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Articles sur Montherlant (hors presse)

129. Pour en finir avec les “bienfaits de la colonisation” par Salah Guemriche

Note : Salah Guemriche, né le 6 mai 1946 à Guelma en Algérie est un universitaire et écrivain algérien, vivant en France depuis 1976.

NDLR : Cet article montre que Montherlant fut un des rares écrivains français des années 30, opposé aux abus des colonisateurs.


L’idéologie coloniale a la vie dure : tapie dans l’inconscient collectif, elle ressurgit à chaque crise ou à chaque campagne électorale. En décrétant positif le rôle de la présence française en Algérie, les incorrigibles nostalgiques du “temps béni des colonies” attribuent ainsi des vertus humanistes aux Bugeaud, Borgeaud et autres Bigeard, ces “3B” experts en quadrillage et en enfumages (des hommes, des terres et des villes, respectivement, chacun dans son domaine).

C’est ainsi que, pour capter les voix de l’électorat nationaliste, deux prétendants à l’élection présidentielle ont cru bon de nous rejouer le refrain des “bienfaits de la colonisation”, énoncé par l’article 4, alinéa 2, de la loi du 23 février 2005, loi pourtant supprimée par Jacques Chirac après la virulente polémique qu’elle avait suscitée. Le 28 août 2016, c’est François Fillon qui a redonné le la en déclarant : “Non, La France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord”. Appeler “partage de la culture” plus d’un siècle de spoliations, de répressions et de “camps de concentration” (l’expression date de 1904 !), ce n’est plus du négationnisme mais une cynique falsification de l’histoire. Avec un retour à l’esprit de la IIIe République. Même Emmanuel Macron, l’homme pressé, n’a pu se retenir, pour oser parler d’un sujet dont il ne possède même pas le b.a.-ba, et avec l’assurance d’un illettré qui tient à donner son avis sur la Réforme de l’orthographe : “Oui, a-t-il déclaré, en Algérie il y a eu la torture mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation !”[1]. De quoi se demander si les politiques de nos jours pêchent par opportunisme ou simplement par ignorance.

Les dits et non-dits des dictionnaires

L’idéologie, disais-je, a la vie dure. Et pas seulement chez les politiques : elle est déjà prégnante dans les dictionnaires contemporains ! Jadis, abordés en termes de “sauvages”, les colonisés cesseront d’exister même dans les définitions, comme le notait en 1979 Louis-Jean Calvet (Linguistique et colonialisme), à propos, justement, du mot colonisation, dont la définition était déclinée ainsi, dans le Robert : “1. Le fait de peupler de colons, de transformer en colonie ; 2. Mise en valeur, exploitation des pays devenus colonies”. Le linguiste y relevait “une absence remarquable” : “Les colonies seraient donc des pays vides, dans lesquels les colons (…) viendraient s’installer sans problème (…) Cet oubli n’est pas dû au hasard : pour justifier l’entreprise coloniale dans les termes (…) de l’humanisme dont on nous a rebattu les oreilles, il fallait oublier l’existence des autres.” Depuis 1967, le même dictionnaire s’évertue à donner du même mot la même définition. Lapsus clavis ou ancrage idéologique : le Robert aurait-il donc préparé le lit étymologique à l’article 4 de la Loi du 23 février 2005 ? En réaffirmant l’idée de “mise en valeur”, Alain Rey sera mis en cause par le CRAN[2]. Le célèbre lexicographe répliquera : “Il faudrait avant tout que les associations ouvrent le Petit Robert à l’entrée “valeur”. C’est un terme (…) qui n’a en soi pas de connotation positive ou négative. La mise en valeur d’une station de sport d’hiver (noter la comparaison !) ne veut pas dire qu’on va s’occuper de la nature, mais qu’on l’aménage pour se faire du fric ! Et qu’était la colonisation de nouvelles terres sinon l’exploitation, la mise en valeur de ses richesses, au bénéfice des colons ? Au-delà de ça, si on n’a pas le droit de parler des côtés positifs d’une chose qui est globalement négative, c’est une forme de révisionnisme ![3]. Du “révisionnisme” ? Voyons voir…

Malfaiteurs utiles

Pour recenser les faits et méfaits de la colonisation, si l’on n’est pas du côté des victimes, il suffit d’interroger un auteur au-dessus de tout soupçon, j’ai nommé Jacques Dumas, qui fut procureur de la République à Rethel (Ardennes). Homme de foi (protestant), fondateur à Nîmes de L’Association de la Paix par le Droit, chargé de cours à l’Académie de droit international de La Haye et à l’Université de Yale, il est l’auteur de 33 ouvrages parmi les lesquels : “Les Sanctions de l’Arbitrage international” et surtout d’un édifiant Essai de la doctrine pacifiste[4], paru en 1904, qui traite de la mauvaise colonisation et de la bonne colonisation.

L’auteur commence par se poser trois questions. Y-a-t-il eu :
1. Extermination ?
2. Spoliation ?
3. Démoralisation ?

Aux trois questions, la réponse est “oui”, et la démonstration, terrifiante. Qui bouleversera Georges Clemenceau, et l’amènera à témoigner dans la Mêlée sociale : “J’ai sous les yeux cinq photographies accusatrices (…) Des cadavres noirs amoncelés, effroyablement roidis dans la convulsion suprême (…) Pourquoi ces cadavres mutilés, ces têtes coupées ? Qu’on réponde si l’on peut, et qu’on ose dire l’histoire de ce massacre. On connaît ces photographies au ministère des Colonies. L’Illustration les a reproduites en 1891. Leur authenticité ne peut être l’objet d’un doute. Voilà l’enseignement des blancs, fils du Christ, aux païens noirs !”[5]. Celui qui signe en 1906 ces lignes fut président du Conseil et ministre de l’intérieur. Surnommé le Tigre, il fut le tombeur de ministères, dont celui de Jules Ferry à qui l’on doit cette première leçon de droit d’ingérence : “Il faut dire ouvertement qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures” ! …

Mais là où Jacques Dumas prend de cours son lecteur d’aujourd’hui, c’est lorsqu’il reconnaît un ”rôle négatif” inattendu à la colonisation : celui de la “concurrence ruineuse” des colonies. Et ruineuse, pourquoi ? “Parce que le sol, dans les colonies n’avait rien coûté aux envahisseurs”. D’où sa conclusion : “Si les indigènes avaient été indemnisés des territoires qu’on leur a pris ; si, ensuite, leur propre travail comme esclaves ou comme mercenaires avait été rétribué à sa valeur, les vieux pays n’auraient pas été envahis à leur tour par des produits dont ils ne pouvaient soutenir la concurrence”.

Lorsque l’on sait, par un reporter du Petit Marseillais (10/12/1902), que 1112 ha, qui nourrissaient 366 indigènes, furent acquis en 1882 par un seul colon pour la somme de 875 F, les calculs sont vite faits : l’hectare revenait environ à 0,78 F. Ainsi, voilà un “rôle négatif”, le vol et l’arbitraire, que le Petit Robert a eu la “délicatesse” de ne pas signaler… Magnanime, anticipant la loi du 23 février 2005 ainsi que les thèses du Front national, de Fillon et de Macron, Jacques Dumas “comprend que ces envahisseurs reçoivent de la postérité reconnaissante l’absolution que l’histoire ne refuse jamais aux malfaiteurs utiles” !

Entre Camus et Montherlant…

A en croire François Fillon et Emmanuel Macron, les descendants des indigènes, supposés bénéficiaires de la colonisation, témoigneraient aujourd’hui, à l’égard de leurs bienfaiteurs, la même ingratitude qui fit de leurs aïeux des bandits et des terroristes. A cette accusation, qui ne date pas d’hier, Henry de Montherlant avait déjà répondu : “Il ne faut pas donner à des hommes le nom de bandits parce qu’ils défendent leur sol, même s’ils pillent, car, s’ils pillent, que faisons-nous, nous qui sommes chez eux ?”[6].

Avant d’aborder “le rôle positif de la présence française”, Jacques Dumas cède une dernière fois à ses scrupules pour déplorer “les 1308 mains de nègres coupées et fumées (…) et la lente agonie des camps de concentration”. Quant à la bonne colonisation, l’auteur la réduit à trois symboles dont deux sont curieusement étrangers à l’Œuvre française : 1. William Penn ; 2. Savorgnan de Brazza ; 3. Les missions religieuses.

Les rédacteurs du Petit Robert n’ont nullement besoin qu’on leur sauve la… mise. Mais si le troisième symbole de “la bonne colonisation” est celui-là même qui a inspiré l’envolée nationaliste de François Fillon, il y a de quoi faire l’économie de toute contradiction : oui, le “rôle de la présence française” (Euphémisme, ô combien évocateur : douce France !) fut positif. Mais positif pour qui ? C’est ce que ne nous disent pas les dictionnaires, mais qu’une historienne confirme : “Les infrastructures laissées en Afrique par le colonisateur, dont on se gargarise, ont été conçues dans l’intérêt de l’occupant et réalisées par le travail forcé de la population réquisitionnée ou déportée. On ne peut donc pas dire que ça soit un don” ; ce qu’Albert Camus avait déjà établi (sauf que les lectures sélectives des camusiens et des critiques littéraires ignoreront complètement ces mots) : “Le niveau de vie des Français n’aurait-il pas été moindre sans la misère de millions d’Arabes ? La France entière s’est engraissée de cette faim, voilà la vérité !”[7]. De même, aucun critique littéraire ne se pencha sur l’œuvre anticolonialiste du grand écrivain Henry de Montherlant (qu’Albert Camus admirait), qui avait, plus clairement que l’auteur de L’Etranger, répondu à la question, dans son roman La Rose de sable, qu’il se retint de publier “pour ne pas nuire à (sa) patrie” - à l’approche de la Deuxième guerre mondiale : “Je reconnus, écrit-il, que, si devoir il y avait, il n’était pas de pourfendre les “infidèles”, mais de les défendre. Là était la justice, et là était même le courage. La question indigène fut tout de suite la seule qui m’accrochât en Afrique du Nord. En mars 1930, je commençai La Rose de sable (…) J’étais déchiré : le conflit de la patrie et de la justice, horrible chose !”[8]. Où l’on voit comment la fameuse équation “Justice / Mère” était venue à l’esprit d’Albert Camus… Le roman La Rose de sable ne parut qu’en 1968, quatre ans avant la disparition de son auteur : la critique littéraire, qui avait les yeux ailleurs, n’en souffla mot.

Il aura fallu un critique suédois pour s’étonner de cet étrange silence : “Aucun chercheur n’a, à notre connaissance, analysé la prise de position de Montherlant contre la politique française au Maghreb, contre le comportement des Français dans les colonies et contre le principe même du colonialisme (…) Quel autre écrivain contemporain a su rendre ainsi la voix aux "Indigènes" ? La société française n’était pas prête pour ses opinions”[9]. Elle ne l’est toujours pas, de toute évidence.

Notes

L’auteur a décidé de ne plus livrer, dans ses articles, une certaine catégorie de notes de bdp. Références qu’il garde néanmoins à la disposition du lecteur intéressé par le sujet.

[1] Emmanuel Macron, “Ce que je suis”, dans Le Point, 23-11-2016
[2] Conseil représentatif des associations noires de France
[3] Dans Libération, 07/09/2006
[4] xxx
[5] xxx
[6] xxx
[7] Louise-Marie Diop Maes, Afrique noire, démographie, sol et histoire, p. XXX (Présence africaine / Khepera, 1997)
[8] Albert Camus, La bonne conscience, L’Express
[9] Cité dans Maurice Mauviel, Montherlant et Camus anticolonialistes, (L’Harmattan, 2012).
[10] Anton Ridderstad, dans sa thèse de doctorat : L’image de Henry de Montherlant dans l’histoire littéraire.

Source

Mediapart, 30/11/2016