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Articles sur Montherlant (hors presse)

161. L’Homme au cœur meurtri, par Jean Dutourd

Note

Jean Dutourd, né le 14 janvier 1920 à Paris et mort le 17 janvier 2011 dans la même ville, est un écrivain français, membre de l'Académie française. Résistant et évadé à deux reprises, il commence sa carrière après-guerre dans les journaux.

Voici le très bel article que Jean Dutourd consacra, à leur sortie, aux Coups de soleil de Montherlant. Il l’a repris dans son recueil La Chose écrite (Flammarion, 2009).

Sur Henry de Montherlant et Coups de soleil.

Montherlant, pendant les vingt dernières années de sa vie, a eu de la chance : la critique l'a injurié. Et injurié comme elle sait le faire, c'est-à-dire en se gaussant de ses poses et de ses tics, en expliquant que cet homme de bronze était en carton, que son œuvre était démodée comme un pavillon de !'Exposition de 1937, etc. Il en était à la fois dépité et content. Dépité parce qu'il se rappelait des temps où tout le monde le portait aux nues ; content parce qu'il est toujours agréable d'être insulté pour de mauvaises raisons.

Il avait beau publier des livres superbes : Le Chaos et la nuit, Un assassin est mon maître, Le Treizième César, ses Carnets (bien supérieurs au Journal de Gide, par exemple), c'était toujours la même ritournelle. Engueuler Montherlant était devenu l'exercice de style obligatoire des critiques pour étudiants ignares. De là, chez lui, une façon touchante de se raccrocher aux amis. Dix fois il m'a dit, mi-sérieux mi-rigolard : “Quand je serai gâteux et que je publierai des livres infects, vous continuerez à écrire que je suis génial, hein ?”

Je pensais avec attendrissement à cette phrase en lisant Coups de soleil, recueil de textes écrits par lui entre 1925 et 1930, c'est-à-dire lorsqu'il avait la trentaine. Ce sont des morceaux charmants où il est tout entier. Je parle du vrai Montherlant qui n'était ni en bronze ni en carton, mais au contraire qui avait un coeur meurtri, toujours à l'affût d'un geste gentil, tendre ou gracieux.

Quand les grands écrivains sont sérieux, on croit qu'ils plaisantent. Montherlant a répété tant et plus que le seul personnage de son œuvre dans lequel il s'était peint lui-même était Léon de Coantré, le pauvre type sensible et humilié des Célibataires. Nul n'a pris garde à cet aveu. Pourtant, si on lit ses livres avec un minimum d'attention, on s'aperçoit à chaque page que c'est la pure vérité. Montherlant a sans cesse besoin d'être aimé. Un rien le fait fondre. Sa cuirasse, ses airs de condottiere ou de matador, son orgueil, son ton méprisant servent surtout à masquer d'innombrables blessures.

Dans Coups de soleil, il parle d'Alger, de l'Espagne, des enfants, des petits chats, des taureaux, bref de tout ce qu'il aimait à trente ans (et qu'il n'a jamais cessé d'aimer, d'ailleurs).

Quelquefois, il joue au peintre animalier et croque une chèvre, un lion, un canard, un bœuf. Tout cela en écrivain génial, tantôt profond, tantôt gamin, à sa manière, toujours d'une force et d'une élégance de style suprêmes. Quelle curieuse chose que l'écriture, et qui prouve bien qu'on est le prophète de son propre destin ! Page 137, je trouve ceci : “Les aigles, parfois, meurent de colère. C'est la mort de Sylla, de Jules II. Elle m'irait comme un gant.” Mourir de colère, contre le monde ou contre soi, n'est-ce pas la mort des suicidés ?

Jean Dutourd,
Membre de l’Académie française