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Articles sur Montherlant (hors presse)

151. La lettre du 13 juin 1939 de Montherlant à Jeanne Sandelion qui va précéder une rupture et un silence jusqu’en 1946, par Henri de Meeûs

Jeanne Sandelion ne « digère pas d’avoir été « croquée » par Montherlant, dans les quatre tomes du roman Les Jeunes Filles (1936 à 1939), comme modèle de l’héroïne, Andrée Hacquebaut, vieille fille de province, intellectuelle pauvre, férue de littérature, poétesse, et très amoureuse de Pierre Costals, le personnage principal masculin du livre, un écrivain célibataire et cynique qui fut identifié par le public comme le double de Montherlant.

Ce dernier protesta, mais trop de traits de caractère donnaient à Costals le profil de Montherlant. On peut donc avancer, sans trop se tromper, que Pierre Costals héros des Jeunes Filles, est un des reflets de Montherlant.

Depuis la parution du premier tome en 1936, le milieu littéraire, le public lettré et des journalistes cherchèrent qui furent les inspiratrices de Montherlant. Certaines femmes amoureuses se désignaient sans hésitation. Mais le portrait moqueur d’Andrée Hacquebaut, l’amoureuse qui écrit des lettres sans cesse, souvent très longues, à Pierre Costals, fut ravageur.

Jeanne Sandelion se reconnut de suite dans le personnage car elle prétendit avec raison que Montherlant lui avait emprunté plusieurs passages de sa correspondance pour écrire le personnage d’Andrée Hacquebaut.

Elle fut terriblement blessée car elle aimait Montherlant.

Ce fut un choc pour elle. Sa maladresse, son ignorance des choses de l’amour, son éloignement provincial, la désarmaient pour réagir correctement. Elle poussa force gémissements au point que tout Paris finit par la connaitre et s’en moquer. D’autant plus que d’autres femmes en rajoutaient sur base de leur expérience vécue avec Montherlant.

Si Sandelion était amoureuse de Montherlant qui l’avait éblouie dès la première rencontre, l’écrivain n’éprouvait aucune attirance envers elle, sinon une amitié intellectuelle, et rien d’autre. Sandelion dut constater que, durant plusieurs années de correspondances, Montherlant l’avait utilisée comme un des modèles pour son roman, la jeune fille prolongée, au physique ingrat, cérébrale, un peu bas-bleu, et obsédée par l’amour sans l’avoir expérimenté physiquement.

Montherlant avait conservé toutes ses lettres, certaines de 17 pages, rarement datées, passant d’un sujet à l’autre, dans un extraordinaire désordre.

J’ai pu acquérir heureusement en vente publique en 2015 l’entièreté de cette Correspondance manuscrite Sandelion - Montherlant.

Dans sa lettre du 13 juin 1939, Montherlant lui propose rageusement une rencontre pour faire le point au sujet de la demande de supprimer quatre lettres du roman, qu’elle considère comme trop indiscrètes. Voici cette lettre :

1939

Lettre d’Henry de Montherlant à Jeanne Sandelion - 13 juin 1939

Sans blague ! Vous ne voudriez pas que je supprime ces 4 lettres, qui sont ce qu’il y a de mieux dans le livre, à cause de votre petite vie privée. Vous serez morte dans vingt ans, et le livre en vivra deux cents.

Le bon à tirer est donné depuis vendredi, et, quand il ne le serait pas, je ne changerais rien à mon livre, vous verrais-je vous tuer sous mes yeux. Vous êtes bien punie d’avoir été clabauder cette histoire de restaurant, – ce que d’ailleurs j’ignorais, quoique vous en pensiez. Moi, je garde ma vie secrète, quand j’y tiens. Même vous, je vous ai tenue secrète, et c’est vous qui vous êtes signalée en 1936 par des cris d’orfraie (comme d’ailleurs deux des vraies Andrées (sic) sur quatre). Et puis, j’ai assez prévenu, publiquement, en 36, que les gens qui ne veulent pas se retrouver dans les romans n’ont qu’à ne pas fréquenter les romanciers.

La tête vous tourne, et, (de même que vous imaginiez que je vous posais un lapin par vengeance, pour le restaurant, alors que c’est vous qui vous gourriez), vous vous imaginiez que je veux « arrêter tout avant notre réconciliation » que je croyais chose faite, alors que je n’ai eu que le désir d’avoir votre opinion sur ce livre, opinion qui m’intéresse. Et j’ai poussé la délicatesse jusqu’à ne vous communiquer ces épreuves qu’une fois le bon à tirer donné, afin de n’être pas tenté de me servir de vous – de ce que vous me diriez – dans le livre.

Je vous propose soit :

  • dîner à 7h½ mercredi
  • déjeuner à midi ½ jeudi
  • dîner à 7h½ vendredi

toujours au restaurant Romano, 8, rue d’Amboise, au 1er (à côté de l’Opéra Comique). Jeudi m’irait ; mercredi et vendredi me dérangeraient. De toutes façons, R.S.V.P.

Il est dans votre intérêt de venir, car nous verrions comment atténuer l’effet de ces quatre lettres, et je voudrais vous être agréable.

A vous,
M.

***

Reprenons maintenant Les Jeunes Filles, et tout à la fin du quatrième tome « Les Lépreuses », on va lire la suite romancée[1] de cette lettre du 13 juin 1939 :

Lettre d’Andrée Hacquebaut
Saint-Léonard
à Pierre Costals
Paris

24 septembre 1928

Cher Costals,

Vous allez me prendre pour une folle. Mais j’ai relu votre lettre pendant que la radio jouait en sourdine, et tout ce que je vous ai écrit ne tient plus. Vous souhaitez me revoir, et je vous le refuserais avec hauteur ! Ce serait un peu fort. Je prends le train demain matin. Ecrivez ou téléphonez le soir vers huit heures à l’hôtel R … , rue de Verneuil. J’aurai fait tout ce que j’aurai pu pour la beauté de mon destin et pour sa plénitude.

A vous.

Andrée

***

Lettre de Pierre Costals
Paris
à Andrée Hacquebaut,
Hôtel R…, rue de Verneuil, Paris

25 septembre 1928

Pneumatique

Chère Mademoiselle,

Connaissez-vous le restaurant arménien, 4 rue de la Chaussée - d’Antin, presque au coin du boulevard des Capucines ? J’y ai mangé cinquante fois avec une femme que j’ « aimais » et cela ne ferait pas de mal de désinfecter la place, en y mangeant avec une femme que je n’aime pas. Je vous y attendrai demain, mardi 26, à une heure. Je vois sur le calendrier que c’est le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste. Cet anniversaire ne me dit rien de bon. Mais à Dieu vat !

Si c’est entendu, ne me répondez pas.

A vous.
C.

***

Lettre d’Andrée Hacquebaut
Paris
à Pierre Costals
Paris

26 septembre 1928

Pneumatique

Ainsi, comme je l’avais prévu, vous ne m’avez fait venir à Paris que pour une mystification et une vengeance.

J’ai été d’une heure à deux heures, sans vous y voir, au restaurant du 4, boulevard des Capucines. Je n’ai pas osé rester là une heure sans prendre mon repas, et j’ai dû payer trente francs pour un plat ou à peu près ! Je ne sais rien vous dire d’autre que ceci : votre conduite me soulève le cœur.

A. H.

P.-S. – Je viens de rechercher votre pneu, et je vois que le rendez-vous était : 4, rue de la chaussée-d’Antin.

Mais, comme vous parliez ensuite du boulevard des Capucines, j’ai confondu (je n’avais pas emporté votre pneu), et le malheur a voulu qu’il y eût également un restaurant au 4, boulevard des Capucines. Excusez-moi.

Voulez-vous que nous déjeunions ensemble demain ou après-demain ?

***

Lettre de Pierre Costals
Paris
À Andrée Hacquebaut
Paris

26 septembre 1928

Chère Mademoiselle,

Je vous ai attendue d’une heure à deux heures moins le quart, au restaurant où je vous avais donné rendez-vous. Je suis quelqu’un non qui pardonne, mais qui oublie – qui oublie réellement – les plus graves désobligeances mais je ne suis pas quelqu’un à qui on pose des lapins, même quand c’est par bêtise. Adieu donc, cette fois tout de bon.

Costals

(Cette lettre est restée sans réponse. Costals n’a plus reçu signe de vie de Mlle Hacquebaut. Tout est bien qui finit bien.)

[1] Extraits des Jeunes Filles, tome 4 Les Lépreuses, d’Henry de Montherlant, Pléiade, Romans I, pages p. 1526 à 1528.

Note

La rupture de juin 1939 entre Jeanne Sandelion et Henry de Montherlant durera jusqu’en 1946, année où leur Correspondance reprendra.