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Articles sur Montherlant (hors presse)111. Montherlant s’éloigne, par Marielle Macé
Montherlant est à contretemps et à contre-courant.
Je fais mes œuvres comme le pommier ses pommes : PrésentationDirectrice adjointe du CRAL, Marielle Macé est spécialiste de littérature française moderne. Normalienne, agrégée de lettres, docteur (Paris-IV, 2002), habilitée à diriger des recherches (EHESS, 2011), elle enseigne la littérature française et la pensée littéraire à l’EHESS, à l’Ecole normale supérieure, et comme professeur invité à New York University. Sa recherche a porté successivement sur le genre de l’essai en France au XXe siècle (autour notamment de Gide, Valéry, Thibaudet, Paulhan, Sartre, ou Barthes), sur la mémoire littéraire et ses enjeux, sur les conduites de lecture et l’expérience esthétique, et sur un renouveau de la pensée du “style”, élargie de l’art à la vie quotidienne et à ses formes. Elle est en particulier l’auteur de :
Elle a aussi dirigé une dizaine de volumes, consacrés notamment à Barthes, à la construction de l’histoire littéraire en France au XXe siècle, aux théories de la fiction, des genres et de la lecture, et récemment un numéro spécial de la revue Critique, intitulé Du style ! (2010). Note préalable de la rédaction du site MontherlantLe titre de cet article Montherlant s’éloigne s’explique parce qu’en 2005, Montherlant était au creux de la vague, après trente années de silences de la Critique, d’attaques intéressées, de calomnies, de ragots répandus après la mort de Montherlant en 1972 sans qu’il soit défendu. Même ses amis restèrent silencieux. Et l’Université préférait Camus et Duras… Montherlant avait prédit qu’après sa mort, la calomnie et la haine déchiquètteraient son cadavre. Ce temps semble passé maintenant. La création de notre site www.montherlant.be a déclenché depuis 2007 un retour vers l’écrivain ; on constate un nombre grandissant de visiteurs du site (100.000 pour l’année 2014). Ses livres sont à nouveau en librairie. On reprend au théâtre certaines de ses pièces. Un ballet La Reine Morte fut même créé à Toulouse. Le combat continue pour sortir du Purgatoire celui qui demeure un des plus grands écrivains du XXe siècle. Plutôt que Montherlant s’éloigne, je dirais maintenant : Montherlant revient ! Madame Macé ne pouvait prévoir en 2005 ce retour… Henri de Meeûs Article de Marielle Macé (publié dans la Revue d'histoire littéraire de la France 2005/3, vol. 105, PUF)Montherlant n’est pas resté dans les mémoires comme un grand critique, ni en termes de jugement ou de talent de discrimination esthétique, ni en termes d’analyse littéraire; il avait d’ailleurs assez peu d’estime pour ses propres textes critiques, que parfois il jugeait médiocres et qui ne manifestent pas, par exemple, de véritable engagement d’écriture, contrairement à un Gide, à un Thibaudet, ou à un Larbaud. Sa critique d’évaluation et d’accompagnement de la littérature contemporaine ne semble pas être entrée véritablement dans l’arène littéraire, ni en son temps, ni pour l’histoire; un récent ouvrage sur Montherlant critique, de Jean-François Domenget[1], (Montherlant critique, Genève, Droz 2003), pourtant écrit en sympathie avec l’essayiste, laisse percevoir en filigrane la force de déport ou d’anachronisme des mythes et des silences de Montherlant. “Mécontemporain”, à la fois inactuel et en colère comme il a été dit de Péguy ; Montherlant, observe son commentateur, s’est perdu chez les modernes et condamné par les valeurs et les filiations qu’il s’est choisies, à n’être pas compris d’eux et à ne pas les comprendre. L’intérêt ou la finesse des textes de Montherlant tient peut-être en fait à ces effets de décalage dans le présent, à des attitudes à l’égard de l’histoire, à une façon de se situer “devant le temps”[2], à des positions souterraines ou implicites d’historien de la littérature. L’activité critique est essentiellement ici une façon de construire sa place par rapport à son temps, son emplacement dans une série chronologique, place faite d’inactualité et de réaction, “décalage entre l’identité et le moment”, pour reprendre une expression de Judith Schlanger[3] mesurée par rapport aux courants que les histoires littéraires ont enregistrés et aux “triomphes” de la littérature. La ligne historique de Montherlant croise rarement celles que les hiérarchies ont retenues ; en cela il nous oblige à prendre acte de la contemporanéité des contraires, et de l’absence de concordance des temps qui a lieu dans le temps lui-même[4].
L’arrière-garde se définit peut-être justement par cette rupture du présent avec lui-même, en absolue symétrie avec le modernisme : “Les avant-gardes ont toujours fait bon ménage avec le “sens de l’histoire” […] elles se placent dans une temporalité qui est celle de la révolution à venir”[5] ; l’arrière-garde est alors essentiellement celle qui marche à contretemps, et qui plus largement suppose des modèles historiographiques substituables à celui de l’évolution et de la collusion avec une marche progressiste; bref l’arrière-garde est le signe de ce que l’histoire littéraire est un “montage”[6] de temps hétérogènes. Ces synchronies bizarres sont typiques, non seulement du temps des lettres dans sa totalité mais aussi, selon une formule qui résonne avec les analyses d’Hayden White dans Metahistory, d’une époque, celle de la modernité, “période caractérisée à la fois par la conscience, la surconscience et l’inconscience de l’historicité”[7]. Ces asynchronies qu’incarne Montherlant valent autant pour sa critique d’avant-guerre que pour celle de l’après-guerre. Dans les années vingt-trente, c’est la proposition d’une sorte de contre-paysage : toute une galerie de portraits d’oubliés de la première moitié du siècle (Paul Adam, Delteil, Rostand, Élie Faure, René Quinton, Louis Hémon, Émile Clermont…) et surtout un riche panorama de “la droite littéraire”, dans un ensemble d’articles et de prises de positions essentiellement parus dans Les Nouvelles littéraires ou dans des revues placées sous la signe de la droite, et concentrés autour d’une période relativement brève. Dans les années cinquante-soixante, la situation est très différente, situation d’après-coup et non plus de contre-écriture, et les asynchronies se disent dans les “silences” et la critique résolument régressive de Montherlant, lui qui reste fidèle aux figures de la Belle époque et de Verdun, véritable “mythe consolant”[8] dans un imaginaire historique de la décadence ; le refus de l’histoire se drape alors en répétition et en réaction.
Je vais parcourir quelques figures d’asynchronie qui correspondent aussi à cette division chronologique entre les années vingt et les années soixante pour Montherlant (en cela, toute histoire littéraire à usage personnel se modèle également sur la scansion des âges de la vie), figures qui sont autant de façons pour l’écrivain-critique de se rapporter à la fois au présent et au passé littéraires. D’un côté les figures militantes du contretemps, du contre-courant, de la solitude insolente de l’inactuel; de l’autre l’espoir de l’”encore une fois”, la figure de la décadence ou du complot, la marche à rebours et la réaction, qui désigne ici ce qui, dans le contemporain, décide une fois pour toutes de s’exempter ou s’exiler du contemporain; entre ces deux pôles, une image plus personnelle, cristallisée autour d’un mot cher à Montherlant : “l’éloignement”, qui peut suivre la pente active de l’acheminement, ou celle, passive, de la conservation. Trois degrés donc ce dont on s’éloigne, dans un rapport désinvolte et provocateur à l’actuel ; ce qui s’en va et devient de soi-même anachronique ; ce qu’on éloigne, enfin, et que notre propre présent saccage. Un seul nom suffit ici à traverser ces degrés, c’est celui de Barrès, à qui Montherlant, critique peu prolixe, a consacré neuf essais de 1923 à 1963 auxquels certaines expressions que je viens d’employer servent de titre; la difficulté des rapports que Montherlant entretient avec Barrès s’accompagne en effet chez lui d’une conscience vive de la non-coïnci-dence du temps des œuvres, du temps de la vie et de la marche de l’histoire; ce seront ces prises de position critique sur “l’écrivain préféré”, comme eût dit Marcel Proust, qui me serviront de fil conducteur dans cette exploration des images du temps littéraire d’un représentant de ce que l’arrière-garde a de plus mêlé. La figure du contretemps : anachronisme et voies parallèlesMontherlant est à contretemps et à contre-courant, il est en rupture non avec un rythme (il ne s’agit pas de lenteur) mais avec son propre moment littéraire, pour reprendre une notion critique et chronologique qui a été récemment mise en valeur[9]. Julien Gracq a exprimé avec force ce sentiment en 1960 : “Si nous regardons autour de nous d’un œil prévenu, nous verrons partout les traces de cette rupture en profondeur qui largue presque d’un coup vingt-cinq siècles de littérature. L’art de la citation latine a été pendant des siècles pour l’écrivain une seconde nature : un seul écrivain la pratique encore de nos jours, Montherlant, et cette pratique commence à paraître au lecteur saugrenue, comme de quelqu’un qui citerait du chinois”[10]. Dès les années 1920, l’anachronisme était manifeste : en 1925, Faure-Biguet publiait Montherlant, homme de la Renaissance; le premier essai critique de Montherlant[11] était d’ailleurs consacré en 1921 à un ouvrage de Paul Adam, Reims dévastée, à propos duquel il écrivait : “si l’on veut, Paul Adam était un homme de la Renaissance”. Lui-même se déclarait “romain” et s’est encore flatté d’être “un écrivain français du XIXe siècle, un des plus beaux siècles français”[12]. Par la suite, Montherlant s’est toujours montré fidèle à un état antérieur de la littérature, celui des années 1900-1910, alors que dès 1921 une page semblait tournée et que les surréalistes avaient intenté un procès à Barrès. “En 1920, la physionomie littéraire de Montherlant est d’ores et déjà fixée. Il ne s’entendra jamais avec le groupe Nrf, et restera toujours à l’écart de l’avant-garde, qu’elle s’appelle Claudel ou le surréalisme.”[13] J-F Domenget pose à plusieurs reprises le diagnostic de cet écart, en des termes repris de Montherlant et très parlants pour cette sorte de poétique de l’anachronisme que je cherche à décrire : Montherlant est un “homme hors de son siècle, qui n’a pas noué d’amitié dans la vie littéraire”, un “marginal, qui ne s’est jamais intégré à un groupe”; “par prévention, par paresse”, il ne lit pas beaucoup ses contemporains et n’a “guère d’admirations littéraires”[14] Absence de grands noms, choix hétérodoxes, les vastes silences de sa critique le situent sur une ligne en quelque sorte parallèle : les “ne lisez pas” des surréalistes donnent grosso modo, comme le note encore J.-F. Domenget, la liste des intérêts de Montherlant, en une sorte d’histoire littéraire négative : “Ne lisez pas (disent les surréalistes) : […] Mme de Noailles, […] Mistral, Péguy, Proust, d’Annunzio, Rostand, Jacob, Valéry, Barbusse, Mauriac, Toulet, Malraux, Kipling, Gandhi, Maurras, Duhamel, Benda”[15]. Gracq encore nous permet de creuser l’image d’un courant second, d’une voie souterraine : “une littérature parallèle, qui n’a rien cédé d’essentiel sur la tradition classique, et, je le répète, une littérature de qualité, que le public cultivé ne perd pas de vue, continue son cours en somme assez paisible comme si de rien n’était”[16]. On sait que l’anachronisme a été récemment réévalué, en particulier grâce aux travaux de G. Didi-Huberman sur la pensée de Walter Benjamin et Carl Einstein[17] ; mais même avec cette générosité philosophique et cette pensée du décalage vertueux, la position de Montherlant reste inconvenante : sa singularité consiste à ne pas constituer avec l’anachronisme un geste critique (ce qui serait par exemple le cas de la lecture que Gide a donnée de Montaigne), à ne pas le considérer comme la part maudite du présent, le défaut fatalement engendré par notre situation dans l’histoire (ce que dénonçaient tous les historiens de l’école des Annales), mais à en faire une véritable ligne de conduite et un programme d’écriture, en haine d’une certaine contemporanéité et dans le choix dédaigneux d’un passé contre un autre. De la relation de Montherlant au temps, on pourrait dire ce que Thibaudet disait de Barrès dans Trente ans de vie française : “Sa sensibilité admet deux pôles : le goût vif de la sensation présente, l’amour délicat d’une série, d’une mémoire, d’un passé”[18]; le point commun entre ces deux amours barrésiens est la déconsidération du présent comme contemporanéité (c’est-à-dire aussi comme possibilité de constitution d’une communauté), au profit de “l’instant”, beaucoup plus égotiste, et de la “série”, c’est-à-dire de la sélection d’une configuration contre une autre, ce que Judith Schlanger appellerait un “passé pertinent”[19], en l’occurrence pour Montherlant une tradition. Ce n’est pas tant alors la réaction, ni la conservation, que la figure active et presque militante du contretemps qui l’emporte. Il n’est pas question d’un retard esthétique jugé après-coup (ce qui intéressait par exemple Bourdieu dans sa théorie de la valeur littéraire[20], mais du choix hétérodoxe de ce dont on veut être le contemporain.
Une déconsidération du présent vient entacher ce que J. Schlanger appelle le principe de mémoire dans la vie des œuvres : “le temps chronologique de l’histoire […] déploie un passé linéaire, un passé étalé où ce qui a eu lieu il y a vingt siècles est plus loin que ce qui a eu lieu il y a un siècle. […] Dans l’actualité de la mémoire, le passé n’est pas une distance, et le règne du voisinage n’est pas organisé par le calendrier”[21]. Montherlant en fait en effet une position volontaire : Il faut être de son époque ! tranche la midinette. Je réponds seulement : Au nom de quoi cet impératif ? […] car, au jugement de la raison, comme au jugement de la morale, cela n’est pas soutenable. […] Les journaux, les revues d’aujourd’hui, quand je les ouvre, j’entends rouler sur eux l’indifférence de l’avenir[22]. Contretemps, voies parallèles, tout un imaginaire de la dissidence temporelle se déploie, et la préférence des deux âges classiques sur le contemporain s’exprime sans embarras : “Eh bien, si je ne réponds pas à ces lettres, c’est parce que ces questions sont sur une route où je ne vais pas” [23]. (Montherlant, Essais critiques, nrf). Ce que Montherlant dit ici de lui-même, il le formule dans un article sur Barrès en 1925 où il pose à propos du maître un semblable diagnostic : “Et comment ne pas se souvenir de sa lettre sur Proust, dans le numéro spécial de la Nrf, après la mort de celui-ci, lettre par laquelle il crie de toutes parts que Proust ne l’intéresse pas, qu’il ne l’a pas lu, qu’il ne le lira jamais ? Imprudent Barrès !”[24]. “Il goûtait, précise Montherlant, une jouissance de délicat dans ce désaccord”. Désaccord : le mot est essentiel, qui mêle le sentiment d’un décalage temporel et celui d’un conflit de valeurs. “Barrès le démon”, dit encore Montherlant dans un essai inspiré de la lecture de Delteil ; le démon c’est-à-dire en fait celui qui refuse le “sens de l’histoire” : Barrès appartenait en effet aux yeux de son cadet au type même des hommes qui, “pouvant prêter à des hypothèses différentes sur eux-mêmes, restent un problème pour la postérité, dont ils captivent la curiosité et l’imagination”[25]. Il y a un ethos de l’arrière-garde, c’est-à-dire du contretemps militant, c’est le désir systématique de se “désolidariser” (le mot est très présent dans les essais de Montherlant[26]. Dans l’essai qu’il lui a consacré pour Faux pas, à propos de Service inutile (1942), intitulé “De l’insolence considérée comme l’un des beaux-arts”, Blanchot transpose à son tour dans l’ordre éthique ce décalage des temps, ce “désaccord” comme Montherlant le dit de Barrès : “un moyen d’être égal à soi et supérieur aux autres dans toutes les circonstances où les autres semblent l’emporter sur vous”, la “volonté de repousser le convenu, le coutumier, l’habituel”, une “promptitude d’action” qui “triomphe, par la rapidité, d’un ennemi puissant, mais lourd”; la “juvénilité”, “une manière de rejeter le monde qu’on méprise, d’affirmer une aristocratie incontestable” dans l’instant[27]. C’est également ce que Delteil avait retenu de Montherlant dans un essai de 1930, usant d’une métaphore d’ailleurs très gracquienne : “Quelle franchise hautaine et narquoise chez ce Montherlant, ce ton de supériorité qui affole les imbéciles, cette simplicité qui affole les mandarins ; nulle prose autant que la sienne ne me donne l’idée du gouvernail.”[28]. Voilà énoncé l’argument anti- intellectualiste qui chez Delteil et Montherlant se formule au profit du naturel, de la simplicité, du mâle, du nietzschéisme, de la supériorité, de la force. La marge est le correspondant axiologique du contretemps, tout comme l’exil. À l’image de ce qu’il dit de Barrès, Montherlant choisit la fidélité au passé contre l’évaluation du présent : “Tous ceux que Barrès nomme ses “intercesseurs” sont excellents. […] Il est moins sûr pour les contemporains”[29]. Et parmi ces contemporains, il prend exemple sur les solitaires, marcheurs à contre-courant : Élie Faure, Romain Rolland, Benda, Delteil, le Gide de Corydon, de Si le grain ne meurt et des Retours d’Urss : “On reconnaît l’homme libre à ce qu’il est attaqué simultanément ou successivement par les partis opposés”[30]. Ainsi que l’explique J.-F. Domenget, “Montherlant voue une affection particulière à celui qui s’isole en rompant avec son propre parti sans se concilier le parti adverse”[31], à l’écrivain lâché par son propre camp.” Ce thème de la marge s’est déplacé vers la gauche au cours du siècle, et s’est traduit non plus dans les termes moraux de l’exception mais dans le registre esthétique de la subversion. On est loin de la thématique, tardive dans le siècle, de la différence : la marge pour Montherlant n’est encore qu’exemplarité de l’exil, de la solitude ou de l’écart, de l’homme au-dessus et rare, et non de l’homme autre; c’est pourquoi je resterai prudente sur la formulation d’une “autre avant-garde” pour cette critique de droite.
La pratique volontaire de l’anachronisme et du contre-courant, le choix d’un passé et la décision hautaine d’un présent sont pourtant compatibles avec certains traits du modernisme, voire avec les positions de l’avant-garde, que Montherlant croise en effet à quelques reprises dans les années 1930; “le modernisme a moins fait table rase des modèles qu’il n’a tenté d’établir avec eux un nouveau rapport”, précise d’ailleurs W. Marx[32] qui décèle dans l’avant-garde et l’arrière-garde la “même quête d’une fidélité supérieure à la tradition” et, pourquoi pas, les deux faces d’une même médaille. Montherlant incarne de ce point de vue certains traits indécidables de l’avant et de l’arrière-garde. Dans ce moment militant, les prises de position sont réversibles, et le solitaire Montherlant ruse avec les idéologies, s’affiliant par exemple à la fois à Taine et à Nietzsche qui sont pourtant devenus au début du siècle deux modèles antagonistes, opposés à l’envi par la critique, d’écriture de la pensée. Parlant de Nietzsche, d’ailleurs, on a affaire à une figure que se disputent aussi bien les surréalistes que l’arrière- garde ; la référence à Nietzsche peut être retournée comme un gant, qui offre des arguments aux deux bords pour la déconsidération du présent, qu’elle aille dans le sens de la prospection et de la projection révolutionnaire, ou dans celui de la rétrospection, de la conservation et de la nostalgie du passé[33]. Comme les surréalistes encore, Montherlant manifeste une véritable haine de la “Littérature” au profit de la vie, et une évidente préférence de “l’homme” sur l’écrivain; Drieu dit ainsi de lui en 1923 : “Henry de Montherlant est un homme”[34], comme il le dira de Malraux en 1930 dans la Nrf : “l’homme nouveau”. Avant-garde et arrière-garde partagent un même principe de protestation, un même lyrisme hautain, un ethos tout aussi provocateur : la “confession dédaigneuse” de Breton[35], n’a par exemple rien à envier à l’aristocratisme de Montherlant; à cet égard, “la composition sociologique des groupes d’arrière- garde n’est pas nécessairement distincte de celle des avant-gardes”[36]. La revue Europe d’un J. Guéhenno pris entre un humanisme exigeant et un engagement prolétarien, voit d’ailleurs Montherlant, en des termes assez nietzschéens, comme l’un de ces conservateurs dont l’œuvre possède une charge critique[37]. Montherlant a pour sa part théorisé cette réversibilité, à travers la notion critique de “syncrétisme”, véritable sésame de son jugement esthétique, que représente par exemple idéalement la période de la Renaissance et qui aboutit au choix des “meilleures époques de l’histoire de l’Europe”[38]. Cette collusion inattendue avec la modernité (à moins que ce ne soit déjà un refus conjoint du neuf et du vieux), on la retrouve dans un article de 1928 qui la transforme discrètement en mouvement dans le temps : “Acheminement vers Gide”; ce texte semble apporter un contrepoint et une réponse à un autre article qui avait paru en 1925 : “Barrès s’éloigne”; l’articulation de ce mouvement d’approche et de ce travelling arrière, respectivement incarnés par l’essai sur Gide et les écrits sur Barrès nous offre ainsi un deuxième registre d’hétérochronie, celui de l’éloignement. La figure de l’éloignement, de la rétrospection à l’acheminementCette première acception de l’éloignement, notion propre à Montherlant et figure même de son rapport au passé, est le pan actif de l’anachronisme, celui qui a pour corollaire non la réaction mais le réacheminement. C’est, si l’on veut, le moment moderniste de Montherlant, une très brève période de synchronie, entre 1925 et 1930 pendant laquelle il est, comme le dit J.-F. Domenget, “à l’unisson de son temps”[39] : campé dans le présent, il voit se constituer les anachronismes, et s’éloigner à l’horizon les œuvres du passé en une sorte de travelling arrière; il sait par exemple que Barrès s’en va. C’est d’abord le calme point de vue de la rétrospection, dans une sorte de vision héraclitéenne du temps littéraire qui semble assurer le jugement; ainsi que Montherlant l’écrit dans “Barrès vu en 1925” : “Aujourd’hui que l’œuvre de Barrès est terminée, nous pouvons en voir le trait essentiel”[40]. Cette sérénité de la position critique n’est que le point de départ d’une réflexion persistante sur l’anachronisme qui va occuper toutes les interventions de Montherlant sur Barrès. L’essai qu’il consacre au grand aîné en 1923, année de la mort de celui-ci, en formule les termes : dès l’instant où il meurt, “Barrès commence son rôle d’outre-tombe”[41], Montherlant le voit reculer, devenir anachronique. Cet essai s’écrit fictivement devant le cadavre de Barrès en une sorte de théâtralisation grandiose du mouvement des siècles. L’œuvre apparaît derrière, distincte et close, vêtue soudain d’une autorité qu’aucun prestige terrestre ne lui eût donnée […] Tout s’arrête ? Oui, et tout continue. Un second Barrès, chef-d’œuvre de la volonté et de l’industrie humaines, se détache de son créateur et s’engage dans une aventure immortelle. […] Le Barrès de l’histoire, qui en une seconde, d’une aile terrible, a rejoint ses pairs derrière les siècles, s’est fixé dans le même recul qu’eux, est devenu un morceau du passé national, lui qui, il y a dix heures encore, était un homme qui avait mal dans le bras gauche, qui se courbait en deux[42]. Ce spectacle est une vision de tombeau; mais une telle mort est, si l’on peut dire, active parce qu’elle permet l’expression d’une affiliation où le fils crée le père, comme dans l’essai que Victor Hugo avait au siècle précédent consacré à la traduction de Shakespeare par son propre fils : “C’est à nous désormais de le remettre au monde” (et “Vite”, répétera Montherlant à la page suivante). Un passé est apparu, voici “née la paternité spirituelle” proclame-t-il, “tout ce qui est grand est mon père. Inutilement.”[43]. Deux ans après, en 1925, c’est le fameux “Barrès s’éloigne”. L’article est écrit en réponse à une enquête des Nouvelles littéraires sur Barrès dont la question semble formulée selon le souci même de Montherlant : “Avec le recul de deux années, je voudrais que vous précisiez votre position devant l’œuvre et devant l’homme”. La réponse de Montherlant commence à constituer l’éloignement en nostalgie, et le jugement critique aiguisé par le temps en lucidité amère : “D’année en année changent nos “positions” à l’égard des êtres, des idées, des problèmes”; “si après deux ans je pense toujours que Barrès est notre plus grand écrivain dans ce premier quart de siècle, je me satisfais moins aujourd’hui de sa vie publique”[44]. Poursuivons le travelling chronologique : quelques années plus tard, en 1933, année anniversaire de la mort de Barrès, Montherlant conserve la position mi- sereine mi- romantique de la rétrospection et le regard du voyageur sur les lointains dans “Dix ans après” : “Les œuvres des grands morts sont comme des montagnes lointaines. […] Clignons des yeux et voyons de Barrès ce qui en reste visible dans ces limites de la gloire”[45]. On trouvera la même figure beaucoup plus tard, en 1959 à propos de Racine : Racine, dit alors Montherlant, “s’éloigne et s’éloignera”[46]. Une comparaison entre Racine et Shakespeare et un jugement très contourné, plusieurs fois converti, manifestent pleinement la réversibilité de l’éloignement, à la fois signe de valeur ou de dignité de la tradition et amertume de la disparition : Shakespeare a parié sur l’actuel, comme Racine a parié sur l’éternel. On peut sans paradoxe annoncer la victoire de Shakespeare, le jour où le public d’élite que demande Racine aura disparu, où le marbre de sa langue subira l’érosion du temps. Dans le ciel littéraire, l’un occupe une place immobile, mais son éclat ne fait que diminuer. L’autre apparaît, s’éloigne, se laisse oublier, mais peut toujours nous surprendre par son retour fulgurant[47]. Et pourtant… “Il y a plus d’honneur à être un art mort, qui est mort de ses beautés, qu’à être un art vivant, qui ne vit que par sa grossièreté”[48]. Car le jour où cet art disparaîtra, disparaîtront toute une culture et toute une conduite. Cette question vive de l’anachronisme, question douloureuse de la survie et non plus revendication du contretemps, Montherlant se la pose aussi pour soi-même, s’interrogeant sur l’opportunité de la publication de ses écrits passés, peut-être dépassés, et déclarant une indifférence résolue à l’idée de retard ou au sentiment de péremption. C’est toujours la figure du “vu en”, mais retournée désormais en auto-scopie.
Montherlant multiplie en effet les préfaces et les gestes d’évaluation de son propre passé, et écrit par exemple dans ses Carnets[49] que son “œuvre a ses parties mortes”. Déjà à l’occasion de l’essai sur Barrès de 1925, il mesurait la pertinence de sa propre réflexion, manifestant un goût hautain de l’instant qui résonne à l’évidence avec les analyses consacrées par Thibaudet à Barrès lui-même : “Voilà mon opinion, à l’heure où j’écris. Elle ne vaut que pour moi. Elle ne vaut que pour l’heure où j’écris”[50]. Sur Paul Morand, dans un article de 1927 intitulé “Et vite”, il écrivait aussi : “Si le poète sent ce besoin de se renouveler, d’alterner, c’est parce qu’il use rapidement, c’est parce qu’il brûle les sentiments et les positions intellectuelles”[51]. C’est dans les préfaces successives à Un Voyageur solitaire est un diable que le regard inquiet sur son propre éloignement ou sa propre capacité de survie esthétique se formule le plus clairement. En 1939, une première réflexion pose le problème : […] la plupart des sentiments et des opinions [que ces textes] expriment non seulement ne correspondent plus aux sentiments et aux opinions actuels de l’auteur, mais ils les heurtent. […] c’est un des mensonges de l’art, qu’il donne l’apparence de la durée à ce qui fut d’une heure et peut-être d’un instant[52]. Mais il y a des anachronismes plus graves, et si la préface de 1961 restera dans ce registre en se posant le problème de la vérité du moment, celle de 1939 poursuit tragiquement en faisant face à l’actualité de la guerre. “Le Voyageur pose un second problème. Ces pages sont prodigieusement inactuelles. Qu’est-ce que ce monsieur qui vient nous embêter avec ses crises, ses mélancolies, ses caracoles, dans la dure Europe de décembre 1939 ?”[53]. La réponse est aussi rapide que l’interrogation est grave : Montherlant cite Chateaubriand et répond par l’éternelle leçon des vanités à la question de sa propre permanence : “L’individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements”[54]. Il hésite ainsi entre hyper conscience et inconscience de l’histoire. Le souci sera le même pour Service inutile, quelques années plus tard. On peut ici comparer avec profit la position de Montherlant à la réflexion menée par Larbaud dans “Actualité”, en 1928, où l’auteur de Barnabooth force le temps ou le pouvoir de péremption des œuvres pour faire de l’anachronisme un cas particulier de regard, un instrument critique, ce que Montherlant ne fait jamais véritablement : Essayer de tout voir comme démodé, périmé. […] Les livres, par exemple, et ceux-là même que nous admirons le plus, épier la formation de leurs premières rides, découvrir et distinguer le caractère d’époque dont ils sont marqués, prévoir l’aspect que les meilleurs d’entre eux auront comme monuments de la langue dans laquelle ils sont écrits, comme textes anciens[55]. La figure de l’“encore une fois”, ou l’espoir de la rémanenceL’éloignement peut en effet prendre à l’inverse les accents de la conservation, et du sentiment de la corruption, obligeant le critique à se cramponner à ce qui demeure, sentiment déjà présent dans les premiers essais sur Barrès : “Je me fais l’honneur d’être un de ceux qui l’entretiennent en vie”[56]. On voit ainsi sous un autre jour cette réversibilité des situations du fils et du père exposée dans un essai cité plus haut : “c’est à nous de le remettre au monde”. Au sens propre, et en revenant à l’image militaire, l’arrière-garde a pour rôle de couvrir les arrières, et c’est ici ce que fait Montherlant pour Barrès, après s’être éloigné de lui. C’est une troisième figure, l’impression de voir les œuvres détruites par une sortie forcée hors du temps, par une péremption assassine, et c’est, là encore, le titre d’un essai sur l’écrivain préféré : “Barrès qu’on éloigne”. Barrès est non pas devenu anachronique mais rendu anachronique par “ceux qui font les réputations” et auxquels Montherlant voue une véritable haine. C’est le pan passif de l’éloignement, une autre façon de se rapporter au passé. Cette transformation du motif de l’éloignement fait clairement passer de l’arrière-garde militante à la réaction menacée, à une figure passive de la perte, et aux grands scénarios de la décadence et du complot. “Barrès, qu’on éloigne”, donc ; la variation en forme de clin d’œil et d’auto-citation sur le titre de 1925 est très efficace ; ce qui pouvait passer pour un geste de détachement est désormais présenté comme un saccage : “aujourd’hui on l’éloigne, il est maintenu à l’écart. Le silence qu’on a entassé sur Barrès depuis dix-huit ans, on l’épaissit encore”[57]; mais “quels sont ceux qui ont donné la consigne du silence ?”, poursuit Montherlant. Déjà dans son premier essai sur Barrès en 1923, malgré la sévérité et la réversibilité de l’analyse, il laissait entendre une imposture du présent : “dédaigné par notre mode, moqué, ou plutôt passé sous silence par une racaille de gâcheurs d’encre”. Le scénario de la traîtrise passe en fait ici par une comparaison avec Péguy : “Barrès fit beaucoup en faveur de Péguy”, et “dans l’infertile outre-tombe”, voir un protégé qui réussit, “Dieu ! C’est mourir une seconde fois”[58]. Montherlant vise donc désormais “l’influence anti-barrésienne”; à l’image de Barrès, il se “résume en une phrase : “Rester seul, délibérément, dans une société où chaque jour davantage votre intérêt évident est de vous agréger, c’est cette forme d’héroïsme que je vous convie ici à saluer”[59]. Par choix délibéré ou par une étonnante ironie du sort, l’essai qui suit ce “Barrès qu’on éloigne” dans le recueil est une étude à un tout autre propos intitulée… “Celui qui a manqué le coche”, qui rappelle certains titres de l’Histoire de la littérature de Lanson, dont cet “Attardés et égarés” qui désignait quelques écrivains du XVIe perdus au XVIIe siècle (Agrippa, Racan, les précieux). Obsédé par les injustices du jugement littéraire comme l’a noté J.-F. Domenget, Montherlant s’en remet alors aux grands scénarios de la décadence et du complot. Il range par exemple Suarès, en 1964, parmi “les vrais écrivains maudits […] ; Byron, Lamartine, d’Annunzio, Suarès, Élie Faure, Paul Fort, Benda, etc.”[60]. Même défense au sujet de Delteil, dans un texte significativement intitulé “Justice pour Delteil”, qui mêle le constat du silence aux injures ordurières lancés aux “cervelins”, à “tous les hommes à sang gris” qui apparaissent comme de véritables fossoyeurs : “On a voulu enterrer une certaine littérature d’après-guerre”[61], précise Montherlant. En 1950 paraît un “Barrès lapidé”, nouvelle aggravation du sentiment d’éloignement. L’essai porte sur la “haine” que Gide et Valéry ont vouée à Barrès, et l’on y assiste au retour d’une idée profondément suspicieuse, aux accents paranoïaques, de la fabrique de l’histoire littéraire : Je ne soupçonnais pas comme cela allait plus loin, ni quelles vastes forces de haine y étaient engagées. Mais combien de gens l’auraient soupçonné, et qui donc écrira une “Histoire secrète de la littérature française”? Le public ignorant et jobard y apprendrait le pourquoi des réussites et des échecs[62]. Trois ans après, Barrès est décrit comme définitivement lâché, abandonné ; c’est la vérité que martèle l’essai intitulé “Barrès vu en 1953”, qui manifeste toujours la nécessité d’un point d’ancrage du regard et d’une hyper-conscience de l’histoire, conscience qui peut cependant aussi s’aveugler. Barrès est devenu “chef dans sa nation de la caste des parias”[63]; sa “situation littéraire” est “très basse parce qu’il y a près de trente-cinq ans qu’on s’emploie à la ruiner. L’opération ne fut d’abord que de commando; puis tout le monde s’y mit par bon ton”[64]. Montherlant se fige ainsi en un passé dont l’essentiel est la permanence : “Ce qui m’est personnel dans son “message” reste exactement ce que c’était au lendemain de sa mort”; “De l’abandon où il serait aujourd’hui j’ai eu une image de prévoyance”[65].
Deux modèles essentiels, comme on le voit, dans ce tableau des injustices : le grand récit de la fin de l’histoire, unique modèle historiographique mobilisé par Montherlant (et l’histoire n’en finit pas de finir, si l’on écoute avec lui “ces plaintes de la fin, ces horribles honneurs de l’après-fin”[66]; et le thème du complot, mené par l’Université ou les politiques sans considération du public : “Dans ladite France précitée, un écrivain, pour survivre, doit avoir avec lui : 1° une chapelle puissante, 2° le gouvernement, 3° la Sorbonne, et les manuels littéraires qui s’inspirent d’elle, 4° des héritiers actifs et bien placés. “Mais le public” ? Peu importe le public. Si l’auteur défunt n’a pas avec lui ces quatre supports, le public finira bien par se lasser”[67]. L’attention du critique se fixe alors gravement sur le silence “dans lequel sont enfouies à tout jamais d’innombrables œuvres du passé et du présent”[68]. Le silence est pourtant lui aussi réversible, et cette fois dans l’ordre de l’élection. Sur Battling Malone, par exemple, il permet d’éviter la corruption du présent : “En lisant ce livre, écrit hors de toute mode, écrit avant la mode […] on se dit qu’un certain silence, autour de cette œuvre, la laisserait pure comme son auteur est resté pur, et que parfois, eux aussi, à l’encontre de ce qu’on pourrait penser, les livres heureux n’ont pas d’histoire”[69]. La même consolation avait été formulée à propos de d’Annunzio : “On a souvent répété que d’Annunzio, dans ses expéditions aériennes de la guerre, avait cherché la mort : elle lui eût épargné cet âge où “il est dur d’avoir à rendre compte de ce qu’on a été à des hommes avec lesquels on n’a pas vécu” (Caton l’Ancien)”[70]. Mieux vaut parfois garder silence, donc. C’est une nouvelle et ultime façon de se dresser “devant le temps”, figure de l’à-rebours, voire de l’arrêt, tellement moins active encore que la rétrospection, crispation, solitude des braves et des derniers représentants d’une éternité, espoir en l’impossible rémanence, espoir de la restauration ou de l’”encore une fois”; cette expression est d’Adorno, qui l’utilisait dans le grand parallèle qu’il avait établi entre Schönberg et Stravinsky pour faire le portrait de l’avant et de l’arrière-garde : l’espoir que ce qui est autrefois advenu advienne “encore une fois”, la confiance tragique en une rémanence des événements, la certitude que ce qui a paru doit reparaître, cet espoir était aux yeux d’Adorno la figure même de la conservation. La valeur positive n’est alors pas le neuf, mais l’exemplaire, ou, plus prosaïquement, ce qui a déjà fait ses preuves et s’offre à la manière des exemples narratifs comme modèle pour le présent. “Barrès, tel qu’il est, demeure exemplaire”[71], déclare Montherlant. Vincent Kaufmann peut nous aider à formuler les aspects politiques de cette exemplarité : “Le projet avant-gardiste implique la réinvention de la communauté par des moyens politico-esthétiques […]. Il en va bien sûr tout autrement de l’arrière-garde, pour laquelle les fondements de la communauté sont intouchables parce que infiniment antérieurs à elle-même. La communauté n’a pas à être réinventée, mais à être restaurée”[72]. L’éternité à laquelle en appelle via Montherlant l’arrière-garde est romaine (avec Maurras) et française (contre la germanophilie des surréalistes, et le passage de la philosophie française de son temps au sas des références nietzschéennes puis husserliennes). Ce nationalisme est réactif : il réagit contre ce qui corrompt, et réagit d’autant mieux quand l’avant-garde est devenue hégémonique ; la réaction peut alors apparaître comme une situation d’anticonformisme, qui n’a pourtant rien de subversif. L’espoir, ravalé comme des larmes, était donc que “l’éloigné” redevienne actuel, ce que Didi-Huberman appellerait un “événement de survivance”[73]. Racine plutôt que Shakespeare dont pourtant Montherlant avait souligné les différences d’actualisation. Plus que jamais c’est la déconsidération du présent, par exemple à propos de Don Quichotte en 1961 : “La terreur dans les lettres tend vers la dimension planétaire, seule digne de notre “bel aujourd’hui””. C’est aussi le thème de la fatigue, que l’on verrait ressurgir par exemple chez Barthes dans La Préparation du roman. La marge se transforme en minorité menacée, abandonnée, saccagée par le temps présent, et devient par là même signe de valeur. Ce n’est plus seulement l’œuvre de Barrès qui fait figure d’ombre vespérale, le monument étant écarté, c’est Montherlant lui-même : Ainsi les hommes de mon espèce parleront de plus en plus une langue incomprise du grand nombre. Leur pensée solitaire monte et ne s’étend pas, comme ce fil de fumée qui s’élève dans le désert, au crépuscule, des feux des nomades ; ce fil pur et perdu, mince amarre entre la terre et le ciel[74]. C’est en effet ce que figure l’arrière-garde dans l’esprit de ses pourfendeurs, une minorité, quelques individus solitaires et une espèce en voie de disparition, en décrochement avec le cours du temps, mais aussi avec le public. Du fait de son anti-intellectualisme, ainsi que l’explique V. Kaufmann, l’arrière-garde est en effet “privée d’un certain théâtre intellectuel”[75], privée de scène. De là le choix espéré comme salvateur, et accompli pour sauver la face, d’une autre relation au public ou à la communauté : il faut compter le public pour rien, ne plus se poser la question de la postérité, entrer dans l’avenir comme dans la mort du temps, se tenir à l’écriture comme au bord du Déluge : “je fais mes œuvres comme le pommier ses pommes : le pommier ne s’intéresse pas si ses pommes seront ramassées”[76]. Cet échec de l’”encore une fois” est aussi actif, précipité, volontaire, car Montherlant s’est sans doute aveuglé sur sa propre capacité à produire une généalogie, se dressant dans un présent infertile, indifférent au déploiement de son œuvre dans celle de ses cadets. Les silences de Montherlant sont de ce point de vue assourdissants. En Camus, par exemple, la constellation Barrès-Grenier-Méditerranée-Nietzsche, le goût pour “l’instant”, “l’homme” comme mot-clé étaient là pour produire l’idée d’une “série”, pour reprendre le terme de Thibaudet. Nouvel écho, pour mon parcours, avec un souvenir de Gracq guide suprême pour cette navigation à vue dans les eaux profondes et les courants littéraires, on l’aura perçu , qui revient dans ses essais critiques sur la promesse de continuité qu’a un temps représentée Camus : “Lorsque ces deux chemins parallèles semblent un moment se couper, comme ce fut le cas curieux d’Albert Camus, on dirait qu’on voit un instant s’ouvrir la perspective de la fin d’un schisme”[77]. Mais Montherlant ne s’est pas reconnu dans ce nouveau présent ; il n’a rien écrit sur Camus. Ce silence et cet aveuglement sur la constitution, au présent, d’une série, c’est-à-dire sur la vision de soi-même comme élément de ce qui pourrait devenir un “passé pertinent”, signent l’échec de la rémanence. En 1953, Montherlant manifeste tout son désintérêt pour ceux-là même qui se sont reconnus en lui : “si ces sentiments sont communs dans les Lettres françaises d’aujourd’hui, tant mieux”. Camus avait pourtant offert la possibilité de la filiation, dès 1939 : “Montherlant est un des trois ou quatre grands écrivains français qui proposent un système de vie, ce qui ne paraîtra ridicule qu’aux impuissants, et qui disposent d’une échelle de valeurs personnelle”[78]. C’est alors que peuvent intervenir ce que Jean-François Domenget appelle, pour le parcours de Montherlant, les “mythes consolateurs” : la Belle Époque et la guerre de 14, “deux mythes personnels qui lui servent à la fois à juger son temps et à s’y soustraire, mais qui lui interdisent aussi de le comprendre”[79]. Deux points exemplaires du temps donc, deux faces d’une tradition, qui se substituent pour finir à ce que Montherlant conçoit comme l’horreur du présent. Les thèmes et les formules deviennent obsessionnels et fournissent autant d’images et de mots consolants pour les “temps infâmes” (c’était le premier titre envisagé par Montherlant pour Le Treizième César : “Pour les temps infâmes”). En un aller-retour d’un bout à l’autre du siècle, c’est-à-dire en un mouvement désormais nettement réactionnaire, l’œuvre critique revient à ce par quoi elle avait commencé. En 1965 Montherlant rédige en effet une préface à la réédition de La Sainte-Face d’Élie Faure par Pauvert, qui est l’occasion d’un retour sur le thème de Verdun, mais aussi d’une réflexion sur le temps (Montherlant choisit ici un sens singulier de l’adjectif “historique” contre son sens courant… “Pas d’histoire”, décidément) qui se fait en toute inconscience de son passage : ce que Montherlant ici appelle l’Histoire, la France “historique”, c’est l’exemplaire devenu intransmissible à force d’idéal : Ma pente personnelle est de croire que la France “historique”, au premier sens de cet adjectif, est morte en 1916. Si je débute ici en notant avec force cette date, c’est qu’elle est celle où fut écrite La Sainte Face. Date sacrée, pour un homme de mon âge. Du moins la seule date sacrée de la France, si le sacré doit être aussi le pur, entre 1914 et 1965[80]. Fidélité à soi-même, certes ; mais le siècle a passé, et la défense d’Élie Faure qui était dans les années 1920 le choix d’un présent contre un autre, geste hautain de décision de ce qui dans le contemporain vaut la peine, geste puissant d’anticonformisme, cette défense est désormais le signe du ressassement d’une image impartageable[81].
Pour conclure, revenons rapidement sur la notion d’arrière-garde et sur l’idée qu’elle permet de se faire du temps littéraire; si l’avant-garde se détermine, d’un point de vue chronologique, par une logique de rupture (une discontinuité chronologique) et par l’existence d’un cran d’avance sur l’évolution littéraire (l’avant-garde défendant des valeurs précisément avant qu’elles ne se transforment en lieux communs), alors l’arrière-garde se définirait par une logique de continuité chronologique, de conservation, et de retard. C’est la symétrie vers quoi nous oriente d’ailleurs la métaphore militaire : l’avant-garde correspond aux forces qui marchent en tête de l’armée, l’arrière-garde à celles qui ferment la marche, il est entendu qu’elles participent d’un même mouvement et vont dans le même sens, posant essentiellement un problème de délai, d’”attardement” dirait Lanson, comme celui de Montherlant prostré devant le cadavre de Barrès. Pourtant les hétérochronies très diverses que l’on a observées dans le discours critique de Montherlant (contretemps, éloignement, espoir de rémanence…) suggèrent plutôt que l’arrière-garde produit un point de vue autre sur l’histoire littéraire, qui enveloppe cette logique du retard ou de la réaction mais ne s’y réduit pas, et espère d’autres façons d’écrire cette histoire : elle décide de ce qui lui est contemporain, et qui n’est pas forcément l’actuel (faisant un pas de côté et non un pas en arrière) ; plutôt que le maintien d’une continuité c’est la fidélité à un état ancien (et parfois très ancien, depuis longtemps inactif) de la littérature et de ses valeurs qui l’anime, auxquels elle donne le nom d’éternité. Pour écrire une histoire à son usage, elle convoque les modèles de la répétition, de l’immobilité, de la lenteur et de la décadence, mais aussi de la rupture (en l’occurrence de la réaffiliation[82], qui est moins une régression qu’un retour, et une certaine façon de se rapporter au passé). En cela l’arrière-garde ne présente parfois pas plus d’anachronisme que les décisions d’avant-garde : en rêvant le temps de la rémanence contre celui de la révolution, l’œil fixé dans le rétroviseur (c’est ce que Sartre écrivait de Baudelaire) plutôt que perdu à l’horizon, les arrière-gardes permettent de ne pas centrer le regard sur les ruptures et le sentiment de progrès. Montherlant cependant semble être allé beaucoup trop loin dans l’à-rebours. “J’aime finir”, déclarait-il. Et, s’il a effectivement manifesté la pleine conscience de cette coïncidence d’asynchronies qu’est le temps des lettres, au détour d’un article 1966, c’est dans une formule qui respire tout aussi bien la morgue irréconciliable de l’exilé volontaire et définitif : “Le théâtre d’avant-garde, le théâtre moderne d’esprit classique, les pièces du temps passé “classées chefs-d’œuvre”, et le théâtre du Boulevard doivent continuer de cœxister sans cesser pour cela de se mépriser entre eux”[83]. Notes
[1] Jean-François Domenget, Montherlant critique, Genève, Droz, 2003. Les citations d’articles non repris en volume dans les œuvres de Montherlant sont tirées de cet ouvrage qui en a remarquablement constitué le corpus, comme il sera à chaque fois précisé. |
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