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Articles sur Montherlant (hors presse)

163. Denis de Rougemont, M. de Montherlant, le sport et les Jésuites,
dans La Semaine littéraire, Genève, n°1571, 9 février 1924, p. 63-65

Note

 
 

Denis de Rougemont,
né le 8 septembre 1906 à Couvet
et mort le 6 décembre 1985 à Genève,
est un écrivain, philosophe
et professeur universitaire suisse.

Denis de Rougemont, né le 8 septembre 1906 à Couvet et mort le 6 décembre 1985 à Genève, est un écrivain, philosophe et professeur universitaire suisse. (Wikipedia)

« M. de Montherlant est considéré par plusieurs comme l’un des héritiers de Barrès. Le rapprochement est peut-être prématuré, tout au plus peut-on dire qu’à l’heure présente déjà, son œuvre, comme celle de Barrès, nous offre plus qu’un agrément purement littéraire : une leçon d’énergie.

Il se pique de n’avoir pas connu, jusqu’à ce jour au moins, cette inquiétude libératrice que produit la recherche de la vérité. Dès son premier livre, il s’est montré tout entier, il a bravement affirmé son unité. Car le temps n’est plus, où les jeunes gens se faisaient, avec sérieux, des âmes exceptionnellement compliquées, qui s’exprimaient en une langue plus compliquée encore et nuancée jusqu’à l’ennui. La guerre a donné le coup de grâce à cet esthétisme énervant qu’on appelle symbolisme ; et elle a donné naissance à la doctrine de M. de Montherlant, qui en est sortie toute formée et casquée pour la lutte de l’après-guerre.

Deux philosophies, affirme-t-il, se disputent le monde. L’une vient de l’Orient, et insinue dans le monde  romain les virus du christianisme, de la Réforme, de la Révolution et du Romantisme, les concepts de liberté et de progrès, l’humanitarisme, le bolchévisme. L’autre philosophie est celle de l’antique Rome, qui a inspiré le catholicisme, la Renaissance, le traditionnisme et le nationalisme. L’Orient efféminé ; — en face : l’Ordre romain. Or l’ordre, pour M. de Montherlant comme pour Maurras, est ce qu’il importe de sauvegarder, avant tout autre principe.

Jusqu’ici, rien d’original dans cette conception simpliste du monde, qui n’est en rien différente de celle de l’Action française ; remarquons toutefois cette séparation, que Maurras n’a pas faite aussi franchement, du catholicisme et du christianisme, le christianisme étant dans le même camp que la Réforme.

M. de Montherlant n’est décidément pas philosophe. Peut-être ne lui a-t-il manqué pour le devenir que le temps de méditer : il a quitté le collège jésuite (ndlr du site M : Montherlant ne fut jamais élève des Jésuites, mais son confesseur était un jésuite, le Père Lamy de la Chapelle) pour la tranchée, puis « le sport l’a saisi aux pattes de la guerre encore contus de huit coups de griffes et chaud de l’étreinte du fauve merveilleux ». Il n’a pas eu le temps de se ressaisir, le sport prolongeant pour lui, d’une façon obsédante, le rythme de la guerre. Du moins a-t-il ainsi évité le choc fatal pour tant d’autres du guerrier et du bourgeois.    Dernièrement, il abandonna le stade et rentra dans le monde où nous vivons tous. Écœuré du désordre général, il cherche des remèdes, et nous tend les premiers qui lui tombent sous la main : le sport et la morale romaine.

Dans sa hâte salvatrice, M. de Montherlant ne s’est même pas demandé si ces deux contrepoisons pouvaient être administrés ensemble. L’opération faite, il a pourtant fallu la justifier, ce qui n’a pas été sans quelques tours de passe-passe de logique, admirablement masqués d’ailleurs par des façons cavalières un peu intimidantes. Toute une partie du Paradis à l’ombre des épées [1], son dernier livre, est consacrée à « fondre dans une unité supérieure » l’antinomie de l’esprit catholique et de l’esprit sportif. « On se fait son unité comme on peut », avoue-t-il franchement. Il me semble bien paradoxal de vouloir unir dans une même philosophie la morale jésuite, faite de règles et de contraintes imposées dans le but de restreindre la liberté et l’initiative individuelles, et la morale des sports anglais, morale qui veut former des hommes maîtres d’eux-mêmes, c’est-à-dire libres. Et cela me semble d’autant plus paradoxal que M. de Montherlant est justement un des premiers Français qui ait compris que le but du sport n’est pas la performance, mais le style et la méthode, c’est-à-dire la formation du caractère, en définitive.

Mais on peut oublier la partie doctrinaire de cette œuvre, elle ne lui est pas indispensable : « Ces simplifications valent ce que valent toutes les simplifications, qu’on les appelle ou non idées générales, et j’avoue bien volontiers qu’il n’est pas une opinion sur le monde à laquelle je ne préfère le monde ». Je préfère à la dogmatique de M. de Montherlant son admirable lyrisme de poète du stade.

En un style d’une fermeté presque brutale parfois, un style de sportif, mais qu’on sent humaniste et poète, un style à la fois bref et chaud, imagé et réaliste, M. de Montherlant chante cette « violence ordonnée et calme » des « grands corps athlétiques ». Sur le stade au soleil se déploient les équipes, et l’équipier Montherlant les contemple, ému de « cette ivresse qui naît de l’ordre », et aussi parfois, de la pensée que « sur ces corps de l’entre-deux-guerres, … cinq sur dix sont désignés… ».

Voici passer un coureur : « À peine a-t-il touché la piste d’herbe, c’est une allégresse héroïque qu’infuse à son corps la douce matière. L’air et le sol, dieux rivaux, se le disputent, et il oscille entre l’un et l’autre. Ainsi mon art, entre terre et ciel. Mais sa foulée, bondissante et posée, est pleine du désir de l’air. Danse-t-il sur une musique que je n’entends pas ? » — Mais plus que le corps en mouvement, c’est la domination de la raison sur ce corps qui est exaltante, et c’est cette domination qui est le but véritable du sport. On accepte une règle ; on l’assimile, à tel point qu’elle n’est plus une entrave à la violence animale déchaînée dans le corps du joueur à la vue de la prairie rase où rebondit un ballon. Si l’on considère la vie sociale comme un jeu sérieux dont on respecte les règles, non plus comme une lutte sauvage et déloyale, la morale d’équipe devient toute la morale, et les qualités indispensables au bon équipier deviennent les qualités du parfait citoyen : juste vision de la réalité, abnégation, sentiment du devoir de chacun envers l’ensemble (Montherlant insiste plutôt sur le sentiment des hiérarchies que sur celui de la solidarité, comme bien l’on pense). Enfin, enseignement plus général de la morale sportive : « la règle de rester en dedans de son action, application de l’immense axiome formulé par Hésiode et qui gouverna le monde ancien : La moitié est plus grande que le tout ». Le sport comme un apprentissage de la vie : tout servira plus tard :

Ô garçons, il y a un brin du myrte civique tressé dans vos couronnes de laurier. Vous n’êtes pas couronnés d’olivier.

La main connaît la main dans la prise du témoin. L’épaule connaît l’épaule dans le talonnage du ballon. Le regard connaît le regard dans la course d’équipe. Le cœur connaît la présence muette et sûre. Toutes ces choses ne se font pas en vain.

Le chef se dresse entre les dix qui sont à lui. Il dit : « Je ne demande pas qu’on m’aime. Je demande qu’on me soit dévoué. » Ils disent : « Tu es notre capitaine. » Ces choses ne sont pas dites en vain.

Stades que parcourent de jeunes et purs courages, donnez-moi votre silence jusqu’à l’heure. Que je taise votre mot de ralliement, paradis à l’ombre des épées.

Rien de moins artificiellement moderne que ce lyrisme sobre et prenant : « Si l’on s’échauffe, s’échauffer sur de la précision. » On évitera ainsi tout niais romantisme.

Je sais bien ce qu’on objectera : le sport ainsi compris, plus que l’apprentissage de la vie, est l’apprentissage de la guerre, dira-t-on. M. de Montherlant répondra : non, car la faiblesse est le péché capital pour le sportif. Or c’est la faiblesse « qui fait lever la haine ». « La faiblesse est mère du combat. »

C’est donc à un lacédémonisme renouvelé que nous conduirait cette « éthique du sport » tempérée de raison. Ce qu’on en peut retenir, c’est la méthode, car je crois qu’elle sert mieux la démocratie que l’Église romaine, quoi qu’en pense M. de Montherlant. Et voici, ô paradoxe, qu’il rejoint Kant, Kant qui écrit : « C’est sur des maximes, non sur la discipline, qu’il faut fonder la conduite des jeunes gens : celle-ci empêche les abus, mais celles-là forment l’esprit. » M. de Montherlant illustre sa propre pensée de cette citation d’un dominicain : « Formez des jeunes filles assez fortes pour pouvoir tout lire, et il n’y aura plus besoin de roman catholique. »

C’est ce qu’on pourrait appeler une « morale constructive » : porter l’effort sur ce qui doit être, et ce qui ne doit pas être tombera de soi-même. Ainsi l’athlète à l’entraînement ne s’épuise-t-il pas à combattre certaines faiblesses : il développe ses qualités, le reste s’arrange de soi-même.

[p. 65]

M. de Montherlant, qui a quitté le stade, se rendra mieux compte à distance de la contradiction sur laquelle est bâtie son œuvre. L’intéressant sera de voir ce qu’il sacrifiera, de la morale sportive ou de la morale jésuite.

Mais enfin, voici un homme, et non plus seulement un homme de lettres. Un homme en qui s’équilibrent déjà l’enthousiasme d’une jeunesse saine et la retenue de l’âge mûr, cette « limitation » que lui ont enseigné le sport et les anciens. J’admets que ses « idées générales » ne vaillent rien [2] ; sa morale virile nous est néanmoins plus proche que la sensualité vaguement chrétienne de tel autre écrivain catholique. Et son lyrisme, encore un peu brutal, il saura le dompter, et atteindre au classicisme véritable. Voici un constructeur, un entraîneur, et qui joue franc jeu. S’il faut lutter contre lui, nous savons qu’il observera les règles. Saluons-le donc du salut des équipes avant le match : « En l’honneur d’Henry de Montherlant, hip, hip, hurrah ! »

[1] Éditions Grasset, Paris.
[2] L’attitude de M. de Montherlant légitime une telle « simplification ».

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