 1941-1942. L’auteur, qui déplore une campagne de discrédit et de calomnie menée contre lui par la presse résistante, tente tout au long de ce texte de rétablir une image positive de sa vie pendant l’Occupation. Sa ligne de défense le pose en victime de l’épuration et de ses contemporains qui ne l’ont pas compris. Malgré la précision des faits relatés, sa mémoire semble lui faire volontairement défaut car d’après Jean-Louis Garet rien n’est dit sur l’interview donnée au principal journal collaborationniste Je suis partout, ni sur son adhésion au Nouvel ordre français en 1940, mouvement antirépublicain et antidémocratique[74]. On constate que l’oubli, le trou de mémoire, font aussi partie de cette stratégie défensive.

Mémoire : l’incarnation morale d’un point de vue

38. Ce Mémoire est en quelque sorte la Réponse à un acte d’accusation de Montherlant. L’auteur qui selon Paulhan n’a « pas répondu à l’image qu’il avait donné de lui »[75], part à la reconquête de son éthos d’avant guerre en livrant un combat personnel contre l’opinion publique. En se présentant comme une victime expiatoire des sombres heures de la Libération, il transforme en force sa position d’écrivain esseulé : seul contre tous, le combat n’en est que plus beau. Ce plaidoyer pro domo ne manque pas de ressources pour arriver à ses fins tant l’auteur y démontre habilement son innocence et l’on est tenté de le croire et de crier à l’injustice. Toutefois, ceci est rendu possible par la position de Montherlant : proche de l’Occupant jusqu’en 1942, il finit petit à petit par s’en éloigner. Selon Francis Ambrière, il « a donné assez de gages au vainqueur pour ne pas être importuné, pas assez de prise à la Résistance pour qu’elle le condamnât »[76]. C’est précisément l’absence de position tranchée qui lui permettra de donner a posteriori le sens qui convient à ses déclarations :

Déjà avant cette guerre, je notais : « En vain un auteur répète-t-il durant trois cents pages : « Ceci est blanc », il y aura toujours un critique pour écrire « M. X. soutient que ceci est noir. » Mais, depuis quelques années, la contre-vérité est devenue un système.[77]

39. Quinze ans après ses déboires, Montherlant entre à l’Académie française. Beau retour en grâce pour celui qui avait été frappé du sceau de la collaboration quelques années auparavant. Quel rôle un texte comme Mémoire a-t-il joué auprès de ses accusateurs et de son lectorat ? Difficile de le dire vu que l’auteur le termine en 1948 mais qu’il ne sera publié qu’à titre posthume après son suicide. Comme le souligne Jean-Louis Garet, n’est-ce pas là d’ailleurs une ultime façon de faire taire ses derniers contradicteurs en renouant par cet acte avec la morale qu’il incarnait en 1940 ?[78]


Adrien Vezzoso,
Professeur certifié de Lettres modernes


*

NOTES

  • [1] Montherlant, Mémoire, Paris, Gallimard, « Collection Blanche », 1976, p. 273.
  • [2] Ibidem.
  • [3] Pierre de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature, Paris, Alsatia, tome 1, p. 292.
  • [4] Henry de Montherlant, Mémoire, Paris, Gallimard, « Collection Blanche », 1976 p. 273-274.
  • [5] Ibid. p. 277.
  • [6] Ibid. p. 285.
  • [7] Ibid. p. 294.
  • [8] Ibid. p. 297.
  • [9] Ibid. p. 298.
  • [10] Ibid. p. 271.
  • [11] Ibid. p. 307.
  • [12] Ibid. p. 272.
  • [13] Ibid. p. 304.
  • [14] Ibid. p. 306.
  • [15] Ibid. p. 272.
  • [16] Ibid. p. 278.
  • [17] Ibid. p. 284.
  • [18] Ibid. p. 289.
  • [19] Ibid. p. 277.
  • [20] Ibidem.
  • [21] Ibid. p. 280.
  • [22] Ibid. p. 281.
  • [23] Ibid. p. 288.
  • [24] Ibid. p. 278.
  • [25] Ibid. p. 279-280.
  • [26] Ibid. p. 293, Chateaubriand cité par Montherlant.
  • [27] Ibid. p. 279.
  • [28] Ibid. p. 280.
  • [29] Ibid. p. 282.
  • [30] Ibid. p. 281.
  • [31] Ibid. p. 283.
  • [32] Ibid. p. 278.
  • [33] Ibid. p. 281.
  • [34] Ibid. p. 283.
  • [35] Ibid. p. 302.
  • [36] Ibid. p. 278.
  • [37] Ibid. p. 283.
  • [38] Ibid. p. 284.
  • [39] Ibid. p. 285.
  • [40] Ibid. p. 273.
  • [41] Ibid. p. 280.
  • [42] Ibidem.
  • [43] Ibid. p. 281.
  • [44] Ibid. p. 274.
  • [45] Ibid. p. 293.
  • [46] Ibid. p. 289.
  • [47] Ibid. p. 294.
  • [48] Ibid. p. 287-288.
  • [49] Ibid. p. 293.
  • [50] Ibid. p. 296.
  • [51] Ibid. p. 294.
  • [52] Ibid. p. 280-281.
  • [53] Ibid. p. 281.
  • [54] Ibid. p. 283.
  • [55] Ibid. p. 294.
  • [56] Ibid. p. 296.
  • [57] Ibid. p. 298.
  • [58] Ibid. p. 286.
  • [59] Ibidem
  • [60] Ibid. p. 298-299.
  • [61] Ibid. p. 299.
  • [62] Ibid. p. 295.
  • [63] Ibid. p. 306
  • [64] Ibid. p. 273.
  • [65] Ibid. p. 289.
  • [66] Ibid. p. 302-303.
  • [67] Montherlant se trompe sur le titre de la pièce de Cocteau, il s’agit en fait de Renaud et Armide montée en avril 1943 à la Comédie Française.
  • [68] Ibid. p. 303.
  • [69] Ibid. p. 300.
  • [70] Ibid. p. 285.
  • [71] Ibid. p. 285.
  • [72] Ibid. p. 302.
  • [73] Ibid. p. 280.
  • [74] Jean-Louis Garet, Un écrivain dans le siècle : Henry de Montherlant, Éditions des Écrivains, 1999, p. 155.
  • [75] Cité dans la revue Esprit, août 1949, p. 299
  • [76] Francis Ambrière, « Choses et gens », Le Figaro littéraire, 14 février 1948.
  • [77] Henry de Montherlant, Mémoire, Paris, Gallimard, « Collection Blanche », 1976 p. 293.
  • [78] Jean-Louis Garet, « Montherlant sous l’Occupation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire. N° 31, juillet-septembre 1991, p. 73.

BIBLIOGRAPHY

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  • Assouline, Pierre. L’épuration des intellectuels. Bruxelles : Complexe, « 1944-1945 la mémoire du siècle », 1985.
    DOI : 10.3917/perri.assou.2017.01
  • De boisdeffre, Pierre. Métamorphose de la littérature. Paris : Alsatia, tome 1, 1950.
  • Garet, Jean-Louis. Un écrivain dans le siècle : Henry de Montherlant. Paris : Éditions des Écrivains, 1999.
  • Garet, Jean-Louis. « Montherlant sous l’Occupation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire. N° 31, juillet-septembre 1991.
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  • Montherlant, Henry. L’Équinoxe de septembre [1938] et Le Solstice de juin [1941]. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963.
  • Montherlant, Henry. L’Équinoxe de septembre suivi de Le Solstice de juin et de Mémoire [1948]. Paris : Gallimard, « Collection Blanche », 1976.
  • Sipriot, Pierre. Montherlant par lui-même. Paris : Le Seuil, « Écrivains de toujours »,1953.

Bibliographical reference

  • Adrien Vezzoso, “Mémoire : plaidoyer et réquisitoire d’un auteur moraliste”, Babel, Littératures olurielles 27 | 2013, 165-184.

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