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Articles sur Montherlant (hors presse)104. Les petits personnages comiques dans les romans de Montherlant, par Henri de Meeûs, (conférence prononcée à l’Institut Catholique de Paris au Colloque L’Imaginaire de Montherlant du 22 au 24 novembre 2012)
(Le Chaos et la nuit, Montherlant)
Une des premières lettres d’Andrée Hacquebaut à Pierre Costals dans Les Jeunes filles souligne la gaminerie cruelle de Costals, (l’écrivain du roman), même si elle s’empresse de souligner qu’elle n’a eu par lui que des joies. [1] La gaminerie cruelle de Costals, et pourquoi pas celle de Montherlant ? Il y a dans l’imaginaire de Montherlant des héros tragiques et des héros comiques. Certains personnages même minuscules éclairent les romans par leur côté comique alors qu’ils sortent de l’imaginaire catastrophique de Montherlant. D’abord une précaution quand on traite de l’Imaginaire : En novembre 1951, La Ville dont le prince est un enfant paraît en librairie. Montherlant ne l’envoya pas à son ami Philippe Giquel qui, se procurant le livre, fut touché et l’écrivit à son ancien condisciple. Dans sa réponse du 18 avril 1952, le dramaturge s’expliqua sur son silence : J’aurais dû évidemment, à toi plus qu’à quiconque, t’envoyer La Ville. Ce qui m’a fait hésiter est ceci. Pour celui qui n’est pas au courant du mécanisme assez diabolique de la création d’une œuvre romanesque, cette œuvre risque toujours de déconcerter et choquer. Car le romancier prend la réalité, et puis en change la moitié. Il n’y a pas identité entre la réalité et l’œuvre, mais déformation, sur un fond de vrai: c’est comme un visage qu’on voit dans l’eau d’un seau, puis on brouille l’eau : il reste un peu du visage, mais défiguré. Donc, croire que les personnages comiques sont réels, à prendre au premier degré, que Montherlant les a connus comme tels, est complètement stupide. Montherlant est un grand moqueur devant l’Eternel, il s’est amusé à les dessiner, en accentuant le trait, en n’hésitant pas à les baigner dans l’acide de sa misogynie et de sa misanthropie, avec son imagination moqueuse de gamin cruel. Dans ses romans, les petits personnages comiques, ridicules et moqués, peuvent être classés par types car ils reviennent presque dans chaque œuvre :
Commençons par la trilogie “Alban de Bricoule”, les 3 livres les moins comiques de tous les romans.Le Songe, Les Bestiaires et Les Garçons. Pourquoi sont-ils si peu comiques ? Parce que Montherlant dresse le portrait de ce qu’il fut adolescent et jeune homme. Alban est son double. Et dresser ce portrait ne le fait pas rire. Il est encombré de lui-même, il est le centre. Il ne peut et ne veut pas se montrer ridicule. Les armoiries d’Alban de Bricoule (celui du roman) sont d’ailleurs celles de la famille Millon de Montherlant. Identification naïve de l’auteur à son héros ? Ostentation ? Le premier roman Le Songe est publié en 1922. Montherlant a 27 ans. Les rares petits personnages comiques et moqués dans Le Songe par Montherlant sont certaines femmes ridicules évoquées par Dominique Soubrier l’amie d’Alban, une sportive, qui compare celles-ci à ses compagnes de sport : Et Dominique songeant aux marraines distinguées, affectueuses des annonces de la Vie parisienne, âmes dégoûtantes qu’on ne prendrait pas avec des pincettes, songeant aux misérables singesses, affolées d’impuissance, et qui, perdant l’équilibre, vous griffent dans les métros, regardait ses compagnes du stade comme le véritable sexe féminin, tel qu’il exista à l’origine ; - alors que ces dames bien parisiennes n’étaient pas des femmes mais des monstres nés d’un contact sans nom, dignes seulement d’être tués à coups de pierre, tel jadis les hermaphrodites, comme une insulte à la nature. [2] Ensuite passons aux Bestiaires, publié en 1926. Montherlant a 31 ans. Dans ce livre, les petits personnages drôles sont presque absents. Premier petit comique : le gardien de musée du Prado : “Le gardien abordait Alban, ne le quittait plus. Il déplaçait une chaise pour lui permettre de voir en quoi l’hermaphrodite était un homme. Il lui donnait une loupe et, sous peine d’être discourtois, Alban devait faire une station en face de la miniature qui l’assommait. [3] Second comique : La duchesse de la Cuesta, l’épouse du duc et la mère de Soledad. Elle n’échappe pas à la moquerie ! La duchesse ressemblait à Louis XIV vieux. [4] Tout est dit ! La fille du duc maintenant, Soledad : La senorita était installée devant Alban. C’est à peine s’il pouvait suivre la course. Misérable coiffure sévillane ! (…) Le haut peigne, fiché dans le chignon, soulevait la mantille à vingt centimètres de la tête, bouchait d’autant la vue. Un large espace d’air vivait au-dessous, entre la mantille et les cheveux (on ferait bien là-dedans un élevage de mouches, pensait Alban avec rage). Et cette idée de se poudrer la nuque ! Tout d’elle lui était odieux. [5] Elle ne lui restera pas longtemps odieuse, heureusement pour l’intrigue du roman. Première cible : Les fonctionnaires et les notairesExaminons maintenant un des plus grands romans de Montherlant, publié en 1934, qui n’a pas pris une ride, Les Célibataires Pourquoi tant de haine à l’égard des fonctionnaires, dira-t-on ? Parce que, selon moi, Montherlant a été marqué à vie par le manque d’aisance financière de ses parents. Son père, Joseph de Montherlant, est nommé “expéditionnaire stagiaire” au ministère des cultes en1890; il était lui-même le fils de Frédéric de Montherlant, “sous-chef de bureau” au ministère des Finances. La situation de fonctionnaire modeste de ses père et grand-père a dû humilier l’orgueil de l’écrivain qui n’avait pas d’atomes crochus avec son père, mais qui est parvenu malgré tout à “rehausser” post mortem Joseph de Montherlant en lui accordant une dalle funéraire dans le cimetière du village de Montherlant, où pour l’éternité Joseph portera le titre de comte auquel il n’avait pas droit, ce qui aura fait sourire ses beaux-frères Riancey et Potier de Courcy vicomtes et barons véritables. Même chose pour les notaires. La chère grand-mère de Montherlant, la comtesse de Riancey s’est débattue à la fin de sa vie avec des problèmes financiers, conséquence de la vie prodigue de son époux le comte Emmanuel de Riancey qui, camélia à la boutonnière, l’avait ruinée. Les parents de Montherlant eurent un mariage qui donnait l’apparence de richesse mais qui, en réalité, ne l’était pas du tout. Les Riancey sauvaient la face ! Le trousseau (exposé) de la mariée, mère de Montherlant, avait été loué pour la journée… Ensuite, Montherlant fut confronté à plusieurs successions, son père en 1914 puis sa mère en 1915, enfin la grand-mère Riancey en 1923, et plus tard celle de son oncle Henry de Riancey, dit l’oncle Noute. Montherlant a très bien connu le milieu du notariat et tout ce qu’il implique comme tracasseries, lenteurs, discussions et dépenses. Un premier petit personnage moqué dans Les Célibataires est celui d’une dactylo travaillant dans l’étude du notaire Lebeau et du premier clerc Bourdillon. Voici la phrase : (M. de Coantré est assis dans l’antichambre, qui fait salon d’attente) (…) M. de Coantré jetait à la dérobée des regards sur une des dactylos, jeune personne infiniment aimable, et avec de belles moustaches, car elle était la fille d’un commandant en retraite natif du Perigord. [6] Ensuite, Coantré toujours dans l’antichambre du notaire voit ceci : Tout à coup du bureau de Bourdillon sortit en coup de vent un monsieur au visage congestionné. Ses yeux bleu de ciel, les poils qu’il avait sur le nez, son teint couperosé, tout indiquait un homme d’honneur. Il fonça vers M. de Coantré et, les yeux lui sortant de la tête, il dit C’est vous qui êtes le requérant ? - Je ne crois pas…dit M. de Coantré, se levant comme s’il parlait à son supérieur, et tournant les yeux vers la demoiselle à moustaches, pour lui demander s’il était le requérant. Mais l’officier de cavalerie (car c’en était un) fit un changement de main sans attendre sa réponse, et disparut du côté des bureaux, laissant le comte tout ébaudi. [7] Plus tard, le Notaire Lebeau : Un homme d’une trentaine d’années, élégant, à la dégaine de noceur, Lebeau ! Ce jeune crevé, hâve, voûté, avec sa coiffure de rhétoricien ces deux bandeaux lui retombant sur les tempes son air de vice et de facilité ! De là à penser que ce danseur mondain fût le manitou, fût le maître…En quelles mains était donc sa destinée ! (…) Il est à peine besoin de dire que Lebeau n’était pas au courant de la succession Coantré, ou ne l’était que très vaguement. Il était d’ailleurs peu au courant des affaires de son étude. Son rôle dans la maison était le rôle des patrons, quand ils sont incompétents : il consistait à compliquer les choses, en voulant y fourrer son grain de sel, pour montrer qu’il est le patron. [8] Un autre notaire dans Le Démon du bien : l’étude du Notaire S… Les usages veulent qu’une étude de notaire français soit un lieu très poussiéreux et malpropre, comme si par- là était affirmé le sérieux de la maison, et que dans ce taudis-sanctuaire on ne s’arrête pas aux apparences. L’étude de Maître S…était conforme aux usages. Dans un fauteuil d’osier, épave, eût-on dit, de quelque pension de famille de troisième ordre, où des générations de derrières d’institutrices l’eussent défoncé, Costals attendit son tour, rayonnant d’humilité. M. le premier clerc de l’étude S…, cinquante-huit ans, cinquante-quatre pour les dames, était ignoble des pieds à la tête. Mettons de la tête au nombril, car, assis à son bureau, on ne le voyait que jusque-là (…). Il avait l’air d’un sous-chef de bureau dans un ministère, mais dans un ministère pas chic. [9]. N’oublions pas que le père et le grand-père de Montherlant furent des sous-chefs de bureau de Ministère. Alors ? Règlement de comptes inconscient ? Dans Le Chaos et la nuit, un autre Notaire Le notaire est en complet noir, avec un col empesé et des lunettes. Il se trompe dans ses calculs. Tout le monde s’affaire pour retrouver l’erreur. Celestino malgré son idiotie, découvre l’erreur le premier. (…). De ce moment il sent que la haine du notaire contre lui s’est accrue. (…). Le notaire est vexé, devient insolent. (…) Le notaire, le beau-frère, ce sont seulement des combinaisons de morceaux de calcaire, reliés entre eux par de la viande, et puis un système de filaments dits nerfs, et un je ne sais quoi qui permet à cette mécanique d’être malfaisante jusqu’à l’atroce, alors qu’un rien une petite balle suffit pour la rendre inoffensive sans retour. C’était atroce, et en même temps ce n’était pas sérieux, ou plutôt ce n’était sérieux que parce que chacun entrait dans la convention qu’il était interdit de détruire la mécanique. [10] Deuxième cible importante des moqueries comiques : les médecins
Le docteur Gibout dans Les Célibataires. Coantré vient consulter le docteur Gibout car il a eu des étourdissements. Gibout est féru de généalogie et plutôt que d’ausculter son patient, il l’interroge d’abord sur les liens de parenté de Coantré avec plusieurs familles de la région : Coantré regardait cet homme sale, respirant une vulgarité puissante, ce bouvier débraillé, plein de fureur pour la condition. (…) Gibout, l’auscultant, lui fourra sous le nez sa tête graisseuse, étoilée de pellicules ; il sortait du médecin une violente odeur de mâle mal tenu. Ensuite, il fit respirer Léon, et prit sa tension. -Tout cela est en parfait état, monsieur de Coantré, dit-il enfin. Vous n’avez rien. Je n’ai qu’un mot à vous dire : sé-cu-ri-té to-ta-le et ab-so-lue. (…) Etre malade, avec un médecin qui ne veut pas que vous soyez malade, eh bien ! je suis dans de beaux draps. (pensait Coantré.) [11] Autre exemple, le psychiatre visité par Exupère jeune homme pour se faire réformer dans Un Assassin est mon maître : Exupère pensa tout de suite que la meilleure maladie à simuler pour quelqu’un qui n’en a pas est la maladie nerveuse (…). Il alla donc visiter le célèbre psychiatre du moment, quartier Monceau, piano à queue, comtesses, clarté française, visées académiques. Le célèbre psychiatre diagnostiqua de l’hyperémotivité, il prononça le mot de paranoïa, mais pour le rejeter, et ne prononça pas le mot de neurasthénie mais asthénie nerveuse, qui est beaucoup mieux. Il fit docilement, en vrai homme du monde, le certificat que lui dicta Exupère, en vue du Centre de réforme : syncopes, palpitations, angoisses. Il ne donna pas de traitement, mais des citations littéraires et d’excellentes paroles mondaines : “Vous ne devez pas vous considérer comme un malade” (c’était tout juste le contraire de ce que mijotait Exupère), “Vous verrez un jour comme c’est bon, la vie” (le docteur devait mourir dans les six mois), “Il faut être l’amant de sa femme” (le docteur était divorcé). “Comment l’as-tu trouvé ? demanda Mme Exupère à son fils - Je l’ai trouvé cher. [12] On ne peut s’empêcher de confronter ce portrait du psychiatre ridicule avec la trop longue préface demandée par Montherlant à Jean Delay pour Un Assassin est mon maître ! Comment ne pas voir que Montherlant a voulu se moquer aussi de son illustre confrère médecin psychiatre se perdant dans un diagnostic confus au sujet des troubles d’Exupère ! Un autre médecin dans Un Assassin est mon maître, est le Docteur Poitiers envoyé par Saint Justin à Exupère qui est au lit accablé par ses Papillons Noirs : Vers midi, on frappa (…) Entra un jeune monsieur d’une trentaine d’années, moustachette et cheveux noirs, teint très sombre. “Je suis le docteur Poitiers. C’est M. Saint Justin qui m’envoie. Vous êtes souffrant ? Exupère, terrifié, avait ramené sur lui le drap, jusqu’à son menton. Pas lavé, pas rasé depuis deux jours, les draps sales, la chambre pas faite. (…) - Je n’ai rien, et je retournerai demain à la bibliothèque. Vous pouvez en donner l’assurance à M. l’Administrateur. J’ai eu peut-être un coup de chaleur. - Evitez autant que possible la chaleur, dit le docteur Poitiers. (…) Le médecin partit, refusant d’être honoré. Il avait ordonné de l’aspirine. (…) Exupère jeta un coup d’œil sur l’ordonnance, et lut : Ce soir deux comprimés à l’heure du décès. Il sursauta et relut. Oui, c’était bien “à l’heure du décès”. Ah! non, c’était à l’heure du dîner”. Il se dit : “Les gribouillages des médecins sont bien connus. Ce qu’on ignore généralement, ce sont leurs buts : celui-là était de me faire crever”. [13] Dans Les Garçons, on lit ceci sur les médecins : “Mme de Bricoule jugeait et avec raison que ses médecins la soignaient très mal, et elle les détestait. La consolation des mourants est de penser à la mort de leur médecin.” En effet, Marguerite de Riancey, la mère d’Henry de Montherlant, fut une éternelle malade, qui dépensa des fortunes en médecins (qu’elle changeait sans cesse) et en médicaments selon les dires de son beau-frère le comte (romain) Begin Billecoq qui l’a répété dans ses souvenirs. On comprend pourquoi Montherlant dans ce dernier roman superbe Un Assassin est mon maître se déchaînera aussi contre le corps médical. Troisième cible : les aristocratesMontherlant a écrit dans ses Carnets : Etre noble, c’est y penser toujours et n’en parler jamais. Montherlant a dit à la fin de sa vie dans une dernière interview : Les Millon de Montherlant sont de la petite noblesse mais d’une noblesse certaine. Montherlant a toujours eu horreur des groupes, des partis. Il ne veut pas être classé. Il est solitaire et aristocrate. Je n’ai que l’idée que je me fais de moi pour me soutenir sur les mers du néant. Montherlant au fur et à mesure de sa vie a réellement incarné le blason des Montherlant, c’est-à-dire la tour en flammes surmontée des 2 épées. Sa vie a fini dans un grand retranchement, dans un fortin ; il s’est identifié au solitaire dans la tour assiégé par ses ennemis. Mais quoiqu’ en retrait, il ne pouvait s’empêcher d’observer le monde et d’en décrire le grotesque et le ridicule, parfois avec férocité. Il a fini sa vie en écrivant cette phrase qu’il met dans la bouche de Célestino : Que tout disparaisse, puisqu’il va disparaître ; qu’il ne laisse rien et n’ait rien à regretter. Comme il était agréable de leur fausser à tous compagnie ! [14] Mais tant que l’œuvre n’est pas achevée, il ne se privera pas de montrer le grotesque et le ridicule de ses contemporains ! Exemple, dans Les Célibataires, cette moquerie de la haute aristocratie. Ici Montherlant ridiculise la double “qualité” haute naissance et dame d’œuvre : une visiteuse impromptue, une marquise, entre dans le jardin où travaille le comte de Coantré : - Le comte de Coantré est-il là ? - Non Madame, il est absent de Paris en ce moment, dit Léon. Ce n’était pas la première fois qu’un visiteur le prenait pour le jardinier ou pour un homme de peine, accoutré comme il l’était, et cela l’amusait beaucoup. - Oh ! mais comme c’est ennuyeux ! dit la vieille dame, d’une voix haute et flûtée, et avec l’accent d’une conviction plus belle que nature : voix et accent qui, à eux seuls, l’auraient trahie pour une personne du grand monde. (Léon finit par avouer qui il est.) Je vous ai reconnu à vos yeux ! Vous avez les yeux des Coantré ! S’écria la vieille dame, avec une voix de buccin (car les femmes du vrai grand monde, c’est tout l’un ou tout l’autre : ou elles exhalent des sons exténués, ou elles poussent des cris effrayants). Je suis la marquise de Vautiers-Béthancourt, une vieille amie de votre chère maman. Sans doute ne me connaissez-vous pas ; c’est que je vis presque toujours en Sologne, dans ma petite masure (c’était un splendide château historique). Et pourtant, que de fois je suis venue ici voir votre chère maman ! (elle était venue une fois, il y avait quinze ans).” [15] Ensuite dans Les Jeunes filles, l’épisode de la baronne Fléchier raconté dans une lettre de Costals à un de ses amis Armand Pailhès : Il y a trois ans, la baronne Fléchier, femme de cinquante ans et plus, me persécuta. Un jour, la minuit passée, au cours d’un tête à tête qu’à la force du poignet j’avais maintenu jusque-là dans le sublime, elle me met enfin ses vieux bras blêmes sous le nez en me disant : “Vous êtes le premier homme reçu par moi à cette heure, qui n’ait pas baisé mes bras.” Dans cette extrémité, il me fallut bien lui enfourner une raison (…) Je lui dis que malheureusement, je n’ avais pas le désir des femmes. Comme je garde fort enfouies mes liaisons, cela pouvait passer à la rigueur. [16] Dans La Rose de sable, un autre noble mais cette fois militaire, le capitaine vicomte de Canadelles, se trouvant avec ses lieutenants, leur disait : Vous permettez, Noël ? Vous permettez, Girard ?” et, levant la jambe droite comme un chien qui va pisser, lâchait un vent, et plus loin, même manège, et plus loin encore, il était dans une grande tradition [17] (…) On vit descendre (de l’automobile) un petit capitaine à la taille de guêpe, aux jambes arquées d’homme de cheval, et au fond de culotte trop large, de sorte que, avec ses jambes en cerceau, il avait l’air de s’être oublié dedans, et de faire des efforts pour ne pas se mouiller.(…) Le capitaine vicomte de Canadelles, chef de poste, avait des oreilles de chauve-souris, très fin- de-race, des moustaches pâles, mais ce qui retenait surtout, c’étaient ses yeux, simulant à eux deux la forme d’un accent circonflexe, que reproduisaient elles aussi ses moustaches, et toutes ces lignes tombantes lui donnaient une expression malheureuse, accentuée par sa peau fanée, et de lourdes poches bouffies sous les yeux. A son air excédé, on aurait dit un père de cinq enfants. [18] Quatrième cible : le public, celui des simples et celui des riches snobsD’abord celui des simples
Dans Le Chaos et la nuit, la description du square de la Place d’Anvers : Un apprenti aux mains grises faisait faire à son petit frangin, pour la dixième fois, le tour du square, afin qu’il dorme cette nuit comme un tonnerre de Dieu, et ne réveille pas papa-maman à deux heures du matin, pour leur demander de lui acheter une patinette. Et toujours autour des bancs, les marmousets, les pauvres, étaient en proie aux piles électriques, qu’ils avaient le malheur d’avoir pour mères. “Touche pas !” - “Pourquoi ?” - “Faut rien toucher.” Le gosse (avec une culotte si courte que la bébête passait le nez par une des manches) essayait autre chose. Veux-tu pas courir !” - “Pourquoi ?” - “Parce que.” Le gosse essayait autre chose. Amuse-toi donc, idiot ! Tu n’es pas venu ici pour rester planté comme un imbécile. [19] Sur le trottoir gluant, la foule à Paris, dans Les Lépreuses : Au-dessous de Costals, sur le trottoir gluant, coulait le peuple des hommes, des sous-hommes et des femmes, un grand purin qui se séparait en deux au pied du temple, (…). L’ignominie de cette foule parisienne, jadis il l’avait haïe. Maintenant cette ignominie, il l’aimait: “C’est ma matière.” Le gorille latin, le ouistiti parisien, la pétroleuse à teint de limande, le sans-culotte à la bouche cloaqueuse et à la voix de fille, tous ces gens gris tendus vers le mal faire (…), tout ce débraillé judéo-latin (…) qui horrifie et fascine le décent Nordique, parce qu’il témoigne du débraillé intérieur et promet qu’ici tout est possible. [20] (…) Ces femmes moutonnantes, avec leurs pétards plantureux, leurs faces couvertes de crème comme des tumeurs couvertes d’onguents, il ne se faisait pas d’illusion sur elles, certes, et il reconnaissait qu’elles ne méritaient guère d’être voulues. Son désir, c’était seulement de mettre un sceau, (…) sur chacune d’elles, et ensuite de n’en entendre plus parler : cela pour le plaisir qu’a un propriétaire campagnard à voir s’étendre ce troupeau d’ovins tous marqués de sa marque. [21] Description du square Willette dans Le Chaos et la nuit : Passaient un Chintok, rêvant d’acupuncture ; des Mongoliennes attendant l’âge où elles meurent, qui est quatorze ans ; d’augustes vieillards en train de lécher avidement, en tirant de longues langues, et avec l’expression ad hoc, des cornets de glace ; des jolies filles dont il arrivait quelquefois que leur compagnon fût un Français (un technicien). (A côté de Célestino) Une mère à ongles rouges s’était installée, et donnait le biberon à un jeune veau, son fils. [22] Au café de Bondy où Célestino a ses habitudes : Les filles de ferme, couvertes d’or, buvaient d’un air pénétré le Martini. Pour le gosse de cinq ans était commandé par sa mère l’apéritif ; elle grondait le gosse s’il n’en avait pas envie. Des clients étaient attablés devant de la choucroute et de la bière : Célestino leur jetait un regard homicide, parce qu’il n’aimait ni la choucroute ni la bière. Dans toute la salle archipleine, il n’y avait de distingué que le noir. Distingué et mélancolique. Distingué parce qu’il n’y avait que lui à déjeuner seul ; mélancolique parce qu’il savait que, quelles que dussent être les apocalypses de demain, il serait toujours noir. [23] Ensuite les snobs ou les cachalots [24]Dans Les Jeunes filles, description du public d’une salle de concert : Costals regardait l’assistance. Elle était composée pour un tiers de gens qui jouissaient spontanément des bruits qu’ils entendaient ; pour un tiers, de gens qui n’en jouissaient que par une opération de l’esprit, se souvenant de tout ce qu’ils avaient lu ou entendu sur ce morceau ; l’autre tiers étant des gens qui ne ressentaient rien, mais ce qui s’appelle rien. Tous, cependant, pour recevoir la manne, prenaient les poses les plus distinguées. Des porcs à binocle feignaient que le moindre chuchotement dans la salle leur gâchât leur extase. Des porcs à lunettes se penchaient vers leur lardonne (car on voyait dans la salle des enfants de six ans, amenés là sans doute en punition de quelque faute très grave) pour lui signaler tel passage sacro-saint, afin qu’elle sût une bonne fois que c’était là qu’il fallait être émue. Beaucoup de femmes, comme la voisine de Solange, pensaient qu’il serait inconvenant de se tenir ici autrement que les yeux fermés. Une singerie unanime portait les auditeurs à s’imiter les uns les autres dans leurs airs pénétrés, tandis que de la scène la glaire sonore continuait à s’épandre, intarissablement. [25] Dans Les Jeunes filles, description des Cachalots dans un grand restaurant de la Forêt de Montmorency : A peine Costals et Solange se furent-ils attablés dans le jardin de cette hostellerie à chiqué, non loin de la forêt de Montmorency, que Costals se mit à souffrir. Il avait horreur de ces dîneurs qui les entouraient, les hommes avec leur air “extrêmement distingué” (…), les femmes avec cet ennui, cette sottise et cette méchanceté qui modelaient leurs figures ; tous puants sans le vouloir, tous retranchés dans leur façon de s’entendre à demi-mot, de se référer à des rites connus d’eux seuls, de se croire d’une essence à part. On était cent cinquante à l’intérieur de cet enclos et il n’y avait de dignité que sur les visages des maîtres d’hôtel, et de pureté une pureté sublime que dans ce lévrier blanc. [26] Horreur des nouveaux riches : messe du dimanche de Pâques 1913 décrite dans Les Garçons telle que vue par le Supérieur du collège : Il porta les yeux sur l’assemblée. Le blablabla du prédicateur, incompréhensible pour les enfants et les adolescents, mais incompréhensible aussi bien pour tout adulte doué de raison, lui laissait l’esprit assez libre pour réfléchir ou regarder. Ses yeux glissèrent, en “l’ignorant”, sur le fond de la chapelle, où bougeait vaguement un parterre de visages déshonorés : les parents d’élèves, ces parents qui pour la foi, les connaissances religieuses, et la piété, étaient bien au-dessous de leurs fils de douze ans, - Il y avait là une demi-douzaine de puissants de ce monde, tous plus gorets les uns que les autres. Les mères, magnifiques chienlits féminines, en grand appareil de mode 1913, gallinacés passés depuis très peu à l’humain, les belles, les souveraines, gardant la houppe, la piaffe, l’œil stupide et cruel et, en place de bouche, le cul de poule du gallinacé, dominant de dix centimètres leurs maris, étincelaient par instants de la tranche dorée de leur missel, symbole de la pépète catholique. Les venventres (les hommes), le rictus stupide et l’air dégénéré, s’intéressaient exclusivement à leurs voisins, pour voir s’ils avaient la Légion d’honneur. [27] Cinquième cible : le personnel de maison, les domestiquesDescription de Mélanie la cuisinière dans Les Célibataires : M. de Coantré tremblait devant cette poufiasse à l’œil de poule, n’osait lui faire une observation, l’enveloppait du même luxe de prévenance dont il enveloppait ses oncles. (…) En vain, depuis tous temps, M. de Coantré avait-il vu les domestiques répondre par le départ précipité, l’injure, le vol, la calomnie et le chantage à la gentillesse sans nom de la famille à leur égard, M. de Coantré continuait de proclamer et même de penser qu’on ne trouve de cœur que chez les gens du peuple, et que les bourgeois, en regard d’eux, sont de véritables orangs de méchanceté ? [28] Les volatiles frénétiques : l’agonie de Mme de Bricoule dans Les Garçons : Mme de Bricoule, seule dans une maison de dix pièces, avec un fils confiné à l’étage qu’elle n’habitait pas, était la proie de quatre volatiles frénétiques : une infirmière aux yeux immenses d’oiseau de nuit, la bouche serrée par la méchanceté ; une religieuse, sèche paysanne à la prunelle et au bec de vautour, vieille habituée des moribonds de la famille, comme telle commandant en maître ; la cuisinière et la femme de chambre, qui étaient assez fidèles, et en tout cas sûres, défendaient comme elles pouvaient la comtesse, accusant l’infirmière et la religieuse de voler, d’emporter même (la religieuse) des objets sous sa jupe, dans un petit sac attaché vous devinez où. Mme de Bricoule mourait dans un hourvari de basse-cour. Mais cela lui était égal. Son unique pensée était sa prière : “Mon Dieu, que cela finisse au plus vite ! Mon Dieu, que cela finisse au plus vite !”. [29] Sixième cible : la famille, l’horreur de la familleA table au restaurant avec Solange dans Le Démon du bien (tome 2 des Jeunes filles) : Leur voisinage immédiat était une tablée de huit personnes. Le père, la mère, la fille, le gendre, le muchacho, la petite et le babour (le compte n’y est pas : cela ne fait que sept)… [30] Costals au sujet de Solange Dandillot dans Le Démon du Bien : Elle n’est pas, elle ne sera jamais de cette famille des demi-fous et des demi-folles, dont je suis, et qui est la seule ambiance où je me meuve à l’aise. Je brûlais ; elle m’éteint. Je marchais sur les eaux ; elle se met à mon bras ; j’enfonce. [31] L’aimable Marie-Thérèse Auligny (sœur de Lucien) dans La Rose de Sable : En 1921, l’aimable Marie-Thérèse, fiancée à un brillant capitaine, duquel on eût pu croire, au ton dont Mme Auligny parlait de lui, qu’il avait sauvé Verdun à lui tout seul, prit une méchante bronchite, qui gagna le poumon, mais elle refusa de se soigner, sous prétexte qu’elle “en avait vu bien d’autres”, qu’elle “avait fait la guerre”, etc. Elle en était encore à donner de telles raisons, et à prendre l’accent poilu, qu’elle expirait horriblement, dans les bras de la nature, qui aime que l’on soit simple, et qu’elle avait agacée avec ses raisons. Montherlant aimait que l’on soit simple et il se moquait des faiseurs. En créant de nombreux petits personnages comiques dans ses Romans, Montherlant s’est sans aucun doute bien amusé. Cela lui a permis de régler ses comptes avec des personnes ou des professions qui avaient fait du mal à sa mère (les médecins), à sa grand-mère (les notaires, les hommes d’affaires), et à lui-même (son père avec qui il n’avait pas d’atomes crochus). Sa mère envahissante, toujours malade et plaintive, qui n’a pas rendu son mari heureux, a fait prendre à Henry de Montherlant la cellule familiale, l’autorité paternelle et maternelle, les beaux-frères, les gendres, etc… (de qui il se moquera sans cesse), en horreur. N’oublions pas les premiers mots de son testament de 1951, revu en 1959 et confirmé le 21 septembre 1972, où il a chaque fois désigné Marguerite Lauze et son fils Claude Barat comme ses héritiers uniques : Je soussigné, Henry-Marie-Joseph-Frédéric Millon de Montherlant, 25 Quai Voltaire à Paris, exhérède tous mes parents au degré successible. Notes1 Les Jeunes filles, tome 1, nrf, folio, p.32. |
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