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Articles sur Montherlant (hors presse)

167. “Avec le détachement des somnambules”. A la gloire d’Henry de Montherlant

Note : article anonyme publié le 21 avril 2022 sur Pangea, traduit de l’italien.

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Montherlant est né le 20 avril 1895. Il y a 127 ans. On remarque l’ intérêt de plus en plus vif de la part d’intellectuels italiens pour l’œuvre de Montherlant et qui publient leur texte notamment sur le Net.

Henry de Montherlant s’est suicidé en 1972, il y a cinquante ans, le 21 septembre, l’équinoxe, le jour où l’obscurité et la lumière sont jumelles. Il a avalé une capsule de cyanure, s’est tiré une balle dans la gorge. Comme demandé, il a été brûlé “avec le masque d’un guerrier romain” (NDLR : non, ceci est inexact, ce masque romain fut vendu récemment par son héritier en vente publique à Paris), les cendres dispersées dans le Tibre, dans le Temple de Portunus sur le Forum et près de l’île du Tibre par Jean-Claude Barat, son exécuteur testamentaire, et Gabriel Matzneff. Rien qu’à Matzneff, quelques semaines avant de se suicider, il avait envoyé une phrase d’Ernst Jünger, “Le suicide fait partie du capital de l’humanité”, d’une clarté ineffable. Avec Jünger, Montherlant a partagé l’art du mépris et , un individualisme colérique et cet instinct de mort tenace. Jünger pourtant - dans les pas de Goethe - était un homme de lumière. Montherlant - petit-fils de Pascal, cousin de Sade - de la lumière aimait les reflets plombés, l’ardeur du bronze, la pénombre ésotérique jusqu’au sang, jusqu’à la cécité (qui l’a en fait rattrapé). Lorsqu’il rend visite à Jünger, Bruce Chatwin ne peut qu’évoquer “son ami”, puisque, écrit-il, “Montherlant m’intéressait” : il y découvre “l’aphorisme de Jünger qui date des années trente” retranscrit par le grand écrivain français sur une feuille, grossier de sang (reportage de Chatwin, Ernst Jünger : un esthète en guerre, est recueilli dans Qu’est-ce que je fais ici ? , Adelphi, 1990). Les mots de Jünger étaient la clé maîtresse du suicide de Montherlant, l’amulette vers d’autres mondes. Ceux qui ont réussi à étudier le billet extrême parlaient d’une écriture solide, ferme, parfois enfantine ; l’ego transplanté dans le jeu.

Même Emil Cioran, dans ses Carnets , relate la mort de Montherlant, l’écrivain le plus autoritaire et le plus solitaire de son temps : “Suicide de Montherlant. Il s’est racheté à mes yeux. Fin de toute attitude, de toute pose. Ou plutôt : attitude suprême, pose suprême”. C’est la pensée suivante, cependant, qui résout ce caméo : “Arrêtez d’être des hommes… rêvez d’une autre forme de déchéance”.

Né le 21 avril 1895, “issu d’une famille aristocratique d’origine catalane”, Montherlant tente la mort avec une vigoureuse vitalité. Il adorait la tauromachie qu’il pratiquait avec un certain flair : “A quinze ans, j’ai été envoyé en Espagne parce que j’adorais les taureaux ! J’ai rencontré les toreros, j’ai tué deux petits taureaux, proportionnés à mon âge… Le premier a été un désastre, le second un triomphe : mon nom a été imprimé pour la première fois dans les journaux de Burgos”-, se vantant d’avoir été encorné à Albacete, en 1925, aujourd’hui âgé de trente ans. Il aimait le challenge sublimé par le sport : il courait le cent mètres en onze secondes 4/5, il jouait au foot. Il est décoré pendant la Première Guerre mondiale : il préfère celles de simple soldat aux fonctions de secrétaire d’état-major : les sept éclats d’obus qui l’abattent le 6 juin 1918 sont, dans l’hagiographie privée, plus importante que la Croix de Guerre qu’il recevra.

En même temps, il aimait s’exposer et se retirer, Montherlant avait besoin d’une reconnaissance publique pour le discréditer, de beaucoup de fidèles pour renoncer à leurs croyances, d’une terre d’acolytes pour lui cracher au visage. Ainsi, le génie théâtral presque unique, au thème monothématique – “à la médiocrité du monde et du consortium humain s’oppose l’héroïsme d’un homme solitaire, tiraillé entre le désir d’action et le doute de sa propre utilité” - résolu dans des formes austères et meurtrières, entre séduction et répulsion : La Reine morte, Malatesta, Le Maître de Santiago, Port-Royal, La Guerre civile sont des classiques inégalés du “genre”.

Il écrit des romans d’une dimension inquiétante, capables d’assiéger, en spirales, gonflés de vipères : Les Bestiaires , le cycle, anti-proustien, vertigineux, “Les Jeunes Filles”, Le Chaos et la Nuit . Bien qu’il ait eu en Italie des complices et des traducteurs notables - Camillo Sbarbaro, Massimo Bontempelli, Piero Buscaroli - Henry de Montherlant est quasiment inédit, laissé aux oubliettes, voire traité de paria (quelle lâcheté éditoriale celle imposée par Adelphi, qui ne publia de la tétralogie que le premier tome, Filles mariées , il y a vingt ans). Restent les petits éditeurs pour cultiver le talent indiscutable et énervé de Montherlant : récemment les éditions De Piante ont publié, dans une édition prestigieuse (avec une introduction de Stenio Solinas), l’essai Contre “Don Quichotte” ; Passage au Bois a re-proposé Le Solstice de juin ; Settecolori a l’intention d’éditer un Service inutile ; en 2004 l’éditeur Raffaelli, édité par Moreno Neri, a publié un texte anthologique et exégétique nécessaire, L’infini est du côté de Malatesta.

Pendant quelques années - de 2018 à 2020 - en rassemblant environ quatre-vingts répliques, le Malatesta organisé par Gianluca Reggiani a montré que les prouesses scéniques de Montherlant sont inaltérées, intemporelles.. André Gide ne pouvait pas aimer Montherlant, écrivain qui se veut regardé de loin, “il fascine, il n’y a pas de doute, personne ne peut se méprendre sur ses qualités rares… mais il s’adresse continuellement à un public, quel égoïsme impossible sa rhétorique dissimule !” . Le 24 mars 1960, “sans concurrents, sans faire de visites de candidature, formalité qu’il refuse”, Montherlant est élu à l’Académie française. Dans son discours, bien sûr, il a mis l’accent sur la mort, sur “l’écrivain en présence de la mort de sa propre œuvre” : “Plutarque dit d’un de ses héros qui ‘tomba dans l’indifférence de l’avenir’. Nous tombons tous dans l’indifférence de l’avenir ; ce que nous avons fait et ce que nous n’avons pas fait dans quelques instants seront équivalents. Malheur à ceux qui survivent dans la mémoire du futur : cette forme d’immortalité n’est qu’un faux, un vol, une infamie”. Sous prétexte d’agoraphobie, il n’a jamais participé aux bêtises de l’Académie ni porté - chose inédite avant lui - le costume traditionnel, la robe verte des “Immortels”.

Il voulait embêter, il a toujours embêté tout le monde, les résistants et les occupants, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été jugé par les vainqueurs, coupable d’avoir collaboré - comme beaucoup - avec des magazines nazis (NDLR : inexact, Montherlant ne fut jamais condamné) et "l’argent reçu des éditeurs allemands, il le reversa à la Croix-Rouge à Genève").

Qu’un écrivain soit simplement lui-même semblait alors, comme aujourd’hui, contre-nature, inadéquat, inacceptable.

Nous devons participer, disaient-ils - alors comme aujourd’hui - ; Montherlant n’a pris parti que pour lui-même.”Le résultat de la longue enquête désordonnée contre lui, à la Libération, a été la suspension de la publication de ses ouvrages pendant un an. “Il fallait arrêter le soleil dans sa gloire”, commentait Jean Cocteau” (Giuseppe Scaraffia).

Alors qu’il pratiquait apparemment le chaos, Montherlant était fasciné par l’ordre, ou plutôt la “règle”, propre aux élus. Que l’épreuve ait suivi l’ordre réside dans les caractères du personnage . Après la Première Guerre, il fonde une société secrète, “L’Ordre”, qui s’inspire de la chevalerie médiévale et de l’éthique des samouraïs ; d’autre part, il a vécu l’agonie de la contradiction, il s’est donné pour tâche de la remplir à l’envers. Il est resté un moraliste, au-delà de toute morale. “Toute cette condescendance envers les choses extérieures ne peut que nous imposer une question : ce devoir est-il justifié ? Quelle est la réalité ? Comment concilier la vie contemplative avec la vie civile ? A quoi appartenir quand on n’appartient pas ?”

Parfois il se contentait d’une hauteur tachetée de miséricorde : “On peut s’occuper du service du monde à condition qu’on sache que ce n’est pas grave, qu’on ne se prête qu’au détachement des somnambules. Soyez donc temporel, mais restez éternellement absent”.

Dangereux équilibrisme entre des abîmes opposés. Il a préféré la gloire du reclus : l’issue, la gorge arrachée, est connue.

Les faibles lecteurs n’aiment pas l’inévitable, ceux qui leur rappellent qu’on est mort avant d’être mortel, que la rédemption passe par le “beau geste”, que la beauté éblouit tant qu’elle est inutile.

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“Je ne feuillette pas Racine : je préfère les poètes d’Iran et de Chine

Ce n’est que pendant la période barbare de l’adolescence que la poésie fut pour moi la bêtise des règles prosodiques grossières, épelant les syllabes sur mes doigts, jouissant de la cadence des vers. Plus tard, j’ai exigé qu’elle crée un “climat” propice pour reconstruire ma voie intime, privée, la seule qui m’importe. Les maîtres de l’Iran - et, d’une autre manière, ceux de la Chine - m’ont conduit, plus tard - j’avais vingt-huit ans - à la “romance” dont je suis imprégné, pour lequel je n’aime pas les rimes européennes.

La voie raffinée m’a été révélée ; ils m’ont appris la confidentialité, le secret, l’extase (propre à la mort) que procure le profil d’un corps ou d’un visage, l’immersion dans les eaux profondes de la poésie, le long émerveillement dans le dédale de la beauté, en musique, le pressentiment de l’amour, toutes choses que j’appelais “a fatalité”, “la magie du cinquième jardin”, faisant allusion au Golestân et au Bahârestân, consacrés aux “passions de l’extrême jeunesse”. Ces poètes, qui ne savent jamais s’ils s’adressent à un mortel ou à Dieu, ont flatté ma tendance à utiliser plusieurs registres à la fois. Leur indifférence envers les différentes religions, dont ils ne retiennent qu’un seul Dieu (Hâfez, Saadi, Hâtif, Djalâleddin Rumi), est liée au syncrétisme qui m’est inné. Ils m’ont appris les malentendus sur lesquels se prolonge la magie de la contemplation. Certains aphorismes ont déclenché en moi le ton de la mélancolie et de l’espoir : leur écho ne s’éteint pas.”Des années passeront avant que vous ne reconnaissiez la tombe du père”, écrit Saadi ; “Le loup, épuisé par la course nocturne, il voit le mouton lui offrir sa vaste queue pour se reposer”, chante Giami. Les héros de leurs apologues, délicats, grands, cruels, avec cette générosité absurde, me rappellent qu’on peut se passer du christianisme pour la charité et des Anciens pour la grandeur d’âme ; ils m’offrent le sublime enveloppé de parchemin.

“Longtemps, au Maroc, en Tunisie, en Tripolitaine, j’ai cru pouvoir revivre la vie des poètes iraniens, bercés de candeur. Certaines heures passées à Fès, Tunis, Tétouan, sont les fruits d’or de ma vie. Que je recrée dans le sens ce que j’aime de la Perse de Saadi et de Hâfez, de la Chine de Li Po et de Tu Fu, du Japon de l’ère Tokugawa, ne me trompe pas : je n’ignore pas la caricature scandaleuse que donnent les traducteurs européens des poètes orientaux. Il n’en demeure pas moins que je ne peux imaginer aucun moment lyrique de ma vie qui ne soit en quelque sorte dépendant du génie iranien. En Europe, en temps de crise, ce ne sera certainement pas Racine que je feuillèterai, mais le diwan de l’ homme de Shiraz : avec lui je construis des lendemains plus heureux.”

Henry de Montherlant, 23 avril 1937