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Articles sur Montherlant (hors presse)

138. Henry de Montherlant, un nihiliste méditerranéen, par Krzysztof Tyszka-Drozdowski

Biographie

Krzysztof Tyszka-Drozdowski est né en 1991 à Varsovie. Il a fait ses études de sociologie, d’histoire et de la philosophe à l’Université de Varsovie. Il a publié des articles et des essais nombreux dans la presse et dans les revues des idées polonaises. En mars 2019, est paru Żuawi nicości (“Les Zouaves du néant”), 274 pages, son essai sur le nihilisme méditerranéen (en d’autres termes: le nihilisme réactionnaire) et le nihilisme septentrional (designé aussi par le nom de nihilisme révolutionnaire). Il travaille sur son premier roman et sur une thèse de doctorat consacrée à Charles Maurras.

Krzysztof Tyszka-Drozdowski

Henry de Montherlant, un nihiliste méditerranéen

Il est dans l’histoire de la littérature des hommes qu’une individualité forte et puissante soit isolée de la foule. Alors que, pour la plupart des auteurs, l’activité littéraire absorbe toutes les énergies, il y a des génies d’une valeur exceptionnelle qui dépassent les cadres d’une simple création artistique. Ils imposent à leur vie un style, ils ajoutent à leurs oeuvres considérables l’éclat d’une existence qui les parachève: ils cherchent les épreuves, ils aiment à faire face à la vie, parce qu’en la dominant ils se placent sur le plan héroique. Dante n’est pas seulement un poète, Cicéron n’est pas qu’un penseur, ils sont des héros, car ils ne veulent pas être les jouets des circonstances, ils tirent des événements, même les plus insignifiants ou les plus pénibles, une nouvelle raison d’agir et de méditer. Henry de Montherlant a construit une oeuvre magnifique et dure et cette oeuvre c’était sa vie. Certes, il appartient à l’histoire de la littérature, mais il est surtout un héros qu’un Plutarque moderne devrait insérer parmi les autres héros de cette époque troublée, mais féconde.

Montherlant est un écrivain philosophe. Dans la même manière que Lucrèce ou Vigny, et pas dans la veine universitaire, il est toujours sobre et se méfie des abstractions. Je crois qu’on peut le qualifier d’un nom, celui de nihiliste méditérranéen. Je développe l’idée de ce nihilisme dans mon essai Żuawi nicości (“Les Zouaves du néant”). L’auteur de la Reine morte exprime cette attitude envers la nouvelle de la mort de Dieu, que j’appelle nihilisme meditérranéen. La sensibilité et les oeuvres de Latins, leurs vertus et leurs valeurs, tout ce qui avait créé leurs héros et leurs poètes, leurs saints et leurs rois, est maintenant mis en doute. Et pourtant les méridionaux ne veulent pas balayer leur héritage, s’en débarrasser comme d’un poids gênant. Par contre, il considère les grands figures du passé comme des matrices de leur propre existence et les grands traits naturels incarnés dans le passé comme des indices, les contours qu’on doit emprunter ou recréer dans sa propre vie pour atteindre à la grandeur.

Le Nihilisme méditérranéen est un nihilisme réactionnaire qui veut conserver les legs spirituels, reconstruire les conditions qui rendent possible un épanouissement de l’humain dans les formes les plus exquises qu’avait manifesté la civilisation latine.

Il y a une autre type de réaction à cette nouvelle de la mort de Dieu. Elle vient du nord, du monde germanique et russe. Le nihilisme septentrional est un nihilisme révolutionnaire, il déconsidère le passé, le juge comme un tas de décombres qui bloque le passage à l’avenir. Si Dieu est mort, tout est permis, les nihilistes septentrionaux s’en réjouissent, ils peuvent maintenant transformer le monde selon ses desseins et changer la nature de l’homme qui n’est pas fixée dans aucun ordre.

Les nihilistes réactionnaires ne tendent pas à remplir la place vide de Dieu. Ils attendent son retour et prennent soin de la tradition, puisqu’elle est infiniment riche et précieuse. Et maintenant ils savent qu’elle est fragile. Les nihilistes révolutionnaires ont un but évident: être deliés des liens du passé, liens du politique, liens moraux, liens esthétiques et nettoyer la place pour construire à partir d’une table rase. A la place vidée par Dieu ils voudraient imposer les idoles de la race – comme les Allemands –, de la classe – comme les Russes – ou l’idole de l’individu narcissique, comme le libéralisme de notre époque.

Les limites du nihilisme méditérranéen sont des limites de la civilisation latine. La civilisation latine s’étend là où s’étendent les conquêtes romaines, et trouve ses bornes là où s’est arrêtée la conquête catholique.

Montherlant est un écrivain latin complet. Si l’empire latin existait encore, Montherlant serait son écrivain le plus achevé. En lui les traits de l’homme méditérranéen atteignent leur plénitude et excellence. Pour lui – comme pour Maurras, un autre nihiliste réactionnaire – le catholicisme est un organe de l’éducation morale. Le catholicisme forge le caractère, ordonne les sentiments, et sature la vie, comme en témoigne La Relève du matin, d’une noble poésie. C’est lui qui a étendu le registre moral de l’homme en ajoutant un sentiment nouveau: la charité. Et même Julien l’Apostat, qui voulait renouveler le paganisme et refouler le christianisme, a recommandé à ses prêtres de faire les oeuvres de la charité. C’est sous le signe du catholicisme que la civilisation latine façonnait ses grands hommes et sublimes églises, ses victoires éclatantes et découvertes audacieuses. Si on veut que la grandeur s’incarne encore dans l’homme, on ne peut pas le répudier. C’est le passé qui le prouve. Après tout, comme l’a constaté implacablement et amèrement don Celestino Marcilla, „Le catholicisme n’a pas fait en deux mille ans autant de mal que les États-Unis en moins de deux cents”.

La politique pour les Latins, pour le nihilisme méridional, ne consiste pas à l’accroissement du PIB, de la puissance étatique ou militaire. Le but de la politique est purement moral, sinon esthétique. Il s’agit de produire „une plante humaine” la plus magnifique, parce les nations justifient leur existence par la beauté des oeuvres artistiques et par la beauté des grands hommes qu’elles engendrent. Les écrits politiques de Montherlant sont proprement moraux. L’écrivain veut que le Français conserve en sa posture morale les traits qui faisaient la grandeur de ses ancêtres et qu’il garde les qualités qui ont provoqué l’admiration de l’histoire. C’est la politique des optimates et „optimates” en latin veut dire: les meilleurs.

Ce soin de l’individu compose un attribut typiquement latin. Ce n’est pas l’avènement d’un paradis sur terre qu’on vise – contrairement aux Allemands qui voulaient le bâtir en anéantissant les races inférieures et contrairement aux Russes qui voulaient l’instaurer en éradicant tous les classes sauf les prolétaires – mais la fleur de la culture, la fleur incomparable du moi. L’individu est une réalité, et les idées ne sont que des nuées, qui se contruisent et se dissipent pour se construire de nouveau et de nouveau se défaire, comme l’écrivait  Montherlant.

Montherlant invente sa propre méthode du moi, à l’instar du Philippe de l’Homme libre de Barrès. Il s’efforce de goûter à tous les aspects de la vie, de connaître tous ses visages et toutes les passions qu’elle comporte. Ce système est appelé Syncrétisme et Alternance. Il ne mène pas vers l’anarchie des instincts, vers la poursuite devoyée des passions. C’est un effort de sélection, parce que, comme disait Paul Valéry, un certain romantisme précède toujours le classicisme. „J’admire dans une vie l’arrangement, écrivait Montherlant, comme dans le ciel l’économie des astres”. L’anarchie précède la restauration de l’ordre et Montherlant réinvente l’ordre après la période des Voyageurs traqués, le refonde dans sa Lettre d’un père à son fils. Cette restauration de l’ordre moral, on peut la trouver aussi parmi les autres nihilistes réactionnaires: chez Philippe de la trilogie barrésienne du Culte du moi, mais aussi  dans la vie de Charles Maurras, qui a rompu avec le vague romantisme de sa jeunesse pour s’attacher à la cause royaliste et à la pensée limpide, c’est-à-dire au réalisme romain.

Pour que la vie ait du style, il faut de l’intelligence. La plus haute vertu de l’intelligence est la lucidité.  Voir la vie telle qu’elle se présente, cela exige une certaine culture morale, dure et hautaine, parce qu’un individu doit préférer la réalité à ses inclinations et à ses dégoûts.

Etre leurré par les idéologies, par les idoles modernes, par les démagogues, par les ambitions fausses, c’est s’abaisser. Il faut voir juste et séparer des idées et des êtres les illusions qui les couvrent. En cela, consiste la dignité de l’homme: ne pas duper et ne pas être dupe.

La lucidité est indispensable, mais sans le sens aigu de la qualité, elle ne sert à rien. Le sens de la qualité permet de discerner ce qui est avilissant et ce qui est noble, ce qu’on doit réprouver et ce qu’on doit admirer, il permet d’ indiquer où on doit céder et où on doit tenir bon. C’est le sens de la qualité morale qui compose la hiérarchie invisible des êtres.

Dans le monde latin les philosophes sont principalement des moralistes. Les questions morales, les lignes de conduite et la culture du moi forment les plus importants sujets de leur pensée, pendant que pour les nihilistes septentrionaux, les plus importantes sont les questions de la métaphysique. Chez les Français, chez les Espagnols ou chez les Polonais il n’y a pas de métaphysique, mais plutôt une reflexion sur la morale et sur l’historie. Les Latins ont soif du concret et les Allemands et les Russes ont soif de l’absolu. Le constat que la vérité se manifeste partiellement et, pour ainsi dire, par caprices, et qu’on ne peut pas l’arracher de l’être, cette humilité métaphysique est ce qui distingue les Latins. Au Nord, la vérité est un sujet de l’offensive incessante et sans répit. Ils ne comprennent pas que la raison c’est la modestie, une préférence nette pour la réalité et une prudence envers les grandes idées plutôt qu’un engouement qui a fondé les totalitarismes allemand et russe.

Henry de Montherlant est le dernier de la lignée de grands moralistes français, de cette lignée qui fait honneur à notre civilisation. L’empire latin qui s’est effondré avant de passer en existence, aurait en lui sa manifestation la plus accomplie dans le domaine des lettres et de la morale, un homme qui orne par sa noblesse l’effort continu de la civilisation. C’est par de pareils épanouissements qu’on justifie l’histoire et non par les passions aveugles qui mènent les nations à leur perte. Et pour que la liberté soit féconde, il faut un ordre. Sans ordre, la liberté devient l’anarchie, et l’individu devient stérile. L’individu peut être ce jardin dont Montherlant parle dans l’Éventail de fer. La poésie, comme toutes les floraisons, a besoin de l’ordre.  Montherlant était le chantre de cette force qui ordonne la vie pour la rendre admirable.