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Articles sur Montherlant (hors presse)

134. Les lettres d’amour de Montherlant, par Marcel Tournier

(article paru dans l’hebdomadaire Carrefour, le 25 mai 1955)


Introduction : Qui est Marcel Tournier ?

Marcel Tournier (1887-1959) reprit en 1920 la librairie Danguin, située sous les arcades de l’avenue de France, à Tunis (La Tunisie était alors un protectorat français). Outre les livres anciens, spécialité de la maison, on y trouvait de nombreux ouvrages relatifs à l’Afrique du nord ainsi que les nouveautés parisiennes. En 1924, Marcel Tournier crée avec quelques amis une société des Amis des livres qui se réunit dans sa librairie. Le voici devenu un des animateurs de la vie culturelle tunisoise. Il organise conférences et manifestations diverses autour des écrivains de passage dans la ville. Avec plusieurs d’entre eux il noue une amitié durable : Montherlant, Gide, Duhamel ou encore Martin du Gard, qui évoquera la librairie Tournier dans son récit Confidence africaine (Gallimard, 1931) :

“Située en un des points les plus fréquentés du centre, cette maison du livre ne désemplissait pas de tout le jour. A midi et à sept heures, un commis baissait le volet de fer dans lequel une porte basse restait béante : le magasin cessait alors d'être une boutique de livres, pour devenir un petit cénacle où se réunissaient, leur tâche finie, des lettrés, des professeurs, des journalistes, des étudiants ; là pendant une heure, des mains pieuses se passaient avec sérieux les médiocres nouveautés de Paris.”

En 1933, Marcel Tournier ouvre une seconde librairie, toujours à Tunis. Pour lui trouver un nom, il met à contribution ses amis écrivains ayant séjourné en Tunisie : quel mot leur paraît-il définir le mieux ce pays ? Chacun est prié d’expliquer son choix en une page. Le texte qu’envoie Montherlant reprend le titre du roman qu’il vient d’achever, La Rose de sable. Ce sera le nom de la nouvelle librairie, et Montherlant en sera le parrain. Gide y fut accueilli au printemps 1942. Il ne tarit pas d’éloges sur son hôte : Tournier “s’empresse, s’ingénie à prévenir mes moindres désirs ; tout cela très discrètement ; il est parfait. Il m’a confié les clefs de son second magasin : La Rose de sable, et je peux, à toute heure du jour, m’installer au 1er étage, dans une vaste pièce, au-dessus de la boutique, où je trouve, incognito, silence, tranquillité assurée, fauteuils et même divan pour la sieste.” (Lettre à Roger Martin du Gard, 14 mai 1942)

La Rose de sable”, ainsi s’appellera également la petite maison qui éditera en fascicules les conférences annuelles que Marcel Tournier donnera à partir de 1938 au club littéraire de l’Essor. Celle du 10 mars 1940 aura pour thème : “Montherlant, prince de l’humour”.

Montherlant et Marcel Tournier ont échangé une abondante correspondance. Les lettres de l’écrivain ont été offertes à la bibliothèque Jacques-Doucet par le professeur Paul Tournier, fils aîné du libraire.

Marcel Tournier, a le privilège d’avoir conquis l’amitié d’Henry de Montherlant et celui-ci lui a confié — pour être publié après sa mort — le précieux manuscrit des Lettres à une fiancée, authentique clef des Jeunes Filles. M. Tournier nous révèle aujourd’hui une partie de ce mystère littéraire qui a tant fait couler d’encre et, en particulier, par la bouche même de Montherlant. Il dénonce l’imposture du prétendu modèle d’Andrée Hacquebaut, Mlle Alice Poirier, qui vient de publier le Récit de Grete.

Marcel Tournier (père du professeur Paul Tournier)
et André Gide

Article de Marcel Tournier, publié dans Carrefour du 25 mai 1955

Les lettres d’amour de Montherlant

“Libraire à Tunis, j’avais coutume, chaque hiver, de venir passer une quinzaine à Paris, tant par devoir professionnel que pour y retrouver mon fils aîné, interne au collège Stanislas.

Cette année-là — c’était en 1934 — un dimanche de février, après avoir consulté l’affiche des concerts, nous décidons tous deux d’aller au théâtre Sarah-Bernhardt où l’on donnait en matinée un festival de musique russe.

À peine sommes-nous installés qu’une voix moqueuse s’élève derrière nous :

— Tiens, les Français aiment donc la musique ?

Je me retourne vivement. C’est Montherlant, à qui me liaient déjà huit ans d’une solide amitié. Une toute jeune femme aux traits délicats et qui me parut fort belle, l’accompagnait.

Comme nous devions, lui et moi, déjeuner ensemble le surlendemain, nous n’échangeâmes que quelques mots ; mais, en me quittant, mon fils, que cette rencontre imprévue semblait avoir fasciné, me fit promettre que, ce jour-là, avant de nous mettre à table, nous passerions le voir au collège pendant la récréation de midi.

Montherlant s’étant prêté volontiers à ce caprice, mon aîné, absolument ravi, nous fit donc les honneurs de son établissement. Comme nous nous retirions, il nous désigna du doigt, au-dessus de la porte du parloir, le buste de Guynemer.

— Guynemer, gloire de la maison, proclama-t-il ! Cela ne l’a pas empêché d’en être renvoyé, comme bien d’autres…

Tandis que nous gagnons notre restaurant, Montherlant me déclare :

— Cette visite me rappelle Sainte-Croix de Neuilly où, vous le savez, je fis la plus grande partie de mes études. Aujourd’hui, peut-être m’y considère-t-on, moi aussi, comme la gloire de la maison, mais il reste toutefois entre Guynemer et moi un autre point commun : on nous a foutus tous les deux à la porte.

Et il ajouta en souriant :

— Ce détail, je n’ai pas voulu le donner à votre fils. C’eût été faire preuve de “mauvais esprit”.

*

Lorsque, seize ans plus tard, Montherlant me donna le manuscrit de Lettres à une fiancée, dont il sera question plus loin, je ne pus m’empêcher de faire un rapprochement entre la date de la correspondance qui constituait ce manuscrit — 1934-1935 — et celle de notre rencontre à Sarah-Bernhardt. Je me souvenais aussi que parmi les pages les plus savoureuses des Jeunes Filles figuraient celles qui décrivent un après-midi passé au concert par Costals et Mlle Dandillot. Me reportant au texte, il m’apparut que la description de Solange Dandillot correspondait étroitement au jeune visage que j’avais aperçu dans la salle du théâtre. Et, tout en me gardant bien de demander à mon ami une confirmation qu’il n’eût pas manqué de juger indiscrète, j’eus la quasi-certitude que je connaissais le modèle de Solange Dandillot.

Voici maintenant l’histoire des Lettres à une fiancée.

*

Pendant la guerre, alors que coupé de Tunis, je vivais en réfugié à Paris, Montherlant m’apprit un soir qu’il avait été fiancé deux fois, une fois dans les années 1920, une autre en 1934, et que c’était de ses deux fiancées — surtout de la seconde — qu’il avait tiré le portrait de Mlle Dandillot.(1)

— Et ce n’étaient pas des fiançailles à la noix de coco, s’écriait-il avec orgueil, mais de vraies fiançailles, avec bague au doigt, les beaux-parents dans le coup, et notaire contre notaire.

— Vous m’avez écrit un jour : “nos notaires s’acoquinèrent”. Ce me paraît bien cavalier vis-à-vis d’une aussi respectable corporation.

— C’est que vous ignorez ce qu’est un contrat de mariage. Toujours est-il que, les deux fois, au dernier moment, je me suis dégagé de ma promesse. Et pas un jour de ma vie je n’ai regretté de l’avoir fait.

— Mais que pensèrent les parents, les intéressées ?

— Les deux fois la rupture se passa aussi élégamment que possible et je restai en bons termes avec les deux familles. Quant aux raisons de ces ruptures, vous les avez lues dans Les Jeunes Filles : mon inaptitude à la vie à deux, et la lutte continuelle entre la femme et l’œuvre à créer, lutte dont l’œuvre aussi bien que la femme sortiront mutilées. À mes yeux, il n’y a qu’une sorte de conception de la vie avec une femme : la femme non épousée, les enfants non reconnus, l’homme allant de temps en temps rendre visite à sa maîtresse et à ses enfants qui vivent à part et qu’il entretient. C’est ce que j’ai dépeint dans Fils de personne, que vous avez vu récemment.

— Je ne vous ai pas caché combien je réprouvais de semblables théories.

— Ce système est de tous le mieux adapté à la vie d’un artiste créateur véritable.

*

En juillet 1950, Montherlant vint me trouver :

— Plusieurs dames, comme vous savez, prétendent avoir servi de modèle à Andrée Hacquebaut. Ce n’est là qu’un tout petit côté de l’histoire littéraire ; mais ce qui me paraît beaucoup plus important, c’est ma correspondance avec le modèle principal de Solange où l’on retrouve nombre de lettres, soit de la jeune fille, soit de moi, qui ont été transcrites presque littéralement dans Les Jeunes Filles. Je désire que cette correspondance soit publiée après ma mort, toutes les garanties de sécurité étant données à “Mlle Dandillot” ou à ses héritiers. Voulez-vous accepter le don de cette correspondance et la publier quand je ne serai plus ?

— Mais vous oubliez que j’ai près de neuf ans de plus que vous ?

— Si vous disparaissiez le premier, votre fils aîné ne se refuserait pas à vous remplacer.

J’acceptai. Le lendemain, il me remettait un paquet, en même temps qu’une enveloppe scellée renfermant divers documents relatifs à “Mlle Dandillot” et permettant de la retrouver. Une lettre, dont voici des extraits, accompagnait l’envoi :

Mon cher ami,

“Voici près de vingt-cinq ans que je reçois de vous des marques de dévouement et d’amitié. Dans la présente circonstance, vous trouverez à votre tour une marque de mon amitié, et une preuve de ma confiance.

“Je vous remets un dossier qui comprend :

“1° 55 lettres originales autographes qui me furent envoyées par Mlle X… en 1934 – 1935 ;

“2° 40 lettres autographes de moi, ou, plus exactement, les brouillons ou les copies (faites aussitôt la lettre écrite) de 40 lettres que j’adressai à cette jeune personne ;

“3° Un exemplaire dactylographié de la totalité de cette correspondance, précédé d’un avant-propos de quatre pages où j’explique le pourquoi de cette publication future.

“Je vous demande en effet, mon cher ami, de publier après ma mort (soit vous, soit votre fils Paul, si vous êtes décédé) cette correspondance précédée de mon avant-propos (…)

“J’ai longtemps pensé que les convenances exigeaient que l’enveloppe contenant le nom de ma correspondante ne fût ouverte que dans cinquante ans.

“Ce scrupule a perdu sa raison d’être depuis que j’ai appris qu’une lettre anonyme reçue par moi le 4 juin 1947, et dont l’auteur livrait le nom de Mlle X… avait été envoyée également aux directeurs de plusieurs grands journaux de Paris.

“Je vous laisse donc ouvrir après ma mort, sans indication de date, l’enveloppe qui vous apprendra un nom déjà connu de beaucoup, et destiné fatalement à être livré un jour à la publicité. Je me fie à votre délicatesse pour ne le répandre qu’avec le consentement de l’intéressée ou de ses héritiers.

“Je n’ai guère vu, mon cher ami, que les hommes soient fidèles aux volontés des morts. Je serai bien désarmé quand le temps sera venu que vous ou votre fils vous publiez ces pages. N’abusez pas l’un ou l’autre de votre vie. D’avance je vous en sais gré et vous en remercie”.

L’année suivante, Montherlant signa avec Gallimard un contrat qui établit, en bref, que la correspondance est ma propriété, à charge pour moi ou mon fils aîné de la faire paraître dans les six mois à dater de la mort de Montherlant. À la demande de mon fils, il fut spécifié que les droits d’auteur qui nous en reviendront — puisque le manuscrit m’a été donné — seront versés par moi ou par mon fils à un institut de recherches scientifiques. Au cas où “Mlle Dandillot” ou ses héritiers, s’opposeraient à la publication de ses lettres, celles de Montherlant seraient publiées seules. Dans tous les cas, mon fils ou moi, et l’éditeur, nous prendrons connaissance du contenu de l’enveloppe scellée, et nous certifierons en tête du volume que l’identité de la correspondante nous est connue et que nous l’avons vérifiée.

Un paquet scellé contenant tous les documents originaux fut déposé chez mon notaire. Deux autres paquets scellés renfermant un microfilm ou les photocopies furent confiés, l’un au notaire de Gaston Gallimard, l’autre à un notaire de province.

C’est avec l’aide de Me Maurice Garçon que les détails de cette publication avaient été mis “noir sur blanc” dans une forme juridique qui réduit les possibilités de surprise.

En dépit de toutes ces précautions, le livre pourra-t-il paraître dans les formes souhaitées par Montherlant ? Celui-ci en doute.

— “Mlle Dandillot” est aujourd’hui mère de famille, m’a-t-il confié récemment. Le tout est de savoir si elle ou ses enfants considéreront un jour que cette idylle, malgré son côté scabreux, fut en définitive honorable pour elle, ce que je pense ; et même je pense qu’elle fut honorable pour tout le monde, elle, sa famille et moi, car chacun se conduisit le mieux qu’il put dans une affaire dont l’issue ne laissait pas d’être pénible.

Notez aussi que “Mlle Dandillot” n’a sans doute pas été choquée par l’image que j’avais tracée surtout d’après elle, puisqu’elle m’a réclamé un exemplaire sur “grand papier” des Jeunes Filles, exemplaire que j’avais été assez ingrat pour ne pas songer à lui offrir. Je crois que les ennuis ne viendront pas d’elle, mais de malentendus voulus ou involontaires au sujet de cette publication.

— Ne vous laissez pas aller à votre pessimisme habituel. Tout s’arrangera très bien.

— Vous vous figurez que j’exagère ? Eh bien ! voyez ce qui s’est passé récemment pour le livre publié par le prétendu modèle d’Andrée Hacquebaut, Mlle P… (2). Ce livre est une totale imposture. Dans les deux cents pages des Jeunes Filles, il n’y a pas plus de deux pages où je me sois inspiré des lettres de Mlle P… : on reconnaît d’ailleurs tout de suite ces deux pages à quelque chose de vulgaire et de grotesque qui les différencie avec évidence des autres lettres d’Andrée. Cependant je me suis tu, pour ne pas apporter de l’eau à une manœuvre publicitaire, et celle qui fut le véritable modèle d’Andrée s’est tue elle aussi, ne tenant pas tant que cela à être identifiée avec mon héroïne. De sorte que l’imposture de Mlle P… risque de devenir vérité aux yeux de l’avenir. “Un jour vient où tout est vérité”, ai-je fait dire à un des personnages de Malatesta.

Montherlant et une amie, à la vente
des Ecrivains combattants (1934)
(Photo de Laure Albin Guillot)

*

Je me souviens de ce soir d’été où Montherlant, que j’accompagnais avec mon fils, alla remettre chez mon notaire le manuscrit des Lettres à une fiancée. Nous avions rendez-vous à 17 heures précises, avec le clerc principal (chacun sait que Montherlant, l’exactitude même, n’aime pas attendre). Dix minutes plus tard, le clerc n’était pas encore de retour du Palais et, craignant que mon illustre ami ne partît en claquant les portes, je fis demander instamment au notaire de nous recevoir d’urgence.

Celui-ci nous accueillit de bonne grâce : mais ignorant totalement de quoi il s’agissait et soucieux avant tout de faire les choses selon les règles, il tergiversa pendant quarante-cinq minutes, qui nous parurent mortelles, avant de nous donner son accord. Sitôt les signatures échangées, il s’avança vers Montherlant et, d’un ton tout différent, lui dit en quelle estime il tenait son œuvre et combien il se sentait honoré de l’accueillir dans son étude.

Comme nous sortions tous les trois, mon fils que le mutisme de notre compagnon ne laissait pas d’inquiéter, lui déclara :

— Ce notaire n’en finissait pas, mais il a eu quand même un petit mot gentil pour vous.

Les traits contractés, encore tout bouillonnant d’impatience rentrée, Montherlant finit enfin par se dérider un peu :

— Convenez aussi qu’il me devait bien ça !

Marcel Tournier


Notes

 
 

Marthe de Curel (1898-1965)
dessinée par Montherlant

(1) Si l’on en croit Jacques Chardonne, cette première fiancée était Marthe de Curel (1898-1965), fille de l’auteur dramatique François de Curel (1854-1928), dont Chardonne fut un ami proche. L’auteur des Destinées sentimentales écrit en effet à Paul Morand, le 9 avril 1963 : “Il [Montherlant] a commencé par désirer le mariage ; il convoitait la fille de Curel (20 000 hectares de forêt, c’est bon à prendre). Puis il opta pour le célibat hargneux et vantard.” (Correspondance Morand-Chardonne, tome 2, Gallimard, 2015). Sur le présent site, on peut lire les confidences que fit Montherlant à l’abbé Mugnier à propos de Marthe de Curel.

 

Alice Poirier (1900-1995)

 

(2) Mlle P… = Alice Poirier venait de faire paraître chez Grasset son Récit de Grete, inspiré par sa relation avec Montherlant. Lire aussi sur ce site La Correspondance Alice Poirier-Henry de Montherlant : article 119, article 123, article 124

Il faut signaler que Montherlant avait conservé les centaines de lettres que lui avait envoyées Alice Poirier de 1927 à 1960. Alice Poirier resta toute sa vie obsédée par l’idée d’un mariage avec l’écrivain.