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Articles sur Montherlant (hors presse)

136. La Guéguerre autour des Jeunes Filles et de Pitié pour les femmes,
        d’après la correspondance Poirier-Montherlant de 1936

Lorsqu’Henri de Meeûs publia ici même la Correspondance Alice Poirier-Henry de Montherlant pour l’année 1936[1], on s’était promis d’examiner de plus près comment naquit et s’enfla, en ces temps où chacun s’obstinait à identifier la « vraie » Andrée Hacquebaut, le différend qui opposa Alice Poirier à Jeanne Sandelion, elle-même soutenue par son amie Henriette Charasson.

Voici donc le récit de cette « guéguerre », avec ses ramifications et ses rebondissements tels qu’ils furent vécus par Alice Poirier, tels du moins qu’ils transparaissent dans ses échanges avec Montherlant dans les mois qui suivirent la publication des Jeunes Filles. On a d’ailleurs pris la peine, pour que le lecteur en retrouve plus facilement le fil conducteur dans la Correspondance Poirier-Montherlant, de faire précéder d’un signe particulier (•) les extraits de cette correspondance.

Du 25 septembre à la mi-octobre

 
 

Alice Poirier
(1900-1995)

C’est avec la lettre qu’elle envoie à Montherlant le 25 septembre qu’Alice Poirier est entrée en campagne[2], toute la question étant de savoir qui est – ou n’est pas – Andrée Hacquebaut, voire qui pourrait être – ou ne pas être – Solange Dandillot :

• Je viens de lire avec peine et stupéfaction l’article de Mme Charasson dans Vendémiaire. De qui s’agit-il ? Je présume que ce doit être de Jeanne Sandelion et je suis terriblement embêtée de l’ennui qu’elle vous crée. Ennui doublement stupide puisqu’Andrée Hacquebaut, ce n’est pas elle.

Dans cet article de Vendémiaire daté du 23 septembre (c’est dire si Poirier eut la réaction rapide), Henriette Charasson, qui est loin d’être la première venue[3], a publiquement reconnu derrière Andrée « une femme de lettres » qu’elle ne nomme pas mais que le Landerneau littéraire identifie sans la moindre hésitation comme étant Jeanne Sandelion. Laquelle publiera dans la revue Micromégas du 10 octobre un article intitulé « Vérité sur Les Jeunes Filles » sous un nom d’emprunt, Hélène Sorgès, qui, lui non plus, ne trompera personne[4].

Que disait Charasson dans son article de Vendémiaire, intitulé « Une des “Jeunes Filles” » ? Ceci d’abord :

On annonce qu’Andrée Hacquebaut, l’héroïne des « Jeunes Filles » a offert à un éditeur un roman qui, dit-elle, serait « la réponse de la Bergère au Berger », et où Montherlant aurait pour nom, non point Costa, mais Alonzo.

À la vérité, je m’étonnais que cette jeune fille (qui, dans le roman de Montherlant, n’écrit pas et se contente d’être une intellectuelle dont il admire l’intelligence et la culture, mais qui dans la vie est une femme de lettres auteur de beaux poèmes et romancière d’assez de talent pour que j’eusse essayé, voici quelques années, de lui faire décerner un prix important), je m’étonnais, dis-je, qu’elle n’eût pas, depuis plusieurs mois qu’on chuchote son nom, donné carrément « sa » version de cette histoire, puisque, si j’en crois certaine page de garde, cette version, dès 1931, était achevée, et qu’un premier récit nous en avait livré l’ébauche.

En clair, cela aurait donné : « Jeanne Sandelion, auteur de plusieurs recueils de poésies, dont Les Cœurs en peine et Le Pollen des choses, et de deux romans : L’Âge où l’on croit aux îles, paru en 1930 à La Renaissance du Livre avec une préface de Montherlant, et Un seul homme…, paru en 1931 aux Éditions du Tambourin[5], vient de proposer à Grasset un nouveau roman complétant celui de 1931 (et qui était achevé, en fait, dès 1931), où, pour faire pièce au Costa des Jeunes Filles, elle a représenté Montherlant sous les traits d’un certain Alonzo. »

Charasson produit ensuite l’un ou l’autre passage du roman de 1931 qu’elle retrouve dans Les Jeunes Filles, avant de dénoncer la « cruauté » de Montherlant, « qui, sachant que dans l’entourage de Mlle X… (comme dans le monde littéraire) on pourra identifier Andrée […], n’a pas hésité à multiplier chez son héroïne les traits atroces : laideur, saleté, mauvaise odeur, manque de chic et de goût, lettres effrontées, sans tact, sans intuition, grotesque insistance ». Dans son roman de 1931, ajoute-t-elle, Mlle X… n’avait pas seulement brossé le portrait d’un écrivain, Favareys, « homme d’honneur » et « délicieux de gentillesse », elle avait aussi décrit un peintre, Michel, en tous points détestable, mais « ce n’est qu’à la lueur des cruautés de Costa que j’ai compris, en 1936, que ce Michel, capricieux, atroce, insultant, parfois mufle, qui sans cesse s’oppose au chic Favareys, c’était encore une image du Montherlant connu par la pauvre Mlle X… ».

Quels que soient les droits du créateur, continue Charasson, « l’être humain n’est pas un cobaye » et « Montherlant devait savoir que l’entourage de Mlle X… – tout comme les critiques – ne pourrait que la reconnaître dans l’héroïne des “Jeunes Filles” ». Pourquoi ne l’a-t-il pas avertie, « quand il lut son manuscrit, qu’il avait l’intention, également, de tirer un livre de leur histoire, – pour qu’elle ne publiât pas le sien ? » La condamnation est sans appel :

Tous ceux qui avaient pour Montherlant de la sympathie et de l’estime — et j’étais du nombre […] – ont été affreusement peinés par cette publication des “Jeunes Filles”. Son grand talent n’est pas en cause, mais il y a quelque chose de terni dans le regard qu’on pose maintenant sur ce grand talent.

Piqué au vif, mais sans doute point trop mécontent de cette publicité autour de son héroïne, Montherlant, dès le 30 septembre, s’est fait interviewer dans L’Intransigeant par le Treize de service, François de Roux en l’occurrence, pour dénoncer comme « un jeu dangereux et vain » ce désir de savoir quelle jeune fille vivante lui a servi de modèle et pour annoncer qu’après avoir lu l’article de Mme Charasson, il a « envoyé une rectification très complète et très détaillée à Vendémiaire », où elle paraîtra sous peu. Il n’hésite pas à produire des lettres qu’il a reçues de la jeune fille qui fut « le prototype principal » d’Andrée Hacquebaut et à qui, de surcroît, il avait « soumis les premières épreuves » de son livre. L’interviewer enfin, ou l’interviewé, augurant qu’« après le succès du roman, plusieurs fausses Andrée désireront passer pour la vraie », feint de se demander « quelle est celle qui a remis à l’un de nos grands éditeurs un manuscrit où elle raconte à sa façon l’histoire d’Andrée et de Costa[6] ».

Si on en revient maintenant à la correspondance Poirier-Montherlant, on voit que Montherlant, qui, tout au long de 1936, n’a guère réagi aux lettres de Poirier[7], répond dès le 2 octobre à son courrier du 25 septembre :

• J’ai téléphoné au rédacteur en chef de Vendémiaire, qui m’a assuré que votre lettre [on verra plus loin de quelle lettre il s’agit] passerait dans le prochain numéro, après une réponse de moi.

J’ai reçu de nombreuses lettres de Mlle Sandelion, qui me dit que tout cela est pour exploiter le scandale. Car elle a écrit un roman sur moi, qu’elle ne peut pas arriver à placer. Mlle S. est digne d’une grande estime, mais son roman à placer lui tourne la tête.

Cela étant, avant même que la réfutation de Montherlant et la lettre de Poirier ne paraissent le 7 octobre dans Vendémiaire, Charasson s’est offert dans La Femme et l’Enfant du 1er octobre, une revue catholique où elle pèse lourd, une page entière où, sous le titre « En lisant les revues », elle démolit son adversaire.

Un résumé détaille les thèmes qui seront abordés : « Un pavé sur une fourmilière. – Le culte du moi. – Le véritable amour et l’amour honorable. – L’impuissance d’aimer. – Les droits illimités des écrivains. » On en retiendra les deux derniers points :

Ce qui irrite […] bien des lecteurs et des critiques, dans ces Jeunes Filles, c’est de voir Montherlant discuter du bonheur, de l’amour, de la femme et de l’homme sans se rendre compte qu’il constitue une exception, et qu’il est, en face de la vie conjugale et du bonheur chrétien, comme un sourd qui voudrait parler de musique ou un aveugle qui toucherait des couleurs. Incapable d’aimer normalement, ayant vis-à-vis de la femme des sentiments de musulman […], il ne se rend pas compte que ses Jeunes Filles constituent un document sur l’impuissance d’aimer […].

Mais ce qui a le plus choqué de gens, c’est que Montherlant s’est vanté publiquement d’avoir utilisé de vraies lettres et de vrais faits pour nourrir son livre et que ces lettres d’amour, plus ou moins tripatouillées par lui, sont souvent déchirantes et ridicules, et qu’il ne s’est pas soucié de rendre méconnaissable la femme de lettres qui les lui a écrites, que son entourage et nombre de conférences ont forcément identifiée. Devant le tollé provoqué par ce procédé, M. de Montherlant a réclamé « des droits illimités pour les écrivains » ; aussi, dans le Jour, M. Georges Poupet […] a ouvert une très intéressante enquête sur ce sujet.

La vie conjugale et le bonheur chrétien n’inspiraient à Montherlant que méfiance et dédain, et il ne reviendra pas non plus dans sa « rectification » pour Vendémiaire sur la réponse qu’il avait donnée dans Le Jour du 3 septembre[8]. Ce sera plutôt une riposte à l’article de Charasson du 23 septembre[9] où il reprendra les arguments qui avaient été développés dans L’Intransigeant du 30 septembre devant François de Roux en y ajoutant quelques points nouveaux, dont celui-ci, touchant Un seul homme…, où il aurait « servi de prototype à deux personnages » :

En réalité, j’ai servi de prototype à l’un de ces personnages, l’autre ayant eu pour modèle un de nos confrères : qu’on me croie sur parole, je connais toute cette histoire par cœur. J’ai bien ri en lisant que Mlle Charasson était enfin parvenue, cette année seulement, à identifier le « Michel » de ce roman, et que c’était moi.

Il termine en posant cette banderille :

Mlle Charasson prévient les lecteurs de Vendémiaire qu’elle jette sur mon œuvre un « regard terni ». Pour moi, rien de tout ceci ne change quoi que ce soit à l’estime que je porte à ses talents, et que je lui portais dès ses débuts, – bien avant qu’elle ne m’envoyât par écrit la liste détaillée de ses mérites, en me demandant de lui faire obtenir la Légion d’honneur.

 
 

Henriette Charasson
(1884-1972)

L’adversaire avait pu réagir dans l’instant, la direction de Vendémiaire lui ayant « communiqué » la lettre de Montherlant, de sorte que la riposte de l’auteur des Jeunes Filles était suivie d’une « Réponse de Henriette Charasson » où, sans trop s’attarder sur le fond, Charasson dénonçait « certains procédés » du romancier : « On m’écrit que l’autre semaine, à la librairie Gibert, boulevard Saint-Michel, une lettre authentique d’une des “jeunes filles” était épinglée dans la vitrine, en attraction. » De quoi mettre Poirier, comme on verra plus loin, hors d’elle-même.

Pour le reste, Charasson se demande par quel « enfantillage » Montherlant, qui la sait mariée à René Johannet et qui les connaît tous deux « depuis ses débuts littéraires » (car il faut bien dire que le cadet, sur ce point, avait inversé les rôles), l’appelle « Mademoiselle » tout au long de sa réfutation. Elle donne enfin sa version de l’affaire de la Légion d’honneur.

On ne quitte pas ce Vendémiaire du 7 octobre, où, après la réfutation de Montherlant et la réponse de Charasson, la parole était aussi donnée à Poirier. « Rilet », on s’en souvient, le lui avait écrit le 2 octobre : « J’ai téléphoné au rédacteur en chef de Vendémiaire, qui m’a assuré que votre lettre passerait dans le prochain numéro, après une réponse de moi. » Vendémiaire avait tenu parole, à cette nuance près, et elle est de taille, qu’il avait intercalé la « réponse » de Charasson entre la rectification de Montherlant et la mise au point de Poirier.

Cette mise au point, qu’il faut lire en entier, car elle en dit long sur l’état d’esprit de l’expéditrice, était présentée sous le titre « Qui est Andrée Hacquebaut ? » :

J’ai lu, dans Vendémiaire du 23 septembre, un article de Mme Charasson qui disait qu’Andrée Hacquebaut, c’était Mlle X… Or, je l’affirme de la façon la plus catégorique : Andrée Hacquebaut, ce n’est pas Mlle X.

M. de Montherlant lui a pris quelques détails, quelques phrases : il ne lui a pas pris le personnage. La véritable Andrée Hacquebaut, d’ailleurs, ne pourrait qu’être fière de son portrait moral ! son identité se reconnaîtrait à ce fait qu’elle l’accepterait sans aucune retouche et avec de la fierté, pas avec de l’indignation.

Je connais Andrée Hacquebaut. C’est une jeune fille cultivée et simple, jolie d’ailleurs, et qui vit retirée dans la plus lointaine province. Elle a des yeux bleu-pervenche et de longue boucles blondes et brillantes : c’est elle aussi qui a « posé » pour le personnage de Solange.

M. de Montherlant a pris à cette jeune fille son admirable passion, sa franchise un peu cynique, sa proposition des « deux mois d’amour » ; de tout cela il a créé Andrée. D’autre part, il lui a pris sa beauté, l’estime qu’il avait pour elle, sa docilité et sa simplicité : et il en a créé Solange. Voici comme les livres se font. Mlle X. n’a pas à voir ici l’ombre de [sic] trahison à son égard, ni l’ombre de [sic] méchanceté.

Excusez-moi si je ne vous dis pas le nom de cette jeune fille : elle s’y oppose. Et d’ailleurs ce nom, complètement inconnu, ne vous dirait rien.

Montherlant avait-il lu cette lettre avant qu’elle ne parvînt à Vendémiaire ? C’est probable, et le second paragraphe ne pouvait que le satisfaire. La moins heureuse fut encore Poirier, qui dès le 7 octobre, l’encre de Vendémiaire à peine sèche, envoie à son « Rilet » un courrier où elle commence par lui donner du « Cher Monsieur »[10]. La lettre en vitrine chez Gibert lui est restée en travers de la gorge. À lui de confirmer que Charasson a tout inventé :

• Elle écrit qu’une lettre authentique d’une des « Jeunes Filles » a été exposée à la librairie Gibert, Bd Saint-Michel. Est-ce vrai ou est-ce faux ?

Si c’est vrai, qu’il s’agisse de moi ou d’une autre, c’est parfaitement ignoble, aucune discussion à ce sujet.

Je ne crois pas cela de vous. Ce ne serait pas la première fois que Mme Charasson ment. Mais rassurez-moi bien vite ? Donnez-moi des preuves qu’elle ment.

Chose étonnante, Montherlant, dans sa réponse du 13, ne se contente pas de démentir formellement les propos de Charasson, il s’efforce d’amadouer sa correspondante en lui parlant de son roman en préparation, La Croix de Saint André :

• Il n’y a jamais eu de « lettre authentique » de jeune fille chez Gibert, mais exposée, une page de manuscrit ; sans doute une page où était composée une des lettres d’Andrée. Je sais que Gibert a écrit à Vendémiaire pour rectifier mais ne sais s’ils rectifieront. D’ordinaire, quand on calomnie, on ne revient pas sur ce qu’on a dit.

J’ai lu la X [La Croix de Saint André] et dans quelques jours je vous ferai signe.

Nul écho en revanche, dans cette lettre de Montherlant, au retentissant article que Sandelion vient de publier le 10 octobre, sous le nom d’Hélène Sorgès, dans le premier n° de Micromégas, mais on verra plus loin pourquoi il avait intérêt à ne pas lever ce lièvre dans ses échanges avec Poirier. On s’étonne davantage du silence de Poirier, qui n’en parlera que le 7 novembre, dans une lettre que nous lirons en temps utile, quand on sera à trois jours de la parution du second n° de Micromégas[11].

Dieu sait pourtant que la direction de Micromégas lui avait fait la part belle à Sandelion : la première colonne de la page 1 avec un titre, « Vérité sur “Les Jeunes Filles” », précédé de la question du moment : « Les Droits de l’écrivain ? » ; la totalité de la page 10, où le titre est suivi d’un sous-titre en forme de question lui aussi, « Qui est le principal cobaye de cette gigantesque expérience littéraire ? », par référence au mot de Charasson dans le Vendémiaire du 23 septembre : « L’être humain n’est pas un cobaye », et – last but not least – l’annonce, en page 1, d’une « mise au point complémentaire » d’Hélène Sorgès à lire en page 11 sous le titre « Costa réconcilié ? ».

Reprendre dans leur entier l’article et la mise au point de Sorgès-Sandelion nous entraînerait loin, mais on ne peut non plus les passer sous silence. À commencer par l’entrée en matière de l’article, où Sandelion critique Marcelle Loutrel pour le commentaire qu’elle a fait de la fameuse enquête du Jour sur « les droits des écrivains », ce qui vaudra à Loutrel (nous verrons cela plus loin) d’être citée par Montherlant dans l’article qu’il publiera le 28 octobre dans Marianne sous le titre « Pour en finir », avant que d’apparaître dans une lettre de Poirier du 22 novembre.>

Prenant le contre-pied de Loutrel, qui soutenait que si des jeunes filles s’étaient senties trahies par l’auteur des Jeunes Filles, il y a longtemps qu’elles auraient protesté, même sous le couvert de l’anonymat, Sandelion estime que « le premier réflexe d’une jeune femme un peu délicate, dans une telle aventure, n’est pas de riposter, mais de se terrer et de se taire », et que c’est pour cela précisément que « le modèle initial, “central” sinon total, de la caricature sur laquelle M. de Montherlant s’est acharné, ne se résout que si tard à publier la vérité ».

La suite se décompose en quatre temps. Le dernier concernant des jugements que la critique a portés sur l’Andrée de Montherlant, nous n’en retiendrons que les trois premiers.

Premier temps : « Qui est Andrée ? », question à laquelle Sandelion répond, d’une manière un peu détournée certes, mais sans qu’il y ait de doute sur le fond : « C’est moi, mais moi singulièrement rabaissée. »

Second temps : « La preuve ? Mon roman ! » Il s’agit du roman que Montherlant signalait à Poirier dans sa lettre du 2 octobre  («  […] elle a écrit un roman sur moi, qu’elle ne peut pas arriver à placer ») et que Charasson avait d’emblée évoqué le 23 septembre dans Vendémiaire. Ce roman qui, affirme Sandelion, « fut soumis, dans le courant des deux dernières années, à plusieurs éditeurs », prouve qu’elle est « sans conteste possible l’inspiratrice principale d’Andrée Hacquebaut, si déformée soit-elle ».

Troisième temps : « Deux lettres de… Costa ». Il s’agit de deux lettres de Montherlant, l’une du 21 mai 1930, l’autre, datée d’Alger, du 15 octobre 1930.

Celle du 21 mai prouve, dit Sandelion, qu’elle a obtenu de « Costa » (car elle n’hésite pas à écrire « Costa » pour « Montherlant ») l’autorisation d’insérer dans son roman « plusieurs billets authentiques de lui ». Ce qui n’est pas tout à fait vrai. Quand on lit cette lettre, on admet avec Sandelion que « Costa n’opposait aucun veto à [s]on projet de le romancer », mais on n’y lit pas que Montherlant l’ait autorisée expressis verbis à insérer « plusieurs billets authentiques de lui » dans ce roman.

La lettre du 15 octobre 1930 ne règle pas davantage la question, sinon qu’on y voit Montherlant se cabrer à la seule idée qu’on puisse réclamer à quelqu’un des lettres d’amour qu’on lui aurait écrites. Mais pour Sandelion, l’affaire est réglée :

Qu’ajouterais-je ? Si mon roman paraît, le public pourra opter à l’aise entre Andrée et Catherine, entre Costa et [Alonzo,][12] assuré que chacune et chacun furent dessinés selon un modèle unique, et juger entre deux manières de « transposer » la vie.

Chose étrange, Sandelion, plus haut dans son article, « avoue n’avoir pas lu entièrement les J. F. » et soutient que son manuscrit n’a « jamais été communiqué à M. de Montherlant, avec qui [elle] n’a plus de relations depuis des années », et que celui de Montherlant ne lui fut « jamais soumis non plus ». Étrange parce que cela ne s’accorde guère avec ce que Montherlant écrivait à Poirier le 2 octobre : « J’ai reçu de nombreuses lettres de Mlle Sandelion, qui me dit que tout cela est pour exploiter le scandale », ni avec une lettre de Montherlant à Sandelion reproduite dans le Montherlant sans masque de Pierre Sipriot d’où il ressort clairement que Sandelion lui a soumis son article pour Micromégas avant de le publier, ce que va du reste confirmer l’ultime mise au point que Montherlant fera le 28 octobre dans Marianne. Voici en effet ce qu’on lit dans cette lettre :

Je trouve très légitime, tout en sachant pertinemment que vous n’êtes pas Andrée Hacquebaut, que vous cherchiez, comme vous dites, à « exploiter la situation » […]. Quant à votre article, je vous dirai : oui, au point où en sont les choses, vous ne pouvez pas faire autrement que de le publier ; c’est le plus étrange document que j’aie jamais lu ! Il ne supporte que deux hypothèses : ou vous n’êtes pas de bonne foi et cherchez seulement à « exploiter la situation » mais c’est une hypothèse que je réprouve, car je vous crois loyale, ou vous croyez réellement qu’Andrée Hacquebaut c’est vous, vous vous êtes laissé suggestionner cela par vos perfides amies, et alors, c’est énorme. C’est le plus beau cas de mythomanie que j’aie jamais vu[13].

Suivent quelques « observations » sur l’article à paraître, dont celles-ci : « Qui a eu l’idée de l’enquête du Jour ? Le rédacteur du Jour : jamais je ne lui ai demandé cela. Qui a mis le premier votre nom en avant quand tout s’apaisait ? Mme Charasson », et, pour conclure, une mise en garde doublée d’une franche invite à faire la paix :

Prenez garde dans vos citations de mes lettres, je crains qu’elles ne se retournent contre vous. Je crois que nous allons finir par nous raccommoder avec tout cela […], à moins que nous n’en devenions fous l’un et l’autre avant. Pour moi, je commence déjà à me prendre la tête entre les mains et je sens que ça se fêle[14].

La mise en garde pourrait concerner les deux lettres, en effet peu convaincantes, de « Costa » que Sorgès produira dans Micromégas. Quant au « raccommodement », la question est de savoir s’il pouvait se faire à partir de « Costals réconcilié ? », cette « mise au point » que Micromégas publia en p. 11 de son premier numéro, en complément de l’article « Vérité sur “Les Jeunes Filles” », et qui a toutes les apparences d’une palinodie. Voici en effet ce que Sorgès commençait par dire dans sa lettre « mise au point » adressée le 5 octobre à Micromégas.

Je reçois avec une extrême surprise, et trop tard pour vous reprendre et remanier mon article, une lettre de M. de Montherlant. Cinq ans de silence, après un différend dans lequel je reconnais volontiers avoir eu des torts, pouvaient me faire croire chez lui à des sentiments dont son livre me semblait porter les traces. Le ton de la lettre m’interdit absolument de les lui attribuer plus longtemps. Encore indigné par l’article où Mme Charasson a cru devoir mettre, elle aussi, un nom sous le masque d’Andrée Hacquebaut, il s’avise brusquement que j’ai pu moi-même, dans mon entourage – qui n’ignore pas mes relations passées avec lui – subir les ennuis d’une assimilation semblable et il m’en exprime spontanément sa sollicitude[15].

 
 

Jeanne Sandelion
(1899-1976)

Montherlant, ajoute Sorgès, « maintient avec fermeté » qu’il a emprunté les éléments de la correspondance d’Hacquebaut « à quatre personnes, en y ajoutant de son cru », et qu’il « ne prévoyait en aucune façon […] que le public voudrait reconnaître une seule héroïne dans ce puzzle qu’est André Hacquebaut, et que des noms fussent prononcés ». En foi de quoi elle « abandonne bien volontiers aux trois autres et à l’invention du romancier les passages de ces lettres qu’une femme délicate rougirait de signer, et donne acte de cette démarche de M. de Montherlant avec un extrême soulagement et un vif regret de ce qu’[elle a] pu écrire de désobligeant à son égard dans les pages [qu’elle a] envoyées [à la revue] ».

Le mea culpa s’infléchit quelque peu (comme pour justifier le point d’interrogation de « Costa réconcilié ? ») dans la seconde partie de l’article, où Sorgès soutient d’abord que « les faits s’imposent d’eux-mêmes, par cette ressemblance presque décalquée [entre les lettres d’Andrée et les siennes] que des tiers ont été les premiers à souligner », mais elle se reprend tout aussitôt en affirmant qu’elle n’a « absolument aucun grief à formuler, ni aucune protestation à élever contre cette utilisation par M. de Montherlant des mêmes documents qu’[elle] sous une autre forme, en prêtant à son héros et à son héroïne d’autres traits, une autre ambiance que les [s]iens » :

C’était son droit strict de romancier – celui dont j’ai usé moi-même – du moment qu’ici, en effet, moi seule pouvais reconnaître, comme dit Mme Charasson, « la source secrète où il avait puisé ». Moi seule et les premiers lecteurs de mon manuscrit ; mais M. de Montherlant ignorait l’existence de ce manuscrit ; il ne pouvait donc craindre de me nuire et de me compromettre par là. S’il me plaît à moi de signaler cette rencontre fortuite, c’est bien mon droit, et j’en use.

Montherlant, qui commençait peut-être, en effet, à « se prendre la tête entre les mains », ne se le tint pas pour dit. À moins qu’il n’ait voulu avoir le dernier mot. Il tentera, en tout cas, de mettre un terme à la controverse en publiant dans le n° du 28 octobre de Marianne un article dont le seul titre : « Pour en finir ? », est lourd de sous-entendus[16]. Mais avant de lire cet article de Marianne, il faut revenir à la correspondance Poirier-Montherlant.

De la mi-octobre à la fin de l’année

S’il n’est plus question dans cette correspondance[17] de la lettre de Poirier parue le 7 octobre dans Vendémiaire, on y trouve à deux reprises la trace d’un courrier qu’elle a envoyé fin octobre à L’Intransigeant : dans sa lettre du 29 octobre d’abord, quand elle écrit « Quels brigands que ces Treize ! Ils nous ont coupé la moitié des citations. […] Enfin, je suis contente, quand même ! » ; dans sa lettre du 6 novembre ensuite, que nous relirons en temps utile.

Sa lettre à L’Intransigeant telle qu’on la lit dans le n° du 30 octobre commençait par une protestation et une réfutation en bonne et due forme :

Amie commune de la véritable « Andrée Hacquebaut » et de M. de Montherlant depuis dix ans, tenue au courant de leurs relations et d’accord avec mon amie, je proteste de la façon la plus énergique contre le rôle que se donne Mlle Gorgès [sic] dans un article récemment publié par Micromégas.

Mlle Sorgès prétend se justifier par un roman manuscrit. En parfaite entente avec la véritable Andrée, connaissant ses lettres où elle me permit de puiser, j’ai, moi aussi, écrit un roman sur cet épisode sentimental. Ce roman, La Croix de Saint André, est actuellement en lecture chez Grasset. Le sujet est le même que celui de l’épisode Andrée-Cocta [sic] : une jeune fille intellectuelle, amoureuse d’un écrivain célèbre, croit que cet écrivain l’aime d’amour, croit qu’il l’épousera, s’offre à lui et est refusée, l’écrivain voulant se donner uniquement à son art.

Étaient ensuite énumérés (à défaut de ces citations dont Poirier déplore l’absence) une série de traits communs aux Jeunes Filles et à La Croix de Saint André, le tout suivi d’un argument imparable : « S’il y a analogie et parfois identité, c’est simplement que moi et lui avons puisé à la même source », et d’une défense de Montherlant rappelant celle que l’intéressé avait produite un mois auparavant devant François de Roux :

J’ajoute que M. de Montherlant avait communiqué Les Jeunes Filles en épreuves à mon amie, ce qui suffirait à le laver de ce reproche d’indélicatesse qui lui est fait par des personnes qui ne sont aucunement au courant de la situation véritable.

La lettre était signée « Alice Poirier, docteur ès lettres ». Les Treize, un peu narquois, avaient ajouté : « Et, maintenant, nous allons lire Pitié pour les Femmes, qui paraît aujourd’hui, en attendant La Croix de Saint André. »

La lettre de Poirier à L’Intransigeant fut publiée le 30 octobre. Le 28 avait paru dans Marianne la mise au point de Montherlant intitulée « Pour en finir ? ».

L’auteur des Jeunes Filles et de Pitié pour les femmes – dont la parution en volume pour le lendemain est astucieusement annoncée juste en dessous de l’article – reprend les choses ab ovo et par le menu.

Il commence par repousser l’accusation selon quoi « les lettres d’une des héroïnes des Jeunes Filles et de Pitié pour les femmes étaient des lettres réelles » ; il redit ensuite ce qu’il avait dit à François de Roux, qu’il a « soumis Les Jeunes Filles, en premières épreuves d’imprimerie, à l’inspiratrice principale de “Andrée Hacquebaut” », rappelant que « ce fait a été confirmé par une amie de celle-ci, Mlle Alice Poirier, docteur ès lettres, dans une lettre publiée par Vendémiaire » et qu’il « possède les épreuves des Jeunes Filles annotées par “Andrée Hacquebaut” ».

Suit l’exposé minutieux des faits qui déclenchèrent la polémique autour de la véritable Andrée Hacquebaut, exposé où Montherlant cite la lettre où Sandelion lui annonçait son article pour Micromégas :

Une femme de lettres, Mlle X., a cru se reconnaître en Andrée Hacquebaut, et, dans son entourage, on a cru la reconnaître. Cela ne sortait pas des milieux littéraires, quand une consœur, Mlle Charasson, la désigne dans un hebdomadaire en termes tels que le grand public pût prononcer son nom.

Mlle X. a envoyé alors, à Micromégas, un  long article, plein de traits désobligeants pour moi, où elle prétend être Andrée Hacquebaut.

Mlle X. a un roman manuscrit dont un épisode a des analogies avec l’épisode Costa-Andrée, roman qui a été refusé par plusieurs éditeurs. La diatribe de Mlle X. est datée par elle du 3 octobre[18]. Le 27 septembre elle m’écrivait :

« […] Autorisez-moi à laisser courir cette affaire, je vous en prie (souligné). Ne pouvons-nous être un peu complices contre ce public si “enfant” ? On m’offre une occasion de publicité unique, je l’accepte, voilà tout. Laissez-moi tenter ma chance. Exploiter ce scandale ne me plaît pas, mais si c’est la seule façon d’attirer l’attention du public sur moi ? Qu’au moins la romancière bénéficie des ennuis que la femme a subis. »

L’auteur des Jeunes Filles rappelle ensuite qu’il a parlé du roman de Mlle X. chez Grasset, qu’il a écrit à Bernard Grasset, alors absent de Paris, et télégraphié à sa correspondante « qu’elle pouvait, dans son article, dire sur [lui] tout ce qu’elle voudrait ». Mlle X. lui a répondu : « Pour un chic type, vous êtes un chic type », et elle a envoyé « par le même courrier sa diatribe à Micromégas », tout en lui annonçant dans un autre courrier qu’elle a « laissé les petits coups de patte » : « Ça mouvemente le débat. »

Faut-il en déduire, continue Montherlant, que « les prétentions de Mlle X., à être Andrée Hacquebaut, ne ressortissent qu’à une opération publicitaire » ? Non pas, mais son erreur est de croire « uniques à elle des traits communs à une foule de femmes », de s’imaginer qu’elle fut la seule à vivre avec l’auteur des Jeunes Filles des épisodes qu’il a vécus « à peu près identiques » avec d’autres femmes. Là où elle « devient proprement mythomane », c’est quand elle soutient que l’image qu’elle donne de lui dans son roman par le biais du personnage qui est censé le représenter est « rigoureusement exacte », ou quand « elle prétend que les lettres d’Andrée contiennent “des pages entières” des siennes propres ».

Revenant sur les premières épreuves des Jeunes Filles, Montherlant reparle de celle qu’il appelle « la principale “Andrée” », qui, prenant « fort mal la fantasmagorie de Mlle X. », non seulement l’autorisa à « citer, dans un hebdomadaire, des phrases de ses lettres où elle se reconnaît en Andrée », mais demanda en outre à Mlle Poirier, « d’affirmer, “de la façon la plus catégorique”, dans cet hebdomadaire, que Mlle X… n’était pas Andrée, ce qui fut fait ». Allusions évidentes à sa propre réponse ainsi qu’à la mise au point de Poirier l’une et l’autre parues dans Vendémiaire le 7 octobre.

Et Montherlant d’enchaîner en signalant que « Mlle Poirier, qui n’était connue que par une remarquable thèse sur Chateaubriand, avait eu l’idée, elle aussi, de romancer [s]es relations avec son amie » :

Dans ce roman, actuellement en lecture chez Grasset, se retrouve non seulement tout l’épisode Andrée-Costa, qui en est le sujet, mais d’innombrables traits de détail, et les plus caractéristiques, de cet épisode. Mlle Poirier, par une lettre adressée à L’Intransigeant, s’étant expliquée là-dessus, je ne m’y étends pas.

La lettre est évidemment celle (qu’on a lue plus haut) que les lecteurs de L’Intransigeant découvrirent dans le n° du 30 octobre. Conclusion de Montherlant :

Le modèle principal d’Andrée Hacquebaut est donc désigné à la fois par les analogies, d’ensemble et de détail, de ces deux romans – celui de Sandelion et celui de Poirier –, et par le témoignage de Mlle Poirier, à qui les solides méthodes de l’Université donnent plus de poids peut-être que la folle imagination de Mlle X. Il y a mieux. L’Andrée principale m’a autorisé à révéler publiquement son nom. Je ne le ferai pas. Mais je gage que cette jeune fille, écœurée par les impostures qu’elle voit fleurir à propos de mon livre, un jour n’y tiendra plus et se dévoilera elle-même.

 
 

Henry de Montherlant
(1895-1972)

Dernier volet de son article, l’auteur des Jeunes Filles rend hommage à la véritable Andrée, qui était « prête à revendiquer à la face de tous l’inspiration d’un personnage qui a rencontré une condamnation presque générale », avant de donner sa totale absolution à Mlle X., dont « l’attitude est simplement humaine[19] ».

Seule Henriette Charasson sera clouée au pilori : « D’un bout à l’autre, dans l’ensemble et dans le détail, Mlle Charasson a joué un rôle que je ne qualifierai pas. » Et plus encore ceci, qui termine l’article :

Quand on voit que ces perfidies à l’égard de Mlle X…, et au mien, que cette légèreté dans l’accusation, que ces insultes et ces calomnies viennent de quelqu’un qui ne peut écrire une page sans y prononcer le mot de “Dieu”, on se retourne avec élan vers ceux qui mettent Dieu dans leurs actes, et le taisent dans leurs écrits.

Des mots bien durs pour cette disciple de Claudel, qui n’en fut pas, il est vrai, autrement touchée. Le jour même, elle écrit à Jeanne Sandelion pour lui conseiller de rompre les ponts avec Montherlant et lui donner sa version de la lettre exposée chez Gibert :

  Ma pauvre petite amie,

Je vous remercie de votre gentille lettre et de l’envoi de Micromégas, où j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre réponse signée Hélène Sorgès, que j’ai trouvée très bien, et très généreuse pour Montherlant. Malheureusement, si j’en juge par son article dans Marianne d’aujourd'hui, elle vous rebrouille complètement avec lui, malgré votre post-scriptum[20]. Je dis « malheureusement », j'ai probablement tort, car je crois bien qu’il vaut mieux n'avoir plus de rapports avec quelqu’un qui utilise ainsi les lettres des gens et en cite de vous, sans vous consulter, de manière à vous présenter comme une coureuse de publicité à tout crin et une terrible « femme de lettres », vous qui l’êtes si peu dans le vilain sens du mot !

Quant à moi, bien entendu, je suis un Tartuffe et un <Bazile>. (Le plus fort, c'est que c'était une collaboratrice de Marianne – notre chère Suzanne Normand[21] – qui, en me félicitant de mon article dans Vendémiaire, m’écrivit : « Veux-tu savoir la dernière de Montherlant ? Il affiche chez Gibert etc. etc. » Et je ne disais nullement que c’était une lettre d'Andrée qui était affichée, je disais « une lettre d'une des jeunes filles ».) Je ne vais d'ailleurs pas répondre, j’ai horreur de ces réponses. On dit ce qu’on a à dire, et on en reste là. Si M. crie si fort, c'est par ce que je l’ai touché où le bât le blesse, et qu’il ne peut pas ne pas sentir qu’il a agi avec vous comme il ne devait pas agir[22].

Poirier fut sans doute satisfaite de l’article de Montherlant dans Marianne. Elle le fut moins, à en juger par sa lettre du 6 novembre à Montherlant, de ce que Pierre de Massot écrira peu après dans Les Nouvelles littéraires :

• J’ai bien lu l’article de de Massot dans les Nouvelles littéraires. Vous le remercierez de ma part. Mais il n’a pas parlé de mon roman ? Les N.L auraient-elles encore écourté son article ? Ce qu’il dit de Marie Leconte est très bien : elle a été en-dessous de tout.

L’article, un vrai régal sauf pour notre Alice, avait paru dans Les Nouvelles littéraires du 7 novembre sous le titre « Les jeunes filles au “Faubourg”. Orphée et les Bacchantes ». Il commençait ainsi :

On connaît le mot fameux de Jules de Goncourt : « Rien n’entend plus de bêtises qu’un tableau. » Un livre, comme les Jeunes Filles de Montherlant, ne bat-il pas les records d’une nature morte de Picasso ?

Pour répondre à cette question il me semblait particulièrement intéressant de me rendre mardi soir au Club du Faubourg qui organisait une discussion au sujet des deux derniers livres de Montherlant. […] Providence du reporter ! À la porte, je me heurtai à Mlle Poirier que les amateurs de petites histoires littéraires[23] connaissent pour la part qu’elle vient de prendre dans plusieurs journaux à la récente polémique suscitée par l’identité d’Andrée Hacquebaut. Nous entrâmes donc de compagnie dans l’antre où les « Jeunes Filles » s’apprêtaient à dévorer leur dompteur.

Regard ensuite sur l’arène, d’où se détachent « l’étudiante en Sorbonne », « le Français moyen de province », « l’adolescent timide », « le publiciste américain », quand soudain Léo Poldès, le maître des lieux, « annonça la présence de Mlle Poirier dans la salle et exprima l’espoir, après avoir lu la lettre qu’elle adressait récemment à l’Intran [la lettre du 30 octobre], qu’elle voudrait bien participer au débat ». Espoir déçu cependant : « Confuse et tremblant d’être découverte, ma charmante voisine se fit toute petite et se dissimula derrière Henri Pollès dont la forte carrure la protégeait tout à fait[24]. » S’inscrivent en revanche pour le débat Mme René Lacoste, « la femme du célèbre tennisman », aux yeux de qui Les Jeunes Filles et Pitié pour les femmes sont « avant tout un chef-d’œuvre de muflerie », Mlle Simone Jarnac, de l’Odéon, qui eut le bon esprit de s’identifier à… Costa, et un docteur au discours « filandreux et pontifiant ». Après quoi, dit Massot, « nous n’avions plus à goûter que le numéro de Mme Marie Leconte[25] », qui, « dans le meilleur style “Maison de Molière”, mimant tour à tour Costa, Andrée et Solange, plaida, avec des trémolos dans la voix, la cause des “vraies jeunes filles”, de celles qui ne se jettent pas au cou des écrivains et qui cultivent, avec de poétiques larmes, la fleur bleue “de l’illusion et du rêve”… »

Et Poirier qui s’étonne, jusqu’à imputer ce silence aux Nouvelles littéraires, que Massot n’ait pipé mot de La Croix de Saint André ! Cela dit, l’essentiel dans sa lettre du 6 novembre est dans son début :

• Andrée s’éloigne… Je ne me reconnais plus dans Pitié pour les Femmes. Par contre, je me suis reconnue dans la scène de la cuisine. Et très nettement. Savez-vous que cette soi-disant « pitié » est de l’amour ?

La confirmation, pour elle, de ce qu’elle avait écrit dans sa lettre du 22 septembre à Montherlant : « Je me reconnais dans Andrée et j’en suis effondrée. Mais je me reconnais aussi, hélas ! dans Solange », mais une confirmation qu’elle tourne maintenant à son avantage.

La scène de la cuisine, où Costa et Solange rivalisent d’invention et communient dans le souvenir ému de la comtesse de Ségur, est une des plus fameuses du roman. Poirier ne se voit plus comme la vieille fille qui végète à « Saint-Léonard (Loiret) », elle est aussi la fraîche Mlle Dandillot de l’avenue de Villiers, que Costa va posséder sans ménagements dans « le colombier », tel « un apache qui cherche à immobiliser un homme à terre », après avoir éconduit Andrée.

 Poirier vient à peine d’expédier sa lettre du 6 novembre qu’elle en rédige une autre le 7, où elle dit d’abord son inquiétude sur le deuxième numéro de Micromégas qui va paraître le 10 :

• Croyez-vous qu’il sera à surveiller ? Je pense qu’après nos articles de Marianne et de l’Intran, Jeanne Sandelion va se le tenir pour dit.

Il n’y pas à rappeler que c’est dans le premier numéro de Micromégas qu’avait paru le 10 octobre l’article de Sandelion « Vérité sur “Les Jeunes Filles” », ni à préciser que « nos articles » désigne la mise au point de Montherlant parue dans Marianne le 28 octobre et la lettre de Poirier dans L’Intransigeant du 30 octobre. Cela dit, la réplique de Sandelion ne paraîtra pas dans Micromégas, mais dans Marianne même le 11 novembre. Ce sera sous la forme d’une lettre au directeur de la revue qui estima sans doute que le jeu avait assez duré, la lettre étant précédée de « Le dernier mot » et suivie d’une note annonçant que « cette réponse de Mlle Sorgès met le dernier mot au débat ouvert dans Marianne sur [Les] Jeunes Filles »[26].

Comme il fallait si attendre, ce n’est qu’une longue réfutation, qu’on a du mal à résumer, de « Pour en finir ? ». On en retient qu’Hélène Sorgès se dit « fort aise d’être débarrassée d’une auréole de ridicule qui [l’]accable », Montherlant et Mlle Poirier ayant tous eux affirmé « qu’une jeune fille inconnue la revendique comme un honneur », et qu’elle n’a « écrit “Vérité sur les Jeunes Filles” que sur la demande d’un journal qui désirait [la] servir et connaissait l’existence de [s]on roman ». On en retient aussi que ce roman, intitulé Fabricio, « est tout de même un “roman-réponse” en ce sens qu’il montre sous un jour féminin le sujet traité par Montherlant, du refus de l’amour d’un homme à une jeune fille qui veut transformer l’amitié ».

Poirier, en tout cas, était prête à contre attaquer, qui, dès le 12 novembre, écrit à Montherlant :

• Ne croyez-vous pas que nous pourrions mettre dans le secret Janine Bouissounouse et qu’elle donne une petite interview dans les Nouvelles littéraires ou ailleurs ?

C’est qu’elle avait encore en tête la grande enquête que Bouissounouse avait menée trois mois plus tôt sur « Montherlant et ses héroïnes » auprès de Germaine Beaumont, Marie-Anne Commène et Sabine Gorion dans un premier temps, de Simone Ratel, Claudine Chonez et elle-même, Alice Poirier, dans un second temps, de Claude Chauvière et Jeanne Sandelion enfin, et qui avait paru dans Les Nouvelles littéraires des 8, 22 et 29 août, avant que Montherlant ne produisît dans le n° du 5 septembre quelques-unes des lettres qu’il avait reçues de ses lectrices, les unes enthousiastes, d’autres, comme celle d’Isabelle Rivière[27], résolument hostiles. Poirier en tout cas, quand Bouissounouse lui demanda si Andrée était « vraie », avait dit :

Magnifiquement vraie. Plus vraie peut-être qu’une autre parce que plus naturelle […]. C’est un miracle de passion, et qui unit ces deux points : sympathie totale et don total. Andrée comprend Costa « mieux que lui-même ».

Et à la question de savoir si les femmes se reconnaîtraient dans Mlle Hacquebaut, elle avait répondu :

Oui, celles qui sont simples, celles qui sont femmes comme on est chat. Et puis aussi les femmes géniales. Mais toute une catégorie de femmes ne pourra pas la comprendre : la femme empruntée, faible ou fausse aura tout naturellement devant Andrée la réaction que l’on a devant ce qui vous a dépassé : aversion et terreur. Comme quoi l’héroïne des Jeunes Filles divise à mes yeux le monde féminin en deux groupes : les élues et les réprouvées. Élues toutes celles qui admirent et aiment Andrée. Et réprouvées les autres.

Mais cela, c’était au mois d’août. On peut voir, en lisant ses lettres des 18, 19, 22 novembre et 1er décembre et le commentaire qu’en a fait Henri de Meeûs, ce qu’il adviendra du projet qu’Alice Poirier avait conçu le 12 novembre d’une nouvelle interview « bidon » par Bouissounouse.

Paradoxe cependant, la pauvre fille, qui aime tant qu’on parle d’elle, est contrainte de se faire plus discrète. D’où son refus, qu’elle annonce à Montherlant le 22 novembre[28], de répondre à l’invitation de Marcelle Loutrel :

• Marcelle Loutrel m’a envoyé un carton pour sa causerie de demain et de samedi prochain sur vous. Je serais enchantée d’entendre parler de vous – malheureusement je crains d’être repérée…

La causerie avait été annoncée, dans Comoedia notamment, le 21 : « Mme Marcelle Loutrel, directrice de l’Office Poétique, donnera à la Galerie Gerbo, 93, avenue Paul-Doumer, à 5 heures, les 21 et 28 novembre, une causerie sur “Ce que Montherlant nous force à voir”, avec débat. » Mais le risque pour Poirier venait de ce que la conférencière avait été impliquée, par Sandelion-Sorgès, dans l’histoire des « Andrées ». L’article « Pour en finir ? » que M. avait publié quelques semaines plus tôt dans Marianne était du reste suivi de ce Post-scriptum :

Comœdia du 18 octobre écrit : « Dans Micromégas, un article sur les Jeunes filles, interview, par Hélène Sorgès, de Marcelle Loutrel, qui s’est reconnue dans Andrée Hacquebaut. » Il n’y a pas d’interview dans Micromégas, et c’est Hélène Sorgès (Mlle X…) qui s’est reconnue dans Andrée, et non Mme Marcelle Loutrel, qui n’a rien à voir dans l’affaire ; Hélène Sorgès a seulement cité d’elle une appréciation sur les Jeunes filles. En deux lignes, deux contre-vérités. Éloquent pour montrer sur le vif comment se créent les légendes.

En fait, Comœdia avait déjà rectifié dans son n° du 25 octobre :

Quelques lignes tombées ont rendu inexact un écho sur Mme Loutrel à propos d’un article écrit à son sujet par Mme Hélène Sorgès dans Micromégas. Mme Marcelle Loutrel nous fait savoir qu’elle ne s’est jamais reconnue dans l’Andrée Hacquebaut des Jeunes filles de M. de Montherlant. Et c’est en effet uniquement de Mme Hélène Sorgès qu’il était question dans cette phrase.

Mme Loutrel s’était sans doute contentée de cette rectification, mais pour Poirier il n’était pas question de revivre à la Galerie Gerbo ce qu’elle avait connu le 3 novembre au Club du Faubourg. Sans oublier le conseil à peine déguisé que lui avait donné Grasset de se faire plus discrète[29].

1936 se termine, mais la controverse autour des Jeunes Filles est loin d’être close. Ne lira-t-on pas dans le Paris-Soir du 18 décembre ce surprenant entrefilet intitulé « Henry de Montherlant victime d’une agression » :

Marseille, 16 décembre. –  On nous signale que le célèbre auteur des Jeunes Filles a été la victime d’une agression devant la Place du Commerce. À force de provoquer les femmes, il était fatal qu’une d’elles prendrait sa revanche. Ce sont les circonstances de cette attaque, c’est la personnalité véritable d’Andrée Hacquebaut que Montherlant révèle aujourd’hui dans Confessions, le sensationnel hebdomadaire illustré[30].

Poirier a-t-elle lu cet écho diablement publicitaire, et si oui, y a-t-elle ajouté foi ? Chi lo sa ? Il est probable, en revanche, qu’elle lira l’article « Henry de Montherlant dévoile le vrai visage des “Jeunes filles” » paru, comme annoncé, le 17 décembre dans Confessions. Auquel cas elle y apprit comment l’auteur d’Aux Fontaines du désir fut accosté à Marseille, en 1927, par une inconnue qui lui demanda si elle pouvait lui écrire et à qui il donna comme adresse « Alger, poste restante » parce qu’il n’avait nulle intention d’aller à Alger, mais que, son « caprice » l’ayant conduit à Alger, il y trouva bientôt une lettre de l’inconnue. Que c’est ainsi qu’ « “Andrée Hacquebaut” entra sinon dans [s]a vie, du moins dans [s]on imagination, d’où elle ne devait sortir que lorsqu’elle fut transformée en œuvre d’art ». Que « plus tard, d’autres Andrée Hacquebaut surgirent » et qu’il put de cette façon « s’assurer que, dans certaines “familles” de femmes, toutes réagissent de façon identique, comme des marionnettes que l’on tire toutes ensemble par les mêmes fils ». Qu’il a du reste « gardé avec Andrée Hacquebaut les relations les plus confiantes » et qu’ « elle s’est émue lorsqu’une femme de lettres, affamée de publicité, tenta de faire croire qu’elle était l’inspiratrice des Jeunes Filles », si émue qu’elle fut « sur le point de dévoiler son nom ». Que Solange Dandillot enfin, au rebours d’Andrée Hacquebaut faite « de plusieurs modèles », fut composée « d’après un seul modèle » et que la « petite tranquille », « aujourd’hui mariée et mère de famille, vit dans une grande ville de France une vie bien éloignée des soucis et des cancans littéraires » avec un mari qui ignore tout de sa liaison avec Costa, car « Solange Dandillot, née secrète, a appris de Costa à mentir ».

Aucun écho chez Poirier de cette « confession » qui ne dut lui plaire qu’à moitié. Le 19 décembre en tout cas, s’adressant à l’homme de sa vie, elle l’appelle « Cher Époux mystique », comme si, l’espace d’un soir, elle s’était soudain reconnue – tout arrive – dans la pathétique Thérèse Pantevin.

Pierre Duroisin

*

Deux addenda

En complément à ces notes, qui, redisons-le, ont pour seule ambition d’éclairer la correspondance échangée entre Alice Poirier et Montherlant dans les semaines et les mois qui suivirent la parution des Jeunes Filles et de Pitié pour les femmes, on proposera deux documents où le lecteur verra combien vive resta la plaie, dix, quinze, vingt ans plus tard, chez ces deux modèles ou soi-disant modèles d’Andrée Hacquebaut que furent Poirier et Sandelion.

Le premier document est un extrait d’une très longue lettre de Sandelion à Montherlant qui date des lundi 29 et mardi 30 août 1949 et qu’Henri de Meeûs, généreusement, nous donne ici en prélude à l’édition qu’il prépare d’un très gros morceau de la correspondance Sandelion-Montherlant.

Le second document est un article que Poirier publia dans Carrefour le 23 mars 1955, alors même que paraissait son Récit de Grete[31], sous le titre « Montherlant et moi ».

La lettre de Sandelion

Quand au moment où Les Jeunes Filles parurent dans la N.R.F, quelqu’un m’écrivit : « M. a sûrement pensé à vous. Comment réagissez-vous ? », je réagis en disant modestement que je n’avais aucune raison de penser qu’il s’agit de moi, que vous aviez bien d’autres correspondantes, que depuis 7 ou 8 ans, je n’avais plus de relations avec vous.

Je relisais une de vos lettres à ce sujet (des correspondantes). Croyez-moi, il ne s’agit pas de rien revendiquer ; je vous l’ai déjà dit une fois. Il en est ici comme du jugement de Salomon ; la vraie Andrée Hacquebaut est celle qui a souffert en lisant ce livre, et qui s’est tue, non celles de vos amies qui s’y sont reconnues avec complaisance.

Car je me suis tue (et n’ai nullement poussé des cris d’orfraie) de longs mois, n’ayant aucun doute, rien que d’avoir ouvert et refermé ce livre. Puis, Henriette Charasson, sans me consulter, avec les meilleures intentions du monde, mais bien maladroitement, entendant la rumeur publique me nommer, à Paris, donc m’insulter, écrivit cet article pour assurer que je n’avais pu écrire toutes ces choses. Pourquoi cette rumeur ? Et pourquoi toutes vos dénégations n’y ont-elles rien changé ? Puisque les petits journaux continuent à imprimer mon nom. Pourquoi est-ce à moi que Micromégas s’adresse (et là j’eus la grande faiblesse, voyant que le mal était fait, que mon silence n’avait servi à rien, d’essayer de publier ce roman), pourquoi Grasset n’eut-il jamais aucun doute, etc. Parce que ce ton était le mien, parce que, même récrites, c’étaient mes phrases, mes formules, mon accent, ma substance et ma chair. Je vous ai cru sur parole quand, indigné de l’article Charasson, vous m’écrivîtes pour me suggestionner : « Ce n’est pas vous. » Mais je n’eus qu’à lire le livre en plein pour ne plus pouvoir vous croire. C’est comme si vous me disiez : ce panache est noir, et qu’il soit blanc.

L’intéressée était en train d’écrire Montherlant et les femmes, qui est daté « Juillet 1949 – Mai 1950 », qui paraîtra chez Plon en 1950 et que Montherlant, quand il en rendra compte, jugera sans parti pris. « Cette défense passionnée, brillante, aveugle, a, dira-t-il, le mérite – outre celui de son talent – de n’être pas méchante. Si Jeanne Sandelion s’est crue Andrée Hacquebaut, elle ne s’est pas vengée. Il faut lui compter cette élégance et ce manque de mesquinerie[32]. »

L’article de Poirier

Un chapeau rappelle au lecteur que « la Bibliothèque de la Pléiade vient de publier le théâtre complet de Montherlant[33] », avant de signaler « la publication d’un roman de Mme Alice Poirier intitulé Le Récit de Crète [sic] ». Carrefour ajoute qu’« Alice Poirier connaît Montherlant depuis 1928 », qu’« elle a inspiré à l’écrivain l’un de ses personnages les plus attachants : l’Andrée Hacquebaut des Jeunes Filles » et que « Le Récit de Crète […] fait une sorte de contrepoids aux Jeunes Filles ».

Poirier rappelle d’abord les circonstances dans lesquelles elle rencontra Montherlant : « à la Bibliothèque nationale, en avril 1929 » ; reproduit ensuite une phrase d’une lettre du 21 juillet 1930 : « J’aimerais mieux être abandonné dans une île déserte qu’être AIMÉ de qui que ce soit au monde » dont nous savons qu’elle est la vérité même[34] ; cite la dédicace qu’il lui composa pour son recueil La Vie en forme de proue : « A Alice Poirier, JEUNE HOMME », et qu’elle tient pour le plus grand compliment qu’il lui ait fait ; signale qu’elle a « dans ses tiroirs les épreuves corrigées de La Relève du matin et de Chant funèbre » ; rappelle enfin « les deux principaux articles » qu’elle a écrit sur lui, à savoir « L’Évolution de Montherlant » publié en mai 1934 dans la Revue hebdomadaire et « La meilleure pièce de Montherlant (Demain il fera jour) » publié en juin 1949 dans Témoignage chrétien[35], avant de préciser qu’il pourrait y avoir d’autres études sur Montherlant signées de son nom et qui ne seraient que partiellement d’elle ou même pas du tout. « Ce qui me fait supposer cela, ajoute-t-elle, c’est que Montherlant m’a demandé un jour, à ma grande surprise, de l’autoriser à mettre mon nom au bas d’un article sur lui qu’il avait écrit lui-même. Ce que, bien entendu, je refusais. »

Toute contente, peut-on croire, d’avoir planté cette petite banderille, Poirier poursuit avec un aveu de Montherlant qu’on a en effet lu dans la Correspondance Poirier-Montherlant, quand il lui écrit le 23 juin 1941 : « Mes pages sur le Solstice, il y a un an, m’accablent par leur naïveté. J’ai cru à quelque chose[36] », avant de revenir sur les déclarations que Montherlant a faites dans L’Intransigeant du 30 septembre 1936 pour revendiquer comme étant d’elle, et de personne d’autre, les lettres qu’il citait alors comme étant du « “prototype principal” des Jeunes Filles[37] ». Mais, dit-elle aussitôt, cela « ne veut pas dire que je me “reconnaisse” en Andrée Hacquebaut. Le simple orgueil me défendrait de m’identifier à un personnage, en somme, assez déplaisant », et peut-être tient-on là le nœud de toute l’affaire, qu’il s’agisse de Poirier ou de Sandelion : les deux revendiquent d’être l’auteur de l’une ou l’autre des lettres que la brave provinciale envoie au grand écrivain mais ne supportent pas le portrait qu’en a brossé Costa-Montherlant. Poirier ajoute d’ailleurs ceci : « Je ne me “reconnais” donc pas. Mais, en même temps, j’admets (avec beaucoup de bonheur amical) avoir aidé Montherlant, l’avoir aidé plus qu’une autre dans la création de l’un de ses types les plus remarqués. » Et de soutenir qu’elle a « laissé des traces un peu partout parmi ses personnages féminins » : l’Isotta de Malatesta, « qui attend quinze ans son époux », Pasiphaé, « qui se heurte à sa passion “comme contre les barreaux d’une cage” », la Sœur Angélique de Saint-Jean de Port-Royal, « butée, entêtée dans son idée, mais quand même digne d’admiration (et admirée par l’auteur) », sans oublier « celle qu’on ne prend pas dans ses bras mais qui le mériterait », en clair la vieille Mlle Andriot[38] (et il faut bien reconnaître le pathétique de toutes ces références), dans Celles qu’on prend dans ses bras. Après quoi, il sera surtout question du Récit de Grete, où elle détaille les points communs et les écarts entre son Cabrol et le Costa des Jeunes Filles.

Une façon comme une autre, en somme, de mettre les choses au point tout en faisant la publicité de son roman. Comble d’ironie, cet article « Montherlant et moi » est illustré par une photo de Poirier qui est celle qu’on voit le plus souvent, même si ce n’est pas celle qui la flatte le plus[39], avec cette légende : « Alice Poirier, alias Andrée Hacquebaut ». Une initiative de Carrefour[40] ?  

*

Notes

[1] Voir le n° 124 de la rubrique « Articles ».
[2] Rappelons que l’achevé d’imprimer de l’édition originale des Jeunes Filles parue chez Grasset dans la collection « Pour mon plaisir », dont elle est le « cinquième volume de la septième série », est du 22 juin, mais que le roman avait d’abord paru en trois fois dans la Nouvelle Revue Française des 1er mai, 1er juin et 1er juillet.
[3] Henriette Charasson, née au Havre le 6 janvier 1884, mourut à Châteauroux le 24 décembre 1972, un peu plus de deux mois après le suicide Montherlant et moins de sept mois après le décès de son mari, René Johannet, né à Châteauroux le 17 mars 1884 et décédé là même le 2 juin 1972. Auteur de poésies et de pièces de théâtre, critique dramatique, elle publia aussi sous les noms d’Orion, d’Henriette Johannet et de Madame René Johannet. D’abord favorable à la jeune poésie, elle prit bientôt la défense de la poésie féminine et milita en faveur du christianisme pour se convertir enfin aux idées de Maurras. Le Manuel illustré de la littérature catholique en France de 1870 à nos jours qui avait paru aux Éditions Spes en 1925 la présentait, p. 75, comme « une des meilleures élèves de Paul Claudel ». Plus près de nous, Edmée de la Rochefoucauld aura cette formule : « Maternité, catholicisme, patrie, telle est la trilogie d’Henriette Charasson » (dans Femmes d’hier et d’aujourd’hui paru chez Grasset en 1969). 
[4] Quand Les Treize évoquent, dans L’Intransigeant du 20 octobre, le premier numéro de Micromégas, ils retiennent Hélène Sorgès parmi les nombreux pseudonymes qui en ont signé les articles, en ajoutant tout de suite qu’elle « s’appelle, en réalité […], Jeanne Sandelion ».
[5] On trouvera une bibliographie détaillée de l’œuvre de Sandelion dans l’article qu’Henri de Meeûs lui a consacré sous le titre « Jeanne Sandelion (1899-1976), poétesse et amoureuse de Montherlant ». Une brève mais élogieuse recension d’Un seul homme… avait paru le 12 décembre 1931 dans la revue toulousaine L’Archer (p. 566-567).
[6] Voir « Henry de Montherlant et Les Jeunes Filles » dans L’Intransigeant du 30 septembre 1936, p. 2, sous la rubrique « Les Lettres ». Poirier, dans sa lettre du 7 novembre, écrira, pour avoir lu certaine lettre d’Andrée dans Pitié pour les femmes : « C’est vrai qu’il y a des femmes qui vous ont pris pour un M. de Charlus ? » En fait, François de Roux avait déjà – pour une tout autre raison, il est vrai, et sans doute à la demande de Montherlant – évoqué Proust et son Charlus. Quand de Roux écrit : « Marcel Proust, il y a quinze ans, fut accablé par des gens qui lui demandaient : Qui est Charlus ? Qui est la duchesse de Guermantes ? Qui est Odette ? Nous avons cru les reconnaître », il se souvient de Charasson écrivant dans Vendémiaire : « Quand Proust composa M. de Charlus et Odette, il prit des traits au comte de Montesquiou et à Louise de Mornand : mais seulement des traits etc. »
[7] Cinq lettres seulement sur un an, mais furent-elles toutes conservées ?
[8] Une réponse assez brève d’ailleurs mais sous un titre qui ne pouvait qu’entretenir la polémique suscitée par l’enquête du Jour : « Les droits de l’écrivain sont-ils illimités ? ». Montherlant, dans sa lettre au Jour, ne réclame nullement des droits illimités pour les écrivains. Il dit plus précisément que « le problème est régi par la morale pure et simple, qui est qu’il ne faut pas nuire […], étant bien entendu qu’à l’intérieur de cette règle un romancier a d’autant plus de droits que son œuvre a plus de chances de survivre », et il rappelle que les lettres de son héroïne « n’ont pas été réellement écrites », renvoyant pour cela le lecteur aux Nouvelles littéraires du 18 juillet, en clair l’interview qu’il avait alors accordée à Frédéric Lefèvre : « Une heure avec Montherlant. Faut-il aimer les femmes qu’on n’aime pas ? »
[9] Raison pour laquelle il l’intitula « À propos d’Une des “Jeunes Filles” ».
[10] Avant de s’amadouer et de terminer avec son habituel « Votre Amie ».
[11] Peut-être faut-il imputer ce silence au caractère lacunaire de la correspondance, « un millier de lettres entre 1928 et 1963 » selon P. Sipriot (Montherlant sans masque, Le Livre de Poche, 1992, p. 360).
[12] Malencontreux bourdon, le nom du héros a sauté.
[13] Sipriot, malheureusement, ne donne pas la date précise de cette lettre, mais dans l’article qu’il publiera dans Marianne, Montherlant dira que l’article de Sandelion pour Micromégas était signé du 3 octobre, et la lettre citée par Sipriot commence par les mots : « Chère Mademoiselle, je vous réponds très en hâte puisqu’il vous faut une réponse pour demain matin. » On est donc autour de ce 3 octobre.
[14] Voir Montherlant sans masque, p. 357-358.
[15] Cette lettre à Micromégas où Sandelion dit qu’elle vient de recevoir une lettre de Montherlant, fut datée par elle du 5 octobre. De quoi conforter l’idée que la lettre de Montherlant citée par Sipriot est du 3 ou du 4 octobre.
[16] On lit chez Sipriot (op. cit., p. 359) une autre lettre de Montherlant à Sandelion (elle n’est pas datée mais se situe dans le même contexte) dont on retient ces lignes : « Je répondrai publiquement à vos allégations où et quand je le jugerai opportun. » L’article de Marianne pourrait fort bien être cette réponse.
[17] Telle du moins, redisons-le, qu’elle nous est parvenue.
[18] C’est le 10 que l’article parut dans Micromégas, mais Sandelion l’avait sans doute daté du 3.
[19] Avec, malgré tout, ce petit coup de griffe pour terminer : « Chercher à grappiller sur soi un peu de lumière, quand on est femme de lettres, et qu’un sort parfaitement injuste vous a laissée dans la pénombre, nous comprenons tous cela. »
[20] Le « Costals réconcilié ? », qu’on a lu plus haut, à la p. 11 du n° 1 de Micromégas.
[21] Écrivain et journaliste, Suzanne Normand (1895-1981) a laissé une œuvre considérable. Il suffit, pour s’en rendre compte, de consulter la base de données de la BnF.
[22] C’est une lettre qu’on trouve sur le blog de M. Gérard Barbier. Les relations entre Charasson et Montherlant connurent de meilleurs moments que ceux qu’on vient de voir. Le 23 juillet 1926, Charasson, priée par Le Rappel de désigner « trois livres – choisis dans la publication de ces cinq dernières années – qui lui paraissent devoir être encore lus dans cinquante ans », avait cité : « 1. Feuilles de saints de Claudel, 2. Ma France poétique de Francis Jammes, 3. Le Songe de Montherlant ». Pour Montherlant, on connaît l’éloge qu’il avait fait de Charasson dans Les Nouvelles littéraires du 8 mars 1930 en réponse à une enquête sur « les femmes dans la société contemporaine », admirant le talent avec lequel elle exprimait un sentiment auquel il était, « pour [s]on malheur », fort étranger, en l’occurrence le « sentiment de la maternité », et l’affaire des Jeunes Filles ne changea rien à sa façon de voir. Joseph Rozès de Brousse consacrera plusieurs pages, dans L’Auta de janvier 1952, à l’appel que Montherlant venait de lancer dans l’hebdomadaire Samedi-Soir, invitant « toutes les poétesses inconnues ou mal connues » à lui envoyer leurs meilleurs poèmes qu’il se disait prêt à réunir « dans une Anthologie de la poésie féminine contemporaine ». Redisant avec d’autres mots ce qu’il avait dit en 1930 de la poésie « ingénieuse », à savoir que « la poésie abstraite est une impasse », estimant que « la vraie voie de la poésie se trouve dans l'émotion » et que « seules, les femmes, surtout les femmes de province, sont capables d'émotions fortes », l’auteur d’Encore un instant de bonheur donnait en exemples Marie Noël et Henriette Charasson, « presque inconnues ».
[23] C’est un mot qui restera en travers de la gorge de Poirier, comme on le voit par ses lettres des 7, 22 et 24 novembre. L’homme, du coup, n’aura droit qu’à un 2 sur 20 en « puissance génétrice ».
[24] Écrivain et bibliophile, Pollès (1909-1994) fera don d’une grande partie de sa bibliothèque à la ville de Rennes.
[25] Marie Leconte, de son vrai nom Anne-Marie Lacombe, née à Paris le 16 décembre 1869, morte à Versailles le 28 mars 1947, fit l’essentiel de sa carrière à la Comédie-Française, où elle entra en 1897.
[26] Et toujours, sur la même page, la publicité de Grasset pour Pitié pour les femmes. À noter que la lettre de Sandelion commence par une allusion à un article que l’auteur des Jeunes Filles avait publié le 29 juillet dans Marianne sous le titre « Dialogue un peu crispé entre M. Soi-même et Mlle Soif-d’Égards » et où il disait notamment ceci de son roman : « J’y ai mis en garde les femmes graphomanes d’entrer en relation avec les écrivains connus. »
[27] On la trouvera dans l’article 35 du site, rédigé par Henri de Meeûs.
[28] Une date sujette à caution comme on le voit par la suite, où Poirier parle d’un événement qui se déroulera le samedi 21 comme devant avoir lieu « demain ».
[29] « Il m’a dit que mon nom traînait partout dans les librairies, qu’on disait partout que c’était moi l’héroïne, même que nous étions plusieurs à nous disputer cet honneur, et autres ragots… » (lettre du 19 novembre).
[30] C’est aussi dans Paris-Soir qu’avait paru le 21 novembre, et sous un « chapeau » des plus explicite : « On le croit grossier, raté ou malheureux, et ce n’est cependant qu’un homme satisfait », un article de Montherlant plaisamment intitulé « Pitié pour Don Juan ». On s’étonne que Poirier, à moins qu’elle ne l’ait fait dans une lettre aujourd’hui perdue, n’ait pas réagi. Il est vrai que Montherlant n’y parle des Jeunes Filles et de Pitié pour les femmes que pour éclairer la personnalité de Costa, « personnage qui n’est pas un Don Juan mais qui a des parties de donjuanisme ».
[31] Pour tout ce qui concerne Le Récit de Grete, on lira l’article 54 du site, rédigé par H. de Meeûs : « Alice au pays de Montherlant », ainsi que, dans l’article 128, les lettres que Poirier a envoyées à Montherlant entre le 20 avril et le 22 juin 1955.
[32] C’est la conclusion de Le modèle d’Andrée Hacquebaut ? qu’on lit à la p. 134 de Sur les femmes dans l’édition augmentée qui parut chez Jean-Jacques Pauvert en 1958.
[33] On sait qu’il aura une suite non négligeable.
[34] On se reportera à l’article 119 du site : « La Correspondance Alice Poirier-Henry de Montherlant, Première partie », à la date susdite.
[35] L’article dont elle a dit dans sa lettre datée du solstice de juin 1949 : « L’article a paru hier et j’en suis enchantée ! »
[36] Seul écart minime entre les deux versions, mais qui pourrait être le fait de Carrefour, Montherlant a écrit « d’il y a un an », et non « il y a un an ».
[37] On a évoqué plus haut cette interview de Montherlant par François de Roux.
[38] Elle a soixante ans dans la pièce, qui est exactement l’âge de Poirier quand elle publie Récit de Grete.
[39] C’est la dernière des quatre photos de Poirier illustrant l’article 34 du site, où l’on voit aussi la couverture du Récit de Grete.
[40] Quand on lit deux fois Le Récit de Crète dans le chapeau, on n’en serait pas autrement étonné.