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Articles sur Montherlant (hors presse)

146. Les Garçons, d’Henry de Montherlant, splendeurs et misères des amitiés particulières, par Pierre-Henri Simon de l'Académie française

Publié le 19 avril 1969 dans Le Monde - Mis à jour le 21 juin 2019

 
 

Pierre-Henri Simon
de l'Académie française,
1903-1972

Entre Un adolescent d’autrefois de François Mauriac et Les Garçons de Montherlant, il y a toutes les différences d’ambiance morale, d’intention spirituelle, de technique romanesque et de couleurs du style qui séparent deux grands écrivains, mais on trouve aussi cette analogie saisissante que l’un et l’autre, tout sensibles qu’ils soient à l’actualité, ont éprouvé le besoin de s’en abstraire pour remonter à leurs sources, au tuf de leurs émotions et de leurs passions de jeunesse ; l’un et l’autre ont pris avec une belle désinvolture le risque d’offrir aux lecteurs d’aujourd’hui deux romans dont les mœurs, les idées, les personnages même frappent d’abord par leur caractère anachronique. Bien mieux, l’adolescent de Mauriac et les collégiens de Montherlant nous renvoient sensiblement aux mêmes années de la belle époque finissante, à l’approche de la guerre de 1914.

Certains thèmes se retrouvent curieusement, tel celui de la mésentente de la mère veuve et du fils regimbant à la tutelle oppressive au-delà de la tendresse même ; tel aussi le climat dévot, catholique, dans les remous du modernisme et du Sillon. Mais il ne faudrait pas pousser plus loin la comparaison ; car ce qui est presque constamment chez Mauriac échecs de l’amour humain est passion brûlante chez Montherlant ; et ce qui donne encore au récit du premier, fût-ce dans le péché et les défaillances des vertus théologales, une lumière de foi et de grâce produit chez le second, malgré des fusées de mysticisme authentique, un arrière-plan obscur, des lueurs soufrées de dilettantisme religieux ou d’irréligion réfléchie, d’ironie contre Dieu, voire de subtil blasphème. Reste que sur le plan de la littérature, Mauriac a gagné sa gageure par le succès d’Un adolescent d’autrefois, et que Montherlant a encore plus de chances de gagner la sienne parce qu’il a mis plus franchement le diable dans son jeu.

Et cependant il faut avouer que le projet des Garçons est complexe, assez extraordinaire même. Il n’est pas habituel qu’un écrivain qui a réussi une œuvre dans un genre la reprenne, sur le même fond, dans un autre. Montherlant a écrit à 17 ans le premier canevas de La ville dont le prince est un enfant, en a tiré plus tard une pièce publiée en 1951, jouée d’abord clandestinement et qui triomphe à la scène depuis 1967. En 1959, ne la connaissant encore que par la lecture, j’écrivais dans Théâtre et Destin qu’elle me semblait la plus parfaite et la plus belle de tout le théâtre de Montherlant, et je n’ai certes pas changé d’avis. Aujourd’hui, l’auteur nous apprend qu’en 1929, il avait commencé une refonte romanesque de son schéma dramatique, refonte abandonnée après soixante pages et reprise seulement en 1965 : ainsi nous arrivent aujourd’hui Les Garçons.

Rivalité pathétique

Première intention de l’écrivain : résoudre le problème technique du passage de l’expression dramatique à l’expression romanesque pour un même sujet. « Le roman, dit-il, peut et doit aller plus profond que la pièce : il n’est gêné ni par les contraintes de la représentation ni par les nécessités de ménager une assemblée. » Deuxième intention : profiter de cet élargissement de l’espace et de la liberté pour rajouter au thème de La Ville, qui concerne, on le sait, les amours de garçons dans un collège religieux, d’autres thèmes venus d’ailleurs par des rencontres et des lectures, singulièrement celui du prêtre athée et celui de la réforme morale. Le premier s’est imposé à Montherlant par un plaisir qu’il a eu de rencontrer, un jour, un père abbé qui remplissait magnifiquement dans son couvent sa fonction sacerdotale alors qu’il ne croyait pas en Dieu ; et il a trouvé le second dans sa familiarité avec le milieu de Port-Royal, découvert à travers Sainte-Beuve.

L’abbé de Pradts joue entre les deux collégiens un jeu ambigu où se mêlent la ruse d’un cœur jaloux qui tend un piège à son rival pour l’évincer et la conscience d’un prêtre qui défend la pureté d’un enfant

Nous avons donc d’abord, dans le tissu narratif des Garçons, le noyau dramatique de La Ville, très exactement repris : c’est encore, dans un collège religieux, la rivalité pathétique entre un élève de la division des grands, amoureux d’un de ses jeunes camarades, et le préfet de la division des moyens, qui a une tendresse passionnée pour ce même enfant. Le jeune philosophe ne s’appelle plus Sevrais mais Alban de Bricoule, ce qui rattache ce roman aux Bestiaires et au Songe pour achever, après un intervalle de quarante ans, la trilogie de La Jeunesse d’Alban de Bricoule, et le mignon ne s’appelle plus Sandrier mais Souplier. Quant à l’abbé de Pradts, il a gardé son nom et sa stature, et joue entre les deux collégiens le même jeu ambigu où se mêlent la ruse d’un cœur jaloux qui tend un piège à son rival pour l’évincer et la conscience d’un prêtre qui défend la pureté d’un enfant.

Mais l’abbé de Pradts est devenu athée dans le roman, ce qu’il n’était pas dans la pièce. Le schéma de celle-ci est néanmoins suivi de si près que les admirables scènes du troisième acte, celles de l’abbé exigeant le renoncement de Sevrais et celle du supérieur exigeant le renoncement de l’abbé, sont reprises presque intégralement, dans leur forme de dialogue dramatique. Autour de ce noyau primitif, il y aura sans doute plus de matière : le supérieur, qui n’apparaissait dans La Ville que pour donner la conclusion sublime de la tragédie des âmes, devient, dans le roman, l’âme du collège – âme tendre, imprudente, déchirée. Plusieurs couples, et non pas un seul, témoigneront pour l’éthique, l’esthétique et l’érotique des amitiés particulières.

Le roman d’un prêtre athée

L’apologie du collège, lieu des passions hautes et des pensées grandes, exalté contre la famille, pourrie de préjugés et de pensées médiocres, ce thème reçoit un grand développement dans le roman par le conflit d’Alban de Bricoule et de sa mère. Celle-ci fait un personnage séduisant de grande bourgeoisie futile, romanesque, vaniteuse, avec l’authenticité d’un grand amour pour son fils, de qui elle reçoit de cuisantes blessures, ce qui donne à Montherlant l’occasion de décrire en quelques pages magistrales une mort de Mme de Bricoule où il mélange comme il sait le faire le poison des plus atroces cruautés d’un cœur d’homme avec l’électuaire des larmes de la tendresse virile soudain jaillissante.

J’ai dit que Les Garçons devait être le roman du prêtre athée. En fait l’athéisme de l’abbé de Pradts est plutôt défini de l’extérieur par le romancier que montré vivant dans le personnage. De Pradts est amateur de vie intérieure raffinée et de spiritualité haute. Il considère esthétiquement que l’Église est, par sa liturgie et sa morale, le dernier foyer où les passions puissent brûler et monter en flammes belles, surtout celles des cœurs adolescents ; il la sert donc comme il convient, avec les gestes et les mots d’un bon prêtre, sauf qu’il ne parle ni de Dieu ni du Christ, ou ne le fait que dans un style théologique abstrait, simple dentelle de mots bien ourdie ; et il se réjouit de participer au gouvernement d’une maison religieuse où il a pour but « de donner des sentiments délicats à des jeunes gens de l’enseignement secondaire ».

Sa disposition foncière n’est pas l’athéisme, c’est l’amour des garçons ; il les aime d’une tendresse qui transcende la sensualité, bien qu’elle soit affective dans ses racines et passionnée dans sa violence. Rejeté du collège, il s’arrangera pour vivre, éducateur ou conseiller, dans la familiarité des jeunes hommes ; et son cœur s’y épanouit dans un tel bonheur qu’il éprouve, au moment de sa mort, le besoin de remercier quelqu’un : c’est la forme de sa conversion finale, ultime politesse qu’il veut faire à Dieu, au cas où il existerait, ce dont il continue à douter, sans aucune angoisse d’ailleurs. Telle est l’imposture de l’abbé de Pradts, beaucoup moins tragique que celle du Cénabre de Bernanos, car elle, paraît vierge de haine et imprégnée d’un orgueil moins démoniaque ; mensonge tout de même indéfendable au niveau de noblesse morale où prétend vivre cette âme fière mais un peu molle, et qui ne va guère plus haut que le dilettantisme de la spiritualité.

Des amours organisées

Il y a aussi l’épisode de la réforme morale, où Alban de Bricoule et son petit ami Souplier se montreront exemplaires. Dans le grand collège où s’agitent les garçons et où règne le catholicisme libéral, les amitiés particulières ne sont pas seulement largement pratiquées, elles sont organisées. Les grands ont fondé une espèce d’ordre, qu’ils appellent la Protection, et qui impose les régies et les rites de leurs amours avec leurs jolis cadets. La chose ayant été découverte, le supérieur veut faire preuve de largeur d’esprit en admettant que ces liens affectueux qui se créent entre les élèves peuvent être des chances pour la charité et l’épanouissement chrétien des âmes.

Les rapports entre protecteurs et protégés cessent d’être clandestins et impurs, et excluent les « actes » en laissant fleurir les beaux sentiments

Aussi ne condamne-t-il pas la Protection, mais décide de l’utiliser en la reconnaissant et en exigeant seulement que les rapports entre protecteurs et protégés cessent d’être clandestins et impurs, et excluent les « actes » en laissant fleurir les beaux sentiments. Seulement, comme il faut faire la part du feu, il permet les baisers. En suite de quoi Alban et Souplier, en pleine ferveur réformiste, ne laisseront pas de s’offrir de troublantes promenades en fiacre ou de charmants intermèdes dans les grottes des jardins publics pour s’enivrer d’étreintes présumées pures. Nous sommes loin, on le voit, de Port-Royal ; plus proches, il est vrai, des jeunes gens de Platon et de Plutarque qui, comme les garçons de Montherlant, trouvaient, dans une intimité d’où les caresses n’étaient pas exclues, l’exaltation qui les portait au surpassement d’eux-mêmes par le courage à la palestre et par le zèle à l’étude – s’ajoutant ici, pour nos garçons qui sont, ne l’oublions pas, des petits chrétiens, un surcroît de ferveur à la chapelle, quand les vêtements rituels, les cierges, les fleurs et les parfums d’encens transforment la messe en une sorte de ballet secrètement amoureux. Il n’était guère évitable que la réforme se soldât par un retour à la polissonnerie et par le désespoir de l’imprudent supérieur, contraint d’exclure du collège la troupe des jeunes démons déguisés en anges, en attendant d’en être éloigné lui-même.

Tout ce monde des amitiés particulières en climat catholique, dont la présence n’était suggérée qu’allusivement dans La Ville, devient, dans Les Garçons, le sujet d’une longue peinture qui ne peut manquer de paraître parfois fastidieuse et, en tout cas, passée de mode. Non que Montherlant ne mette un grand talent à évoquer des souvenirs et à développer des spéculations qui lui tiennent à cœur et à quoi il réussit à nous intéresser. Il est notable que dans l’espèce de passion dont il voit et montre ses collégiens possédés, s’il laisse parfois apercevoir les « actes », il le fait avec discrétion, et, ce qui l’intéresse, c’est la projection du désir sur les âmes : ainsi la couleur classique et racinienne de La Ville ne s’efface pas dans la composition baroque des Garçons, et telle note du journal d’Alban, celle-ci par exemple : « Je l’aime dans ce qu’il ne fait pas pour moi et je l’aimerais dans le mal qu’il ferait. Je l’aime dans ce qu’il ne fait pas pour moi, et je l’aimerais dans ce qu’il ferait contre moi », relève de la haute psychologie de l’amour.

Vulgarité significative

J’ajoute que, si l’on peut préférer La Ville aux Garçons pour la concentration, la sobriété, la densité tragique, le roman apporte le plaisir d’une composition plus fouillée et plus diverse, où l’admirable style narratif de Montherlant triomphe dans un mélange bien dosé de naturel, qui peut aller jusqu’à la vulgarité significative, et de prose soutenue gonflée de brefs élans de lyrisme. Exemple : « Il distinguait bien, déjà, que ce sont les parents, les épouses, les enfants, les maîtresses qui vous engluent dans une merdouille de petits honneurs. Et c’est la solitude, cette aile, qui vous en tire et vous soulève. » Il faut assurer, malgré tout, que tant de préciosité romanesque et mystique battue en neige autour des amours de la « garçonnie » nous paraît, aujourd’hui, venue de très loin – de plus loin même que les scrupules charnels et les émotions dévotes des adolescents de Mauriac. Et je suppose que la jeunesse contestataire d’aujourd’hui, si elle lit Les Garçons, sera très surprise aussi par le climat Relève du matin qui y règne, je veux dire par l’attachement passionné du collégien à son collège, par l’enthousiasme humaniste pour la version latine et pour les exemples des héros antiques, Priam, Achille, Coriolan, Sylla, Séjan ou Pétrone, qui éclairent dans les grandes circonstances la conscience et le langage d’Alban.   L’auteur nous a avertis que Les Garçons n’étaient pas une autobiographie. Non, sans doute.

Mais la technique de l’autoportrait, qui consiste, pour le romancier, à jeter dans une action inventée des personnages où se projettent des lumières profondes de lui-même, souvenirs, tendances ou conviction, commande évidemment toute la trilogie de la Jeunesse d’Alban de Bricoule. Elle sert d’autant mieux Montherlant que celui-ci peut y transposer ses complexités. La pente maîtresse de sa personnalité va vers l’athéisme, vers l’orgueil de l’homme qui n’a que son moi pour surplomber de haut la mer du néant et qui cherche dans les passions des instants de bonheur. Mais le catholicisme a marqué sa sensibilité, de sorte qu’il peut, dans un même livre, faire parler profondément de l’amour du Christ un prêtre pieux et lancer contre les dogmes les ironies acides d’un prêtre athée.

De même, Alban de Bricoule peut se prendre pour et se présenter comme le héros de la morale de la qualité, dont les suprêmes valeurs sont la « gentillesse » et la « générosité », ce qui ne l’empêchera point de se livrer sans le moindre scrupule à l’indélicatesse de fracturer le secrétaire de sa mère et à la cruauté d’affliger son agonie. La célèbre théorie de l’alternance, de l’égalité du oui et du non et de la succession féconde des contraires, couvre tout, étant entendu qu’une âme grande est toujours grande par l’allure, où qu’elle aille. Si l’on a encore la faiblesse de penser que l’acte souverain de l’esprit est de reconnaître que le oui est oui, que le non est non et que le bien n’est pas le mal, on ne se sent jamais tout à fait à l’aise dans le monde de Montherlant. Je dis dans son monde moral ; pour ce qui est de son monde romanesque, il ne laisse pas de s’imposer dans ce qu’il a d’exceptionnel et même parfois d’invraisemblable, ce qui est le signe d’une grande création.

Pierre-Henri SIMON
de l’Académie française


Note

Pierre-Henri Simon, (né le 16 janvier 1903 – mort le 20 septembre 1972, la veille de la mort de Henry de Montherlant !), fut un intellectuel engagé, historien de la littérature, essayiste, romancier, poète et critique littéraire français. Élu à l'Académie française le 10 novembre 1966, il est reçu sous la Coupole le 9 novembre 1967.

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Les Garçons, d’Henry de Montherlant, Gallimard (1969). Rééd. Gallimard, « Folio » (1998, 480 p., 9,50 €).
La ville dont le prince est un enfant, d’Henry de Montherlant, Gallimard (1951). Rééd. Gallimard, « Folio » (1973, 302 p., 8,40 €).