www.bigben.be
AccueilBiographieOeuvresBibliographieArticlesAudio & Video

Articles sur Montherlant (hors presse)

95. Montherlant et la mors voluntaria, par Bruno Lafourcade

Extraits de Sur le suicide (Éditions François Bourin).

Parce que j’ai pour Montherlant une fascination mal débrouillée (les raisons que j’ai de l’admirer se dérobent dès que j’essaie de les approcher), j’ai trouvé plus simple de rassembler ici les passages de Sur le suicide (un livre paru aux Éditions François Bourin) où apparaît ce grand écrivain. Comment un livre sur la mors voluntaria n’aurait pas pu évoquer, serait-ce en creux, l’auteur de « La mort de Caton » ?

Bruno Lafourcade

*

Ces suicides[1], si le mot est congru, ces morts n’ayant pas été exactement voulues, n’en sont pas moins le reflet de l’école stoïque, qui recommande de se tuer quand la maladie, les tourments de l’âge, mais aussi l’oppression, et toutes sortes de contraintes physiques ou morales, font obstacle au bonheur. (Des stoïciens conseillaient même de se tuer lorsque l’état de félicité, éblouissant à son plus haut, ne pouvait que décliner.) – C’est cet exemple que suivit Montherlant, le 21 septembre 1972, à quatre heures de l’après-midi, en brisant une ampoule de cyanure et en se tirant une balle de revolver 6.35. « Mon cher Claude, avait-il écrit un peu plus tôt, je deviens aveugle. Je me tue. Merci de tout ce que tu as fait pour moi. Ta mère et toi sont [sic, pour êtes] mes héritiers uniques. Affectueusement. Montherlant. »
     La Rome antique et le suicide furent les deux grandes passions intellectuelles de Henry de Montherlant (et c’est peut-être dans Le Treizième César, recueil d’essais publié quelques mois avant sa mort, que l’écrivain a réuni de la façon la plus manifeste ces deux éléments de sa personnalité).
     Montherlant fut un enfant de la louve : à huit ans, il lisait Quo Vadis ?[2], « dans l’édition expurgée à l’usage de la jeunesse »[3] (et, avec son camarade Faure-Biguet, composait un roman intitulé Pro una terra, un « démarquage » du livre de Sienkiewicz) ; à douze ans, Les Douze Césars et le Satiricon ; jeune homme, Sénèque, Marc Aurèle, et des « romans antiques », notamment Aphrodite, Les Derniers jours de Pompéi, Ben-Hur et Le Juif de la porte Capène.
     La leche que niño se mama en el sudario se derrama[4], avait-il écrit en exergue de la dernière partie de son Treizième César ; et en effet, depuis qu’il avait tété la louve, il vivait « parmi ces ombres romaines, ombre parmi les ombres »[5]. – Comme on sait, il avait même changé sa date de naissance, qu’elle coïncidât avec le jour de la fondation de la Ville, un 21 avril ; et comme on sait également, ses cendres furent répandues au-dessus des ruines de Rome, qu’elles fussent mêlées à ces autres cendres qu’il avait tant aimées. Ainsi, le lait sucé enfant verserait dans son suaire.
     C’est peut-être son suicide, cependant, que ce lait a le plus nourri. Le sujet revient au moins neuf fois chez lui : dans « La mort de Peregrinos », dans « Un sens perdu », dans Carnets 1930-1944, dans Brocéliande, dans Le Préfet Spendius, dans La Guerre civile, dans Va jouer avec cette poussière, dans Le Treizième César[6] ; et dans son appartement du quai Voltaire, le 21 septembre 1972.
     Car c’est dans la mort qu’il fut un Romain exemplaire, autant que dans son œuvre. (Et autant que dans sa vie, malgré qu’on en eût, car on l’accusa souvent – il avait de la hauteur et savait mépriser, ce ne sont pas des choses que l’on pardonne[7] – d’avoir outré son courage, notamment pendant la première guerre. L’attaque tombe d’elle-même quand on lit, dans son certificat militaire, cette note du médecin-major : « Je certifie que le soldat de [sic] Montherlant, du service auxiliaire, secrétaire d’état-major dans un état-major à l’intérieur, est venu au 360e régiment d’infanterie sur sa demande et qu’il y a servi dans un poste réservé régulièrement aux hommes du service armé. Blessé et évacué, il revint au front sur sa demande. Je certifie qu’il est venu à maintes reprises me demander de faciliter son désir d’être envoyé aux postes exposés, qu’il a toujours été volontaire pour les missions périlleuses, et a fait l’admiration de ses camarades et de ses chefs par son énergie et sa belle conduite au feu. »)
     Le 21 septembre 1972, donc, Jean-Claude Barat, un proche de Montherlant, sonne à la porte du 25 quai Voltaire. Dans la matinée, l’écrivain l’avait prié de venir chez lui à quatre heures de l’après-midi. La ponctualité la plus extrême avait été exigée. – C’est Mlle Cottet, la secrétaire de l’écrivain, qui ouvre à Jean-Claude Barat. Elle est très affolée : Montherlant vient de se tirer une balle de revolver.

*

Une remarque marginale, à propos de la maladie : admirons l’économie stoïque dont fait preuve Montherlant avant de se tirer une balle dans la bouche : « Je deviens aveugle. Je me tue. » (Où l’on entend aussi : « Je me tus. »)

*

Cette tradition [celle des officiers qui se tuent après une défaite] s’est perdue, semble-t-il : on trouve peu de soldats parmi les suicidés célèbres. Désormais, on survit très bien à sa honte. – Dans son journal de jeunesse[8], Gabriel Matzneff rapporte la scène où Montherlant et lui-même apprennent que Salan, du fameux quarteron du putsch d’Alger défait en quatre jours, se serait tué. Or, comme dès le lendemain on sait que la nouvelle est fausse : « Coup de fil de Montherlant : “Je vous l’avais dit, les Français ne se suicident pas ! Ces généraux vont se laisser prendre vivants, vous allez voir ! Nos Romains, eux, se seraient tués”. » Et en effet Challe et Zeller choisirent la prison, Salan et Jouhaud la fuite.

*

Dans « La mort de Caton », Montherlant confiait, mi-sérieux mi-blagueur, qu’il avait pensé écrire un texte bref, « uniquement de pratique, bon marché pour être largement répandu », intitulé « Vite et Bien ou L’Art de ne pas se rater, en cinq leçons ». Cet ouvrage, continuait-il, c’est avec profit que tout candidat au néant l’aurait eu sous la main. (Un tel livre, en effet, serait de la plus grande utilité. Il ne faut pas seulement vouloir se tuer, il faut savoir se tuer. Il ne s’agit pas seulement de s’ouvrir les veines, il s’agit d’ouvrir celles qui vous précipitent le mieux dans le néant. – On imagine que l’écrivain aurait apprécié l’initiative philanthropique de Jack Kerkovian, un médecin américain surnommé « Dr Death » en raison de son militantisme en faveur de l’euthanasie : le praticien avait mis au point des machines permettant de s’intoxiquer au gaz, ou de s’injecter du penthotal et du chlorure de potassium.)
     Ce Vite et Bien, seule la certitude qu’il serait saisi avait retenu l’écrivain de le composer ; et cette conviction, Montherlant l’avait en 1969[9] – dix-huit ans, donc, avant qu’on ne saisisse réellement ce type d’ouvrage, par application des lois contre la provocation au suicide et contre la propagande en faveur de celui-ci. On aurait pu croire qu’une époque comme la nôtre, qui se flatte si niaisement d’être sortie du christianisme, allait enfin laisser à chacun le droit de disposer de sa vie ; que l’on pourrait mourir comme on l’entend, sans avoir de compte à rendre à quiconque. Ce n’est pas le cas. C’est même le contraire : sur ce point comme sur d’autres, nous avons régressé. On doute si l’on a jamais été plus infantilisé qu’aujourd’hui.

 
 

Bruno Lafourcade

Biographie

Bruno Lafourcade est né en 1966, en Aquitaine. Il a publié des romans, des nouvelles et des essais ; on y sent les influences croisées de Bernanos, Mauriac et Montherlant. Il a publié dernièrement Derniers feux - Conseils à un jeune écrivain, Sur le suicide ; et publiera, au mois de février 2015, un pamphlet : Petit éloge du carriérisme (Éditions François Bourin).

Notes

1 Il s’agissait, à cet endroit du livre, des suicides qui ont été « ordonnés » par des tyrans.
2 Chaque fois qu’il évoque le roman de Sienkiewicz, Montherlant écrit : Quo vadis.
3 Je pèse bien mes mots avant de tracer ce qui suit : c’est en vérité dans Quo vadis que j’ai appris à écrire » (« Le Treizième César », Le Treizième César, Gallimard, 1970).
4 « Le lait qu’on a sucé enfant se répand dans le suaire » (proverbe espagnol).
5 Postface à La Guerre civile, 1965.
6 « La mort de Peregrinos », Aux fontaines du désir, 1927 ; « Un sens perdu », Service inutile, 1935 ; Le Préfet Spendius, écrit entre 1955 et 1957 ; Brocéliande, 1956 ; Carnets 1930-1944, 1957 ; La Guerre civile, 1965 ; Va jouer avec cette poussière (Carnets 1958-1964), 1966 ; et Le Treizième César, 1970.
7 Ce que l’on peut lui reprocher en revanche, c’est de n’avoir pas pris parti pendant l’Occupation, au nom du scepticisme ; et plus encore peut-être de n’avoir pas été capable de reconnaître, par la suite, que ce refus de prendre position fut une grave erreur.
8 Gabriel Matzneff, Cette camisole de flammes, Gallimard, collection Folio, 1989.
9 « La mort de Caton » a d’abord paru dans Les Nouvelles littéraires, en 1969 ; avant d’être recueilli dans Le Treizième César, publié par Gallimard, en 1970.