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Articles sur Montherlant (hors presse)

108. Montherlant et la poétesse Marie Noël (1883-1967), par Henri de Meeûs

 
 

Marie Noël

“Tout est perdu de moi qui n’étais rien qu’aimante.”
(Marie Noël)

“Marie Noël est pour moi le plus grand poète français vivant”
(Henry de Montherlant)

1. Introduction

Marie Noël, pseudonyme de Marie Rouget, dite “La fauvette d'Auxerre”, est une poétesse et écrivain française, née le 16 février 1883 à Auxerre, décédée le 23 décembre 1967 à Auxerre également où elle est inhumée.

Marie Noël naît dans une famille très cultivée et peu religieuse, de Louis Rouget, professeur agrégé de philosophie au Collège d'Auxerre et de Marie-Emilie-Louise Barat. Elle reste célibataire et s’éloigne très peu de sa ville natale. Sa vie n'en fut pas si lisse pour autant : un amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand amour qui ne viendra jamais), la mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme), les crises de sa foi… tout cela sous-tend une poésie aux airs de chanson traditionnelle. À sa mort, elle lègue son œuvre à la Société des Sciences Historiques et Naturelles de l'Yonne. Cette société savante gère et étudie son œuvre à travers de nombreuses publications.

Femme passionnée et tourmentée, elle n'est souvent connue que pour ses œuvres de “chanson traditionnelle”, au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur littéraire et la portée émotive sont pourtant bien plus fortes. Citons à titre d'exemple le poème pour l'enfant mort, véritable “hurlement” (titre d'un autre de ses poèmes) d'une mère écartelée entre sa souffrance quasi animale et sa foi en Dieu, appelant à l'acceptation (Marie Noël était profondément catholique voire mystique). Le déchirement entre foi et désespoir, qui culmine dans un cri blasphématoire aussitôt repenti, est ici particulièrement poignant. Elle obtient en 1962 le grand prix de poésie de l’Académie française.

 
 

Henry de Montherlant

2. Montherlant a toujours exprimé la plus grande admiration pour l’œuvre poétique de Marie Noël

Voici ce qu’on lit dans ses Carnets XXII, écrits en 1932, Pléiade, Essais, page 1064 :

Je lis peu les poètes contemporains, et la portée de ce que je vais dire en sera réduite. Après lecture de Les Chansons et les Heures, je dis que Marie Noël est pour moi le plus grand poète français vivant ; mettons, si l’on veut, le seul qui me touche. Cela est inégal, et une voix amie eût dû conseiller la suppression de plus d’une strophe et de plus d’un poème. Mais ce qui est bon l’est admirablement. Cela jaillit du cœur, et cependant cela est ouvré par l’art le plus attentif ; plein d’art, et cependant cela n’est jamais de la littérature. Le tour est celui de la plus vieille France; le christianisme n’y est pas agaçant. Des poèmes comme L’Epouvante, L’Andante de La Fantaisie à plusieurs voix, La Prière du poète, A Tierce, sont parmi les plus beaux poèmes qui aient jamais été écrits en langue française.”

3. Qui a fait connaître Marie Noël à Montherlant ?

Il est très vraisemblable que c'est Jeanne Sandelion, elle aussi poète, et follement éprise de Montherlant, qui lui renseigna en 1929 l’existence de Marie Noël. Voici ce que Jeanne Sandelion (1899-1976) écrit à Montherlant le 18 juin 1929 :

(…) Il y a encore un petit livre que je voudrais trop vous envoyer. Puisque cela ne vous ennuie pas, mes “envois d’office”. Cela me fait plaisir de vous faire partager quelque chose que j’aime, et j’aime infiniment Marie Noël auprès de qui je me sens bien petite. Celui-ci vous me le rendrez à Paris. Cela ne ressemble ni à Daudet, ni à Cocteau, mais je serais bien étonnée si votre “féminin” n’en était pas ému. Cela ne vous enrichira pas, et vous ne le lirez pas tout entier, car il y a bien des mots, trop sans doute. Mais cette fraîcheur, la simplicité poignante de certaines strophes, qui atteint sans peine, souvent, à une ample grandeur, ces trouvailles si pures, cette enfance, ce cœur, cette âme, ce chant final digne des grands mystiques. L’abbé Brémond, Henriette Charasson, font de Marie Noël notre plus grand poète chrétien. Lucien Descaves lui a consacré un bel article il y a quelque temps dans Les Nouvelles littéraires. C’est une simple femme (qui doit être âgée maintenant !) mais un poète élu, certainement. Je ne vous envoie pas cela pour vous enrichir, mais pour que vous l’ouvriez un soir de tristesse et de solitude, et qu’il vous soit comme ce petit oiseau. Vous savez ? Je le joindrai à mon manuscrit (…)

4. Que pense Marie Noël de Montherlant ?

On lit dans les Notes intimes (de 1933 à 1934) de Marie Noël, publiées chez Stock en 1959 et rééditées à quatre reprises ensuite, ceci, page 98 :

“On me communique – de Montherlant - une phrase bien émouvante à propos de mes Chansons. Montherlant. Il y a une quinzaine d’années, il fut attaqué devant moi. Il venait d’écrire un violent article contre ses maîtres de Sainte-Croix et l’abbé Petit de Julleville. Les dames qui en parlaient avaient de jeunes parents, élèves à Sainte-Croix. Elles aimaient la maison et s’indignaient à qui mieux mieux. Montherlant !…révolte, orgueil, impureté, doute, blasphème, ingratitude, jeune homme perdu, jeune homme damné… “Peut-être, dis-je, sa nature exceptionnelle ne fut-elle pas très bien comprise.
- Pas comprise ! L’abbé Petit de Julleville ! le grand éducateur catholique ! cette expérience ! Il a deviné Satan. Il a rompu.
- Dieu n’a pas rompu.
- Mais qu’espérez-vous ?
- Rien. Je crois que Montherlant est de l’espèce d’étoffe dont Dieu fait parfois Augustin, Rancé, le Père de Foucauld. Dieu attend au tournant l’Homme de Désir.
- Vous croyez qu’il reviendra, qu’il se convertira ?
- Je ne crois rien. Je prie pour lui. Il a une rude montée à faire avec sa croix.
- Quelle croix ?
- Lui-même. Il est grand.”

5. Dans le livre de Jean-François Domenget, Montherlant critique, paru chez Droz en 2003, où sont analysés les jugements littéraires de Montherlant à l’égard de nombreux écrivains du XXème siècle, on lit ceci, page 305 :

Montherlant n’attend pas des femmes dont il apprécie les écrits qu’elles répondent aux stéréotypes de “l’éternel féminin”. Aussi les journalistes s’inquiètent-ils du féminisme d’un auteur qui jusqu’alors ne les avait pas habitués à ces discours. La surprise est d’autant plus forte que Montherlant déclare non seulement se sentir en sympathie avec les femmes, mais choisit de défendre des poétesses, des romancières qui sont aux antipodes de ce qu’il est lui-même et de l’image qu’on se fait de lui.

Ainsi Marie Noël. En 1929, il se dépeint sous les traits d’un de ces “grands viveurs sentant fort les sept péchés capitaux, menant sous le masque une aventure de violence, de jouissance et de facilité” (Essais, Montherlant, Pléiade, page 404).

Or l’été de cette même année, Jeanne Sandelion lui recommande le recueil de Marie Noël Les Chansons et les heures que Montherlant lit aussitôt : “Feuilleté d’abord Marie Noël et puis lue en entier jusque tard dans la nuit. Et écrit sur elle un assez long article (2 pages, plus les citations) mais très chaud. Il y a des choses admirables !” (Lettre à Jeanne Sandelion, août 1929). Jugeant qu’il ne fait que répéter ce qu’on a déjà écrit sur elle, il ne publie pas cet article mais, cet été-là, il lit trois fois Les Chansons et les heures. Dans la presse, mais aussi dans ses Carnets, il fait alors l’éloge de Marie Noël à qui il voudrait “donner quelques lecteurs de plus”, car “nul n’écoute, ou un si petit nombre”. La substance de cet article, il l’intègre à celui que, l’année suivante, il consacre au roman de Jeanne Sandelion, L’Age où l’on croit aux îles (1930). Il cite (de Marie Noël) “quelques vers admirables” de Prière du poète et d’Andante qui comptent d’après lui, avec L’Epouvante et A tierce, “parmi les plus beaux poèmes qui aient jamais été écrits en langue française”. Aux lecteurs de L’Echo de Paris, en 1934, à ceux du Jour, en 1935, il rappelle que le poète des Chansons est “un grand poète de chez nous, le seul à m’avoir bouleversé depuis une vingtaine d’années” (Montherlant, Sur les femmes, éditeur J.J Pauvert, p 142).

L’erreur du critique Domenget est de penser que Montherlant est aux antipodes de la poétesse Marie Noël. Au contraire, il en est très proche. Il y a une parenté spirituelle : la solitude, l’amour fou, le secret, la hantise de la mort, le désir sans remède, la fuite du monde, la famille qui étouffe, l’échec, la nuit, la peur. On comprend en lisant Marie Noël combien ces deux immenses écrivains devaient s’apprécier. Montherlant et Marie Noël sont deux poètes tragiques. La poésie de Marie Noël ne peut être réduite aux écrits d’une bigotte provinciale. Montherlant avait vu que la poétesse était l’égale des plus grands. “Je n’ai d’âme que pour l’Amour”, écrit Marie Noël, (dans Les Chansons et les Heures, page 83, Nrf). Et Montherlant : “Si je ne t’aimais pas tant, tout aurait été plus facile.” (Cette phrase est placée en tête de son roman Les Garçons).

Dans l’appendice à Carnaval sacré, texte de Montherlant inséré dans Un Voyageur solitaire est un diable, (Essais de Montherlant, Pléiade, nrf, page 457), Montherlant cite quelques vers de Marie Noël. “La pure et simple Marie Noël en dit autant à sa manière que les philosophes à la leur” :

Elle s’en est allée aimant tout au passage :
     Aujourd’hui, le beau temps,
Demain la pluie ; un jour, la chambre étroite et sage ;
     Un jour, les quatre vents.
Un jour les gens de bien, les maîtres véridiques,
     Les héros et les saints ;
Un jour les têtes à l’envers, les hérétiques,
     Les fous, les assassins.

7. L’Epouvante, poème de Marie Noël choisi par Montherlant (in Les Chansons et les Heures, de Marie Noël, Gallimard)

 
 

Henry de Montherlant

Bon appétit, cher vieux et chère vieille !
Nous voici tous les trois rompant le même pain,
A table, assis en paix. Chers vieux, avez-vous faim ?
Qu’est-ce que notre vie hier, ce soir, demain ?
Une chose longue et toujours pareille

Nos jours sur nos jours dorment sans bouger.
Nos yeux n’attendent rien en regardant la porte.
La servante va, vient, apporte un plat, l’emporte,
C’est tout…Quel froid aigu me perce de la sorte ?
Emporter tout ! Je ne peux plus manger.

Un soir, ainsi la table sera mise
A la même lueur des mêmes chandeliers,
L’horloge hachera l’heure à coups réguliers,
Et moi, seule, entre tous nos objets familiers,
J’aurai le cœur plein de brusque surprise.

Je chercherai longtemps autour de moi,
A ma gauche, toi, père, et toi, mère, à ma droite ;
J’écouterai respirer la maison étroite,
Stupéfaite, perdue et l’âme maladroite
Se heurtant partout sans savoir pourquoi.

J’essaierai d’y voir, de tout reconnaître,
Les carreaux effrités et la tenture à fleurs,
Cherchant dans les dessins du marbre, ses couleurs,
Notre passé comme une trace de voleurs,
Tel un chien qui suit l’odeur de son maître.

Et chaque profil du temps ancien,
Je le retrouverai, les yeux béants, stupide,
Considérant, le cœur trahi par chaque guide,
Tous les objets présents et la demeure vide…
- Mère, laissez-moi, je ne veux plus rien. -

Mère, toi, mère, à ma droite attablée,
Tu sortiras dehors par cette porte un jour,
Les gens endimanchés t’attendront dans la cour,
Passant au milieu d’eux, tout droit et sans retour,
Tu conduiras ta dernière assemblée.

O père, un soir, comme ces étrangers
Qu’on chasse dans la nuit, un soir de sombre alerte,
T’arrachant de ton lit, chose d’un drap couverte,
On te jettera hors de ta maison ouverte…
C’est vrai…c’est sûr…Et pourtant vous mangez.

Vous irez errants parmi des ténèbres,
Je ne sais pas quelles ténèbres, - dans un trou,
Je ne sais pas lequel…- je ne saurai pas où
Vous rejoindre et vaguant çà et là comme un fou.
Je me perdrai sur des routes funèbres.

Et vous mangez ! Tranquilles, vous portez
La gaîté des fruits mûrs à votre lèvre blême !
Laissez-moi vous toucher, je vous ai, je vous aime…
(Pardon, je suis parfois maladroite à l’extrême
Et sans le vouloir je vous ai heurtés).

Etes-vous là ? Je vous vois et j’en doute.
Je vous touche, chers vieux, êtes-vous encor là ?
Cette table, ce pain, ces vases, tout cela,
N’est-ce qu’un songe, une forme qui s’envola ?
Une vapeur déjà dissoute ?

Ah ! Sauvons-nous vite, n’emportons rien.
D’un seul pas devançant l’heure qui nous menace,
Sans regarder derrière nous, tant qu’en l’espace
Nos pieds épouvantés trouveront de la place,
Cachons-nous bien, vite, cachons-nous bien !

Que n’est-il un lieu sûr, secret des hommes,
De quoi tenir tous trois dans un pli de la nuit,
Fût-ce un cachot, où conserver le temps qui fuit !
Hélas ! Le ciel nous voit, la terre nous poursuit
Partout, la mort est partout où nous sommes.

Petite minute obscure du jour,
Ni bonne, ni mauvaise, incolore, sans gloire,
Minute, vague odeur de manger et de boire,
Tintement de vaisselle et bruit vil de mâchoire,
Minute sans ciel, sans fleur, sans amour ;

Instant mort-né dont le néant accouche ;
Place informe du temps où tous trois nous voici
Arrivés, les yeux plein d’horizon rétréci,
Mâchant un peu de viande et de pain, sans souci
Que de parfois nous essuyer la bouche ;

Petite minute, ah ! Si tu pouvais,
Toujours la même en ton ennui paralysée
Durer encor, durer toujours, jamais usée,
Et prolonger sans fin, sans fin éternisée,
Notre geste étroit de manger en paix !

8. Accusation, autre poème de Marie Noël choisi par Montherlant (in Chants et psaumes d’automne, L’Œuvre poétique de Marie Noël, 1956, pages 286-288, Editions Stock)

J’ai marché, les talons serrés par votre loi,
Au grand jour qui m’a vue… O mon Dieu, je m’accuse
D’être un mensonge à tous, d’avoir vécu par ruse
Comme un être meilleur et plus heureux que moi.

Je m’accuse… J’ai pris ce sourire, j’ai pris
Ces mains douces pour vivre et cette voix sereine
Quand mon cœur était plein de menace lointaine
Et d’ailes en colère, et d’espaces insoumis.

Je m’accuse d’avoir, aux temps sombres, haï
Les miens, ces étrangers, et d’avoir été bonne
Autant qu’une autre, ou plus, pour n’offenser personne
Qui pleure, en traversant malgré moi leur pays.

Je m’accuse d’avoir étouffé mon chemin
Quand sage, droit et sûr, le leur passait en maître
Et de m’être si fort aidée à disparaître
Qu’ils n’ont jamais surpris où j’avais soif et faim.

Je m’accuse… Sur moi je jette ce vain bruit
De sagesse pareil au leur. De son frivole
Je m’enveloppe, je me couvre de paroles,
Pour qu’ils ne trouvent pas le silence où je suis ;

Pour qu’ils ne sachent pas sous quels cieux pleins de peur
Eternelle s’étend mon errante contrée
Et derrière quels vents je leur cache l’entrée
De mon péché mortel d’orage et de douleur.

Ah ! que n’ai-je comme eux ce front juste, ce cœur
Où ne pose qu’à peine et fuit le mauvais ange,
Comme un frelon d’été qui vague et ne dérange
Qu’à peine le vieux clos où sont des pois en fleurs ?

J’aurais laissé mon âme ouverte, si j’avais
Eu dans l’âme un beau temps et de claires allées,
Mais seule dans ma nuit je me suis en allée
Comme un chien dangereux dont quelqu’un se défait.

Je suis allée au champ qui n’a plus d’horizon,
Seule, mener à mort ma folle condamnée
Et loin de tous les cieux l’ayant abandonnée,
J’ai rejoint de mon mieux les gens de la maison.

Sous leur lampe, voyez, je retaille mes vœux,
Mes dires, mes pensers, mon souffle à leur mesure
J’ai rongé tant qu’est mort de patiente usure
Ce que j’avais de trop pour habiter chez eux.

Voyez, je mêle aux leurs mes yeux, mes mains, mes pas,
Mes routes dont jamais aucune n’est la mienne
Et ce sourire où rien n’est plus qui se souvienne
D’avoir tué longtemps celle qu’on ne sait pas.

Et si ma vérité me revient en plein jour
Comme un crime échappé qui sort d’un lieu farouche,
Je cours, je la jugule et j’arrête sa bouche
De cavale sauvage à l’anneau de la cour.

(…)

Je m’accuse… Mon Dieu, toutes vous diront : “Elle est
Douce comme le ciel qui le soir environne
La maison lasse, elle est bonne comme l’eau bonne…”
O Juge, j’ai trompé ces bouches, fermez-les !

Je m’accuse…je suis la paix de ces petits,
Moi que hante en secret un loup prêt à les mordre.
A grand peine, à long sang, je me suis mise en ordre
En traversant la ville humaine…J’ai menti :

Ma vertu que voici, je l’accuse ! J’ai mis
Mon âme en vous, ce soir, ôtez-moi ce mensonge.
Seigneur, ouvrez vos mains pour que dedans je plonge
Et lave tout le bien trouble que j’ai commis.

9. Le “secret” de Marie Noël, par André Blanchet

Le jésuite André Blanchet a très bien connu Marie Noël et a beaucoup écrit sur son œuvre. On verra encore des points de ressemblance avec celle de Montherlant.

J’extrais ces lignes intitulées Le secret de Marie Noël (André Blanchet, La Littérature et le Spirituel, tome 2, Aubier, pages 229 à 231) :

Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ?
Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi.
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.

“Au plus noir de moi”. Soulignons ce mot-clef. Ce qui lui est le plus impérieusement dicté, c’est justement ce qu’elle voudrait taire, ce qui la rend confuse : sa vérité la mieux cachée, la plus troublante. Est-ce bien de moi que naissent tant de chansons folles ? demande cette vierge sage. Mais qui suis-je donc ? De là cette adjuration pathétique :

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire…

Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j’ai dit, le suis-je ?
Ce que j’ai dit est faux – et pourtant c’était vrai! –
L’air que j’ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?…Le puis-je ?

Plus tard, elle s’accusera : “J’ai menti.” Je n’ai chanté tant de chansons gaies que pour tromper mes proches, décourager les indiscrets.

De son frivole
Je m’enveloppe ; je me couvre de paroles
Pour qu’ils ne trouvent pas le silence où je suis.

Les chemins qui mènent à ma vérité, je les ai obstrués de mon mieux.

“Personne, hors vous, n’a vu mon âme”, dira-t-elle à Dieu. Comment n’être pas intrigués ? Et bientôt épouvantés, quand nous lisons dans Testament :

Je donne en vain ma nuit d’âme et de corps,
Ma vérité qu’à nul je n’ai montrée…

Je donne à vous à l’entour la détresse
D’un cri qui tourne et n’est pas entendu,
Qui tourne, crie…

Je donne à vous la blessure enfermée
Qui n’ose pas au jour être nommée,
Qui rien n’attend que de mourir tout bas
Hors de pitié et qui ne parle pas.

Aucun doute : il existe un secret de Marie Noël. Secret qu’elle a dissimulé derrière un langage innocent, sous un sourire conventionnel et des vertus domestiques :

Et si ma vérité me revient en plein jour
Comme un crime échappé qui sort d’un lieu farouche,
Je cours, je la jugule et j’arrête sa bouche
De cavale sauvage à l’anneau de la cour.

Mais Dieu, lui du moins, percera sa nuit. A ma mort, dit-elle,

Ne me donnez pas l’air, Seigneur, d’être une sainte…
Ni l’air d’ange que j’eus quelquefois en prière

Mais retenez la femme que je fus réellement :

Rappelez-la, peureuse et la bouche souillée
De larmes, de douleur et d’épouvantes bues
Ramenez-la, voilant avec ses mains mouillées
La honte de ses yeux que personne n’a vue.

Contre ce moi refoulé dans la basse-fosse, elle s’est battue ; elle a voulu en finir avec lui, comme on étouffe les cris d’un enfant du péché. Ecoutez ces mots étranges : “Je m’accuse…Un meurtre…J’ai tué…C’est moi que j’ai tuée.”

Je m’accuse, ô mon Dieu, de m’être ôté la vie
Très lentement au fond d’un puits silencieux.

 
 

Marie Noël

De ce puits moins silencieux que ne le croit l’auteur, des cris montent, que nous allons recueillir. Mais déjà, n’est-ce pas, l’œuvre nous apparaît dans un éclairage inattendu. Non, Marie Noël n’est pas un poète gentiment anachronique et que n’aurait pas touché l’inquiétude contemporaine. Poète moderne, génie nocturne, - sœur de Baudelaire, peut-être même d’Antonin Artaud et d’Henri Michaux – nous allons la voir obsédée comme eux par certains mots significatifs : gouffre, abîme, nuit, solitude, effroi. Par-delà les âmes simples qui liront ses innocentes ritournelles, c’est à ses frères emmurés qu’elle fait signe :

A tous ceux-là qui très loin sont captifs
Dans le silence ; aux âmes enchaînées
Par la longueur des muettes années
En nul ne sait quels abîmes plaintifs ;
A ceux dont l’ombre a tant de murs sur elle
Qu’ils n’ont jamais pu donner de nouvelle
De leur nuit noire…

10. Portrait de Marie Noël, par Colette Nys-Mazure (texte paru dans La Vie n°3125 du 21 juillet 2005)

Colette Nys-Mazure est née en 1939 à Wavre en Belgique et vit à Tournai au bord de l’Escaut. Ecrivaine et poète. Philologue de formation, professeur de lettres et conférencière.

Sur Marie Noël

 
 

“Il y a dans le catholique un être satisfait, supérieur – celui qui possède la vérité – plein de sécurité et de certitude. C’est en quoi je suis mal catholique”, écrit Marie Noël dans ses Notes intimes. Et voilà qu’on en fait “la” poète catholique !

Y aurait-il un malentendu autour de cette femme, de cette œuvre ?

Marie-Mélanie Rouget naît à Auxerre en 1883. Son enfance est sans histoire : un père agrégé de philosophie, stoïcien aussi incroyant que sa mère est pieuse. Le décor est posé dans lequel va croître une vocation poétique authentique, mais aussi se jouer un drame. Un corps fragile à l’épreuve de la maladie, un cœur brisé surtout : si l’amour meurt d’inanition ou de satiété, celui de Marie Noël a souffert du désir ardent et inexaucé.

Tant de poèmes laissent percer la plainte de la fille sans beauté, de l’amoureuse éconduite, et l’effort surhumain pour ne pas en garder rancune ni amertume ; la vie en lisière du bonheur des autres, la déréliction : “Parfois j’ai tellement besoin d’un ami que je l’invente.”

Les mots et la musique vont transfigurer la poussière des jours. Son oncle Raphaël Périer découvre son talent, l’encourage, puis l’abbé Mugnier, le célèbre confesseur mondain, et Henri Brémond, le critique en quête de la “poésie pure”, vont attirer l’attention sur elle.

Montherlant dira même : “C’est le plus grand poète vivant.” Nous sommes loin du poète de province, de l’imagerie pieuse auquel son pseudonyme incline un peu. Ce qui frappe lorsqu’on avance sur ce territoire secret, c’est le double visage : d’une part, la gaminerie angélique, l’enfance jamais reniée, son sens du jeu, de l’allégresse; et d’autre part, le “génie nocturne”. La plainte des Chansons d’automne, les cris et les illuminations des Notes intimes en donnent un écho. Dans l’épreuve, Marie Noël chante comme un enfant qui a peur du noir; elle avance à tâtons mais résolument; à la révolte devant le mal (Dieu sait si la mort d’un enfant lui a fait toucher le désespoir), au blasphème, elle oppose la foi et l’espérance, l’ardente charité qui prend soin d’autrui, aussi ingrat soit-il. Le combat de Jacob avec l’Ange est souvent le sien, même en poésie, elle qui avoue qu’elle n’y “connaît plus ni Dieu ni Maître”.

Sous ses dehors modestes, Marie Noël a mené une aventure mystique ; elle a connu le désert, l’aridité spirituelle et l’enfance retrouvée en larmes et en joie. Reliée à elle-même, aux autres, à Dieu, elle dévide le livre d’heures : sa prière chante de matines à complies. Sans jamais renier la fragilité ni la rébellion, elle choisit de plonger en espérance, en amour fou.

Son écriture remonte à la source, celle de la poésie médiévale – chanson de toile et reverdie. L’air de ne pas y toucher, elle joue avec les mètres les plus divers. L’aisance souveraine du poète, maître de son instrument, lui permet d’allier la forme classique au vers libre. Elle dialogue avec Dieu comme avec elle-même. Elle aime les refrains, balanciers qui équilibrent la danse du funambule en haut du fil tendu entre les maisons du village.

Aller vers Marie Noël, aujourd’hui, c’est se laisser envahir par une présence, en qui rien ne pèse ni ne pose, mais qui nous aime et nous comprend. Elle chante haut, mais jamais fort. Elle déteste ceux qui s’étalent : “J’ai horreur de l’incontinence sentimentale des gens qui font tout leur cœur sous eux. Mon cœur, je n’en parle pas. Je le tais ou je le chante” (Notes intimes).

On oublierait l’essentiel ou presque si on ne parlait de son humour, de ce sens de l’observation féroce et de cet esprit acéré auquel elle a renoncé volontairement pour ne pas blesser, convertissant son regard, optant pour la bienveillance infinie et la miséricorde. “L’histoire de ma vie, c’est l’histoire de mon âme”, écrivait-elle.

Une vie “unie” mais brisée, disjointe comme les pavés inégaux d’Auxerre sur lesquels elle se hâtait pour porter assistance aux plus humbles, qui la faisaient trébucher, elle l’infatigable, la marcheuse s’en allant percevoir les loyers, vérifier le bon état des murs, assister les mourants ; aide humanitaire sans fracas, vie dans l’ombre alors qu’elle aurait aimé danser, elle aussi, au soleil.

Pas belle, mal aimée, mais unique aux yeux de Dieu, bien aimée du Cantique, poète de haute volée. Dépourvue de tout, à commencer du temps pour écrire, tant la famille l’enfermait dans son carcan d’obligations, elle a réussi à se laisser “emmusiquer”, à bâtir une œuvre originale, frémissante et maîtrisée.

Prière pour les gens pressés (Marie Noël, Les Chansons et les Heures, Poésie, Gallimard)

“Donne de quoi chanter à moi pauvre poète,
 Pour les gens pressés qui vont, viennent, vont
 Et qui n’ont pas le temps d’entendre dans leur tête
 Les airs que la vie et la mort y font.”

 
 

Marie Noël

11. Video sur Marie Noël (http://www.ina.fr/video/CPF08008601/marie-noel-video.html)


12. Oeuvres de Marie Noël (Stock ou Gallimard)

  • Les Chansons et les Heures (1922, chez Chiberre, puis chez Stock en 1935)
  • Noël de l'Avent (1928) chez Staub à Auxerre, repris par la Procure du clergé, Paris 1953
  • Chants de la Merci (1930) chez Cres, puis chez Stock en 1939, puis chez Gallimard en 2003
  • Le Rosaire des joies (1930) chez Cres, repris par Stock en 1937
  • Chants sauvages (1936) aux éditions Micro , réédités par le Consortium médical, Paris 1946-1948
  • Contes (1944) chez Stock
  • Chants et psaumes d'automne (1947) chez Stock
  • L'Âme en peine (1954)
  • L'Œuvre poétique, Stock, (1956)
  • Notes intimes (1959 et 1984), Editions Stock
  • Chants d’Arrière-Saison (1961)
  • Le chant du chevalier (1969)
  • Le cru d'Auxerre (1967)
  • L'Œuvre en prose, Stock (1976)
  • Les Chansons et les Heures suivi de Le Rosaire des joies, Poésie/Gallimard (1983)
  • Le chemin d'Anna Bargeton, Stock, (1986)
  • Almanach pour une jeune fille triste, Desclée de Brouwer, (2011)

13. Ouvrages sur la poétesse

  • Marie Noël, poète d’aujourd’hui par André Blanchet, chez Seghers, 1962
  • Benoît Lobet Mon Dieu, je ne Vous aime pas !, Foi et spiritualité chez Marie Noël, Stock, Paris 1994 et 1995, Nouvelle Cité, 2009.
  • Chrystlelle Claude Moi, Marie Noël. Essai. Desclée De Brouwer, Paris, 2013.
  • Bernard Bonnejean, Clio et ses poètes, “Marie Rouget, Marie Noël en poésie”, Éditions du cerf, 2007, p. 83-90.
  • André Blanchet, La Nuit de feu, tome 2, Aubier, 1960.
  • Raymond Escholier, La Neige qui brûle, Fayard, 1957
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  • Autissier (Elise), Hommage à Suzanne Flon qui nous a quittés le 15 juin 2006, 2005, p. 315-318.
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