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Articles sur Montherlant (hors presse)

159. Francis Benoît Cousté, Sur le suicide

 
 

Francis Benoît Cousté

Francis Benoît Cousté, musicologue, pianiste, ancien rédacteur en chef, éditorialiste de ‎L’Education musicale.

La mort est assurément le seul dernier grand tabou de notre société. Et, au cœur même de ce tabou, le suicide – objet de répulsion et, en même temps, de fascination… Sujet passionnant au demeurant, qui nous interpelle tous – et pas seulement les sociologues, psychologues ou autres ethnologues… Action de “l’homme contre lui-même”… Acte de désespoir, de lâcheté ou d’héroïsme – par lequel un homme, à un instant donné, préfère la mort choisie à la mort subie.

Mais, paradoxalement, ce sujet qui tant fait peur à notre société – française en particulier (à tel point qu’il est systématiquement banni de toute conversation de bonne compagnie) – a été continûment étudié, dans notre pays, par une foultitude de spécialistes : plus de 10 000 titres recensés, à ce jour…

Qui se suicide aujourd’hui dans notre société?

 

Le Cauchemar, 1790-1791,
Johann Heinrich Füssli
huile sur toile 77x64cm, Goethehaus, Francfort

 

La conduite suicidaire supposant l’accession à la conscience, il est aujourd’hui avéré que les animaux ne se suicident pas. Les exemples touchants que l’on nous donne parfois ne résistent jamais à l’examen : ainsi, après la mort de son maître, un animal Bien qu’aucune classe d’âge ne soit épargnée, ce sont majoritairement les grands vieillards et les jeunes gens (de 13 à 25 familier ne refuse de se nourrir que lorsqu’il a été conditionné – réflexe pavlovien – à ne recevoir de la nourriture que de la main de celui-ci.

De même, les très jeunes enfants ne se suicident pas : le plus jeune suicidé, connu et reconnu, avait 7 ans – et encore était-il d’une exceptionnelle maturité d’esprit (Hôpital des Enfants malades, Paris). Les suicides sont très rares entre 7 et 12 ans – âge moyen de la puberté, aujourd’hui… Chaque année, en revanche, un peu plus de 40 000 adolescents français tentent de passer à l’acte. Un peu plus de 1 000 y parviennent, mais 63% récidivent… Actuellement, le suicide est la 1re cause de mortalité chez les jeunes de 13 à 17 ans. Puis, de 17 à 25 ans, il en est la 2e cause – après les accidents de la route (au nombre desquels il y a, sans doute, un fort taux de suicides non comptabilisés)…

Chez les jeunes, le motif de suicide est, le plus souvent, l’absence de dialogue. Période de toutes les angoisses et de toutes les fragilités, l’adolescence nécessite, en effet, de la part des parents, une grande capacité d’écoute et d’attention. Chez les ados, une tentative de suicide est, le plus souvent, appel au secours. Faute de l’entendre, c’est la récidive…

 
 

Crâne de squelettte fumant une cigarette,
1885-1888, Vincent Van Gogh
peinture à l’huile, 32x24,5cm,
Musée Van Gogh, Amsterdam

Dans les pays occidentaux, le taux de suicide est de trois à quatre fois plus élevé chez les hommes que chez les femmes : ¾ des hommes réussissent leur suicide (15 hommes sur 20) contre moins d’¼ chez les femmes (4 femmes sur 20). Notons toutefois qu’en Chine, ces proportions sont inverses… Notons aussi que le taux de suicide est quatre fois plus élevé en Suisse qu’en Haïti: plus on vit dans le confort, plus on devient – semble-t-il – douillet et fragile… C’est pourquoi il est nécessaire, il est sain (s,a,i,n) de parler du suicide, et surtout aux plus fragiles : ce n’est jamais le discours qui incite au passage à l’acte, c’est le silence ! Aussi bien dédierai-je mon propos à ceux qui appréhendraient de l’entendre.

Certes variés sont les moyens d’autodestruction ! Il est d’ailleurs surprenant que ce ne soient pas toujours les procédures les plus indolores ou expéditives que retiennent les suicidants. Ainsi de cette quarantenaire qui s’enferma dans un congélateur… Besoin d’une certaine expiation ou volonté thanatoscopique de “vivre” sa propre agonie ? “Je veux mourir vivant”, disait le philosophe Paul Ricœur… Le choix de sa propre mort n’est jamais, en tout cas, neutre ou insignifiant. Que ce soit par le Feu, l’Air, l’Eau ou la Terre…

  • Par le feu : immolation tel Jan Palach, étudiant en histoire, le 16 janvier 1969, à Prague, pour dénoncer l’occupation soviétique ou, en novembre 2019, à Lyon, cet étudiant qui s’immola pour dénoncer des problèmes économiques), arme à feu ou électrocution (tel, en 1998, le musicologue Philippe Autexier
  • Par l’eau : noyade
  • Par l’air : étouffement, gaz asphyxiant ou pendaison (telle Evaëlle, fillette de 11 ans sujette à harcèlement de la part de ses camarades, que l’on retrouva pendue à son lit, le 21 juin 2019, à Herblay),…
  • Par la terre : sortie de route, écrasement, défénestration…

Mais également par ingestion de produits létaux : poisons, pesticides, voire – à forte dose – de produits euphorisants : barbituriques, drogues, alcools – ou encore nourriture… Nul n’ignore, en effet, que lorsqu’on mange, on n’est plus seul ! Et de creuser ainsi sa tombe avec ses dents… Jusqu’au cas limite illustré par le film de Marco Ferreri “La Grande Bouffe” (1973), spectacle proprement horrifique, sur lequel notre société de consommation a aujourd’hui jeté un voile pudique…

Suicide par ingestion, mais aussi par évacuation : hara-kiri, éventration, ouverture des veines, égorgement, etc. Aussi bien que par non-ingestion : anorexie mentale (des adolescentes notamment) : ainsi du cas de Solenn Poivre d’Arvor qui, à Neuilly, se jeta sous une rame de métro. D’où la création de “La Maison de Solenn”, annexe de l’hôpital Cochin, dédiée aux jeunes anorexiques… Mais cette liste ne vise, hélas ! pas à l’exhaustivité…

Du point de vue qui est ici le nôtre (qui, encore une fois, ne saurait être confondu avec celui du sociologue, du moraliste, du théologien ou du thérapeute), est-il possible d’envisager une classification, une nosologie des comportements suicidaires ? Laquelle permettrait de distinguer :

  • les motivations “parce que…” (d’ordre rétrospectif)
  • les motivations “en vue de…” (d’ordre prospectif)

Quatre types de suicide

 
 

Arthur Koesler, 1978,
© Estate of Fay Godwin, British Library,
National Portrait Gallery. London

  • le Suicide-fuite, fuite devant une situation jugée – à tort ou à raison – intolérable et sans issue. C’est le suicide “ escapiste ” : le sujet se libère d’une impasse
  • le Suicide-interpellation, qui peut être parfois “agressif”. Il a une finalité, il souhaite atteindre quelqu’un en le vouant à l’opprobre. Ce suicide crie “Vengeance !”
  • le Suicide-don de soi, en quelque sorte “oblatif”, lequel vise à satisfaire les désirs d’autrui avant les siens propres
  • le Suicide-jeu, ou suicide “ludique”.

Pour le Suicide escapiste, il existe des motivations tantôt réelles (objectives), tantôt imaginaires (subjectives). Parmi les motivations réelles, il y a, bien sûr, la souffrance et la maladie incurables, le grand âge et ses infirmités : lucidité et sérénité stoïciennes d’un Henry de Montherlant (1895-1972), devenu aveugle et totalement dépendant, ou encore d’un Arthur Koestler (1905-1983) et de son épouse Cynthia, décidant librement de mettre fin à leurs jours (leucémique, Arthur Koestler souffrait aussi de la maladie de Parkinson).

Dans l’Antiquité, les Stoïciens ne considéraient-ils pas la souffrance, la mutilation ou la maladie incurable, voire une défaite militaire, comme motifs raisonnables de suicide ? Estimant que se tuer peut, parfois, devenir un devoir… Ainsi de Caton d’Utique refusant de “survivre à la liberté”.

Cas limite : “Pourquoi ne pas se suicider, dès lors que le bonheur présent n’en est pas amoindri et n’augmenterait pas s’il durait davantage ?” Propos évoquant le cas de ces deux jeunes gens, riches et parfaitement heureux, se donnant la mort afin ne pas connaître l’inéluctable dégradation, dans l’avenir, de leur félicité… [En vérité, le “bonheur en soi” n’est-il pas de fonctionner – en prenant ce mot au sens le plus large ?]

Mais la souffrance morale peut être aussi motif de suicide : constat d’une tragique disparité entre “soi réel” et “soi rêvé” [le moi et le sur-moi]. Citons Kierkegaard : “Le désespéré est cloué à son moi ; il est contraint d’être le moi qu’il ne veut pas être”. Ainsi le suicide est-il, dès lors, l’expression d’un idéal ou d’une fierté bafoués, le refus d’une situation ou d’un réel indigne…

De l’euthanasie

 

Carré blanc sur fond blanc,
1918, Kasimir Malevitch,
Museum of Modern Art, New-York

 

Souvenons-nous ici de la fière sentence de cet homme des Lumières Charles de Montesquieu : “L’honneur est moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on se doit à soi-même”.

Mais revenons à la souffrance physique ! C’est là qu’intervient naturellement le problème de l’euthanasie. Doit-on aider quelqu’un à se donner la mort ?

Plus de 85% des Français sont favorables à ce que soit reconnu le droit à tout malade frappé d’une maladie grave, dégradante ou incurable d’être aidé à se suicider – droit à une mort digne, droit à “mourir debout” !

Ainsi de la capsule de cyanure incluse dans le paquetage des cosmonautes et des sous-mariniers, ou bien encore des cliniques de soins palliatifs. Ainsi, du Benelux, où l’on peut requérir, pour en finir, le concours de professionnels de santé ; de même qu’en Suisse, où cette aide est considérée comme bonne, dès lors que son mobile n’est pas égoïste (plus de 1300 suicides y sont, chaque année, assistés). Dans le Préambule de la Constitution suisse n’est-il pas inscrit : “La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres” ?

En 2020, l’euthanasie active est licite en Allemagne, en Belgique, au Canada, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Colombie et dans dix États américains : Californie, Colorado, Hawaï, Maine, Montana, New Jersey, Oregon, Vermont, Washingtonet Washington DC.

Même les catholiques pratiquants participent aujourd’hui du mouvement : 45 % d’entre eux se déclarent favorables au principe de l’euthanasie active. L’Église admettant désormais (art. 1185 du “Droit canonique de 1983”) que l’on accorde aux suicidés des funérailles ecclésiastiques – alors qu’il était jadis édicté que “celui qui s’est suicidé mérite la peine de mort”: ainsi repêchait-on un noyé pour le pendre, mains coupées, par les pieds… [Bien que, dès le Ve siècle, on déplorât dans les monastères une recrudescence de l’“acédie”, aquoibonisme spirituel à l’origine de nombreux suicides.] Mais là n’est pas le sujet…

Horizons bouchés

Des impasses subjectives peuvent également conduire au suicide : fausse absence d’espoir, lorsque le sujet donne un caractère d’absoluité à ce qui n’est que relatif, un caractère d’infini à ce qui est fini. Et ce, par rétrécissement du champ de la conscience, du fait d’angoisses de tous genres et de l’incapacité à prendre en considération la totalité de l’existence – refoulement névrotique…

Incapacité, e.g. à imaginer le monde en l’absence de l’être aimé : amours-passions d’Isolde pour Tristan, d’Othello pour Desdémone, de Brünnhilde pour Siegfried, d’Aïda pour Radamès, de Juliette pour Roméo… Thème assurément opératique !

Suicide, e.g. en 1942, de Stephan Zweig et de son épouse, désespérés par la montée du nazisme – cependant que, réfugiés en Amérique, ils n’avaient, pour eux-mêmes, rien à craindre… Ainsi donc, l’un de nos plus grands penseurs fut-il touché par ce rétrécissement de la conscience qui lui fit juger irrésistible ce qui (la suite l’a prouvé…) était parfaitement résistible, considérer comme irrémédiables des difficultés temporaires. Exemples de petits ou de grands patrons ne supportant pas l’éclipse, parfois toute relative, de leur entreprise…

 
 

Le suicidé, vers 1877, Édouard Manet,
huile sur toile, 38x46cm,
Fondation et Collection Emil G. Buhrle (Wikipedia)

Caractère exagérément entier, absolu, d’un Pierre Bérégovoy (1925-1993), homme du peuple n’ayant pas acquis ce sens de la relativité de la chose publique que confère le passage par le sérail des grandes écoles ou des grands corps de l’État. Même fragilité, face à l’opinion publique, de Roger Salengro (1890-1936), cependant qu’un capitaine Dreyfus, tout aussi innocent, ne craque point – dans des conditions, pourtant, autrement difficiles…

S’il est donc un élément commun aux suicides par amour-passion, monomanie ou psychose maniaco-dépressive, c’est la perte d’un élément crucial du plan de vie ou de la personnalité.

Mais il existe une autre forme de suicide escapiste, celui qui vise à l’auto-châtiment. Il y a donc, dans ce cas, une faute originelle (un mobile) qu’il faut expier (une finalité). Ainsi de Judas Iscariote qui, pris de remords pour avoir livré Jésus, se pendit [quoique, d’un point de vue strictement chrétien, n’ayant pas foi en la miséricorde divine, Judas aggravait là son cas]. Le grand théologien suisse Karl Barth (1886-1968) n’a-t-il pas écrit : “Le péché, c’est le désespoir devant Dieu” ?

Si je me suis attardé sur le Suicide-Fuite, c’est qu’il est, de loin, le plus fréquent !

Le Suicide-Interpellation (ou Agression d’autrui) peut prendre diverses formes :

  • le Suicide-crime, lorsqu’on attente à sa propre vie en entraînant autrui dans la mort ;
  • le Suicide-vengeance, lorsque l’on veut faire porter à autrui la responsabilité de cet acte ;
  • le Suicide-chantage (ou appel au secours) qui est, le plus souvent, celui des femmes et des adolescents. Mais qui, hélas ! ne rate pas toujours…

Édifiant exemple de Suicide-Interpellation que celui de ce cordonnier vénitien qui – après s’être crucifié dans sa chambre – se fit projeter par la fenêtre (au moyen d’un savant système de poulies) en surplomb du Grand Canal ! Idem, suicide en direct (je n’ose pas dire “ live”) de ce chef d’entreprise texan devant les caméras de télévision ! Idem, auto-pendaison en direct, sur Facebook, d’une Étasunienne de 12 ans…

Le Suicide-Oblatif (ou Don de soi) se classe également dans la catégorie des suicides “en vue de…”. Par le sacrifice de la vie, il vise à l’accès à un moi supérieur, à un idéal ! Il est l’expression d’un sur-moi…

 

Japon, suicide par sepppuku 切腹 (Hara-kiri 腹切り),
reconstitution, Image: The Rev. R. B. Peery, A.M.,
Ph.D. © 1897 Fleming H. Revell Company

 

Tous les “martyrologes” abondent en exemples de personnes donnant leur vie (avec celle d’autres personnes…) pour accéder à un état considéré comme infiniment plus délectable. Ainsi des djihadistes ne souhaitant plus faire languir les 72 vierges que leur promet le Coran… Ainsi du Révérend Jim Jones entraînant dans la mort, au Guyana, quelque 900 fidèles de sa secte “Le Temple du Peuple”…

Suicides “pour l’honneur” de généraux défaits Saül, Hannibal, Rommel…), de capitaines choisissant de couler avec leur navire, de samouraïs (tel l’écrivain Yukio Mishima se faisant “seppuku”, selon le Code Bushidô), de kamikazes donnant leur vie pour la Patrie. [Nos propres pères ne chantaient-ils pas jadis : “Mourir pour la Patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie” ? Précisons toutefois que, pour un Japonais, notre personnalisme est dépourvu de sens : chaque individu étant comparable à une feuille d’arbre, peu importe sa chute ! Seul compte l’arbre…

Sujets donnant leur vie pour sauver celle d’autrui – qui d’un conjoint, d’un enfant, d’un père, d’un ami…

Écrivains souhaitant magnifier leur image pour la postérité [ce que Céline appelait “faire un discours aux asticots”] : image de moderne stoïcien pour Henry de Montherlant, de samouraï pour Yukio Mishima…

Plus étrange est toutefois le cas de ces deux jeunes gens – au comble de la félicité – se donnant la mort afin que “leur amour demeure à jamais intact”. Esthétisme radical ?

 
 

Autoportrait au miroir, 1908,
Léon Spilliaert (1881-1946)

Reconnaissons qu’il peut être parfois difficile – dans le cas de suicides oblatifs – de faire le départ entre idéalisme et masochisme…

Dernier grand type de suicide : Le Suicide-Jeu (ou suicide ludique). Je distinguerai là l’Ordalie et le Jeu proprement dit.

L’ordalie ou “Jugement de Dieu” était, au Moyen Âge, une épreuve par laquelle on mettait le Seigneur au pied du mur – le contraignant, en quelque sorte, à se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité d’un prévenu. Heureuse époque !…

À défaut de solliciter le jugement de Dieu, l’ordalie est, pour l’homme moderne, le fait de risquer sa vie pour (se) prouver quelque chose… Qui peut nier ce caractère ordalique chez un Gérard d’Aboville (°1945), traversant le Pacifique Sud à la rame, ou chez une Maud Fontenoy (°1977) traversant l’Atlantique Nord toujours à la rame ! En attendant celui qui tentera l’aventure avec un tuba et des palmes… Même chose chez les tenants de l’alpinisme, de la voltige, de la course automobile ou de la cascade…

Le vrai joueur, en revanche, n’a rien à prouver – ni à soi, ni aux autres ! Il aime le danger pour l’excitation qu’il procure. Que ce danger naisse de la compétition, du hasard, du simulacre ou du vertige…

  • Le jeu-compétition dérive du goût de la guerre, toujours présent chez l’homme. C’est ce que l’on appelle l’agonistique (du grec agôn, jeu-combat). Est-il plus excitante action que de tout risquer – et jusqu’à sa vie ?
  • Le jeu de hasard ou jeu aléatoire, dont la forme paroxystique est la roulette russe. Bien que ceux qui y survivent, tel un Graham Greene, plaident volontiers, non l’attirance pour la mort, mais simplement l’ennui…
  • Le jeu simulacre ou jeu mimétique inclut naturellement les jeux de théâtre qui permettent à tout un chacun de devenir un personnage illusoire. Cela va des jeux de rôle au happening (inventé par le compositeur John Cage), lequel donna parfois lieu à de tels excès, dans le domaine de la sexualité, de la violence ou de la mort, que le gouvernement américain dut l’interdire – du moins sous sa forme hard. La mimesis suicidaire intervient également dans le cadre familial : reproduction notamment du suicide d’un parent…
 
 

Homo hominidés lupus ou Le pendu, 1944,
Georges Rouault (1871-1958), huile sur papier,
marouflée sur toile, 64,7x46cm,
Centre Pompidou, MNAM, ADAGP, Paris

Épidémies de suicides mimétiques (suicide clusters) : ainsi de l’“effet Werther”, suite à la publication du roman de Goethe “Les Souffrances du jeune Werther” ; ou bien encore du “Copycat Effect” (du nom d’un thriller américain), après le suicide d’une personnalité investie d’une forte charge affective…

Autre cas-limite : il existe à Londres, Paris, Berlin et New York des sociétés secrètes, dites “Clubs de suicide”, où – à l’issue de certains jeux – le “gagnant” doit se suicider (ou être suicidé). Telle est la règle de ces clubs, mon Dieu ! fort élitistes…

Les sociétés aristocratiques et guerrières [c’étaient, à l’origine, les mêmes] n’ont-elles pas toujours établi leurs échelles de valeur en fonction de la dangerosité des plaisirs ou des jeux pratiqués ? Le plaisir – et singulièrement le plaisir dangereux – n’a-t-il pas toujours été, pour l’aristocratie, la valeur transcendante par excellence ? Cependant que la valeur d’efficacité était, quant à elle, laissée à la canaille – aux comptables, aux économistes, aux marchands – lesquels honnissent, à l’ordinaire, les valeurs héroïques ou ludiques… Souvenons-nous, à ce propos, de la formule de Witold Gombrowicz (1904-1969) : “L’idole du vulgaire, c’est l’utilité. L’idole de l’aristocratie, c’est le plaisir” [in Journal, 1957-1960].

Petite parenthèse sémantique : les Anglais ont la chance d’avoir deux mots pour traduire le mot “jeu” : “Game” pour le sens qui nous intéresse aujourd’hui (Dangerous Games) et “Play” pour les activités purement ludiques des enfants – voire des adultes : Playboy / Playgirl.

Je distinguerai un dernier type de jeu à tendance plus ou moins suicidaire :

  • Le jeu-vertige, lequel est tentative d’accéder à la transe, au spasme, à la panique voluptueuse, à l’étourdissement, la perte de conscience, grâce à la chute, la glissade, la rotation rapide, l’accélération – toutes actions propres à donner le vertige, voire la mort.

Dans certains cas bien précis, le suicide peut être considéré comme l’acte de liberté par excellence, suprême, absolu – l’homme restant ainsi, jusqu’au bout, conscient et maître de sa trajectoire, de sa destinée : “Seule une fleur qui tombe est une fleur totale”, dit un proverbe japonais.

Grandeur – et parfois héroïsme – de l’homme qui, tel Pierre Brossolette, choisit en toute liberté de prendre congé pour sauver les hommes de son réseau… Non moins héroïque fut Jean Moulin, qui mourut sous la torture des nazis sans avoir parlé… Il peut y avoir, en effet, autant de courage à jeter sa croix qu’à refuser de la jeter !

 

Wolke-Nuage, 1976, Gerhardt Richter,
huile sur toile, 200x300 cm,
Catalogue Raisonné: 413

 

Citons un autre grand auteur, le tchèque Ivan Klíma (°1931) : “L’homme qui se respecte quitte la vie quand il veut. Les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu’on les mette à la porte”. C’est fort bien dit ! Mais, là aussi, rassurez-vous : l’excellent Klíma est (pour autant que je sache…) encore accoudé au bar !

En réaction contre les anathèmes imbéciles des intégristes de tout poil, divers intellectuels ont pu plaider (parfois de manière exagérée) en faveur du suicide. Citons, bien sûr Emil Cioran, (1911-1995) qui en aura fait – mais avec quel talent ! – une boutique : “Mourir pour une virgule” aura-t-il été jusqu’à proférer. Mais rassurez-vous : Cioran est mort sagement dans son lit.

Aussi [sachant combien sont rares les suicides résultant d’une analyse sereine et lucide, d’une décision authentiquement libre] dirai-je, en guise de conclusion, l’impossibilité qu’il y a à porter un jugement univoque sur le suicide – comme s’obstinent à le faire certains fondamentalistes, aussi bien chrétiens, juifs que musulmans, pour lesquels il s’agit toujours (fors cas de folie) d’un crime.

Le suicide n’est pas plus à prôner qu’à condamner ! Cet acte mérite, en tout cas, considération et réflexion, car il est assurément le plus terrible, le plus grave et le plus absolu qu’un homme puisse jamais accomplir…

Et pardonnez-moi de me répéter : il est nécessaire et sain (s-a-i-n = sain) d’en parler :

Ce n’est pas la parole qui incite au suicide, c’est le silence !

Francis Benoît Cousté,
22 octobre 2021