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Articles sur Montherlant (hors presse)

92. Montherlant vu par Maurice Sachs (1906-1945)

 
 

Maurice Sachs.

“Montherlant avait en lui de la grandeur à l’état brut. Il appartenait à cette belle France qui donne des hommes courageux, durs, tenaces, cruels aux autres et à eux-mêmes.”
(Maurice Sachs à propos de Montherlant,1933)

1. Qui était Maurice Sachs (1908-1945)  ?

Portrait par Mme Jean Alley (pseudonyme d’Alix Cerf)

“Maurice Sachs naquit en 1906 et mourut en 1945. Au collège, quand ses camarades posaient la question classique : qu’est-ce que tu feras plus tard quand tu seras grand  ? Maurice invariablement répondait : “je serai écrivain.”

Aucune influence ancestrale n’a joué dans cette détermination.

Sa mère ayant divorcé alors que Maurice était encore assez jeune, il fut confié à sa grand-mère, Mme Jacques Bizet. Cette femme, délicieuse d’après les témoignages de ses contemporains, avait sans doute deviné – peut-être inconsciemment – la tumultueuse sensibilité de son petit-fils qui garda d’elle un souvenir ému.

Maurice Sachs a affronté les états les plus divers : le collège, le séminaire – et puis changement de décor, il part pour l’Amérique – il y rencontre la fille d’un pasteur, l’épouse et la laisse tomber assez rapidement. Il entreprend une série de conférences à la Radio, ne néglige pas non plus le commerce des tableaux. Issu d’une famille de bourgeois élevés, il fait soudain figure de grands bourgeois que dément son tempérament d’aventurier, mais il ne veut pas s’y tenir de manière absolue. (…) Maurice Sachs a passé une partie de sa vie à se demander ce qu’il pourrait bien entreprendre pour fuir l’ennui. (…) En fait de contemporain, il avait estimé et aimé d’une réelle amitié Max Jacob dont l’humour et le talent avaient certainement été très bénéfiques pour Sachs, car il y avait une parenté entre eux. (…)

Fastueux, généreux, amoureux de l’amour, sensible et indélicat, Sachs étonne ceux qui l’entourent ; lui, en revanche, rien ne le surprend.

Lecteur acharné qui ne rêve que de vivre la plume à la main, avide d’argent, métal féerique qu’il prend à n’importe qui, n’importe où, n’importe comment, sans autorisation.

Quand il donne à déjeuner, il destine le bouquet d’orchidées aux dames ; cela se passait sous l’occupation.

A quelque temps de là, j’appris que ces chaleureuses agapes étaient dues à la vente d’un diamant dont l’achat n’avait pas été réglé (700.000 francs alors). (…)

A cette même époque (l’occupation), il fit l’acquisition (à moins que ce ne fût qu’une location – on ne le saura jamais) d’un petit tonneau, d’un petit poney gris, d’un petit cocher. Cet équipage à travers les rues de ce Paris désert et immobile risquait évidemment de se faire remarquer. (…)

La situation de Sachs à Paris devenait de plus en plus dangereuse. Je le sentais inquiet. J’ignorais ses bons ou mauvais rapports soit avec les alliés, soit avec les ennemis.” (…)

(Extraits d’une préface écrite par Mme Jean Alley, amie de Sachs, pour la publication de Lettres de Sachs publiées en 1968 aux éditions Le Bélier).

Portrait de Maurice Sachs selon Wikipedia

Maurice Sachs naît à Paris le 16 septembre 1906 dans une famille d'origine juive mais irréligieuse, anticléricale et républicaine. Son père, Herbert Ettinghausen, abandonne le domicile conjugal et divorce en 1912. Sa mère, Andrée, est la fille de Georges Sachs, courtier en bijoux et familier de Jean Jaurès. Elle épouse, après son divorce, le chroniqueur mondain Michel Georges-Michel. Maurice connaît une enfance malheureuse, de pensionnat en pensionnat. En mai 1923, Andrée s'enfuit à Londres, poursuivie pour escroquerie. À 17 ans, sans ressources, Sachs doit se débrouiller seul. Il est recueilli par les Delle Donne et rencontre Jean Cocteau, dont il devient le secrétaire. Il se laisse convertir par Jacques Maritain au catholicisme le 29 août 1925, et va même jusqu'à entrer au séminaire. Un scandale dû à son homosexualité affichée l’en fait chasser. Recueilli par Max Jacob, qui l’encourage à écrire, Sachs tente de faire fortune par diverses escroqueries et indélicatesses jusqu’à se brouiller avec tous ses proches. En septembre 1930, il s'enfuit aux États-Unis, où il signe avec NBC un contrat pour une émission de radio qui connaît un grand succès. Ambitionnant une carrière politique, il se convertit au protestantisme pour épouser Gladys Matthews, la fille du Modérateur de l’Église presbytérienne. Ce mariage sera de courte durée.

André Gide le recommande à Jean Paulhan qui lui confie la direction d'une collection de romans d'aventure, publiée par Gallimard. En 1935 Sachs publie son premier roman, Alias. Au théâtre, il collabore avec Pierre Fresnay. On lui doit aussi, en 1936, une plaquette à la gloire du Parti communiste, Maurice Thorez et la victoire communiste. En 1937, ruiné et épuisé, il se fait interner pour échapper à ses créanciers. En 1939, il achève un livre-confession Le Sabbat, dont la publication est empêchée par la déclaration de guerre.

En 1940, Maurice Sachs anime sur Radio Mondial une émission de propagande, destinée à convaincre les États-Unis d'entrer en guerre contre l'Allemagne et les nazis l'inscrivent sur la liste des propagandistes antifascistes à arrêter. Lors de la débâcle, il se réfugie à Bordeaux avant de rentrer à Paris le 29 juin 1940. Là, il se livre au marché noir jusqu'en septembre 1942, où, compromis et ruiné dans divers trafics, il se cache à Anceins dans l'Orne, en compagnie de Violette Leduc, qu'il fait passer pour sa femme.

En novembre 1942, à bout de ressources, il s'engage au STO et part pour Hambourg. Il y achève ses mémoires, qui deviendront La Chasse à courre. En avril 1943, il y offre, sous un nom d'emprunt, ses services à la Gestapo comme espion et agent provocateur. Ce “juif collabo” mène alors une vie d'aventurier, fréquentant les milieux homosexuels de Hambourg, les Français de la LVF, vivant de combines et d'escroqueries, et dénonçant les trafiquants du marché noir à ses nouveaux maîtres. Il vit avec deux jeunes collaborateurs français, Philippe Monceau et Paul Martel. Le 16 novembre 1943, après avoir refusé de dénoncer un père jésuite engagé dans la Résistance, il est arrêté par la Gestapo, fatiguée de ses vols, de ses imprudences et de ses faux rapports. Il est incarcéré avec les membres de son groupe au Konzentration Lager Fuhlsbüttel.

Mis au secret, dans une cellule de trois mètres sur trois, Maurice Sachs se consacre à l'écriture et rêve d'une gloire tardive. Il semble avoir eu une forte créativité pendant cette période de captivité, jetant les bases du Tableau des mœurs de ce temps et d'autres textes réunis dans le recueil Derrière cinq barreaux.

En avril 1945, devant l'avance des troupes alliées, les prisonniers du camp sont évacués vers Kiel pour y être libérés. Mais en route, au matin du 14 avril, comme Maurice Sachs, à bout de forces après trois jours de marche, est incapable de se relever, un S.S. le tue d'une balle dans la nuque. Il est enterré dans le cimetière de Neumünster, sous un tertre de terre qui porte le numéro GC 54[2].

Le Sabbat est publié en 1946, Chronique joyeuse et scandaleuse en 1948, La Chasse à courre en 1949. Ces livres assurent la réputation d'écrivain de Sachs.

 
 

Maurice Sachs.

L’œuvre littéraire de Maurice Sachs

Aventurier amoral, archétype du demi-mondain, Maurice Sachs a été l’observateur privilégié de la vie intellectuelle des années 1920 et de celle du Paris de l’Occupation et du marché noir. Le meilleur de son œuvre est une chronique pointue du milieu qu’il fréquentait. La Décade de l’illusion (1933) est déjà une description - dans un texte de circonstance, plein de clichés - du milieu parisien. Mais les textes posthumes sont plus pointus, parfois virulents (ainsi les passages sur Cocteau délibérément scandaleux dans Le Sabbat), souvent plein d'ironie sur soi-même dans leurs moments autobiographiques (par exemple la suite de mauvaises affaires ou d'amours déçues décrites par le menu dans La Chasse à courre), mais sans sombrer dans l'auto-apitoiement ou l'humeur dépressive.

Dans les derniers textes, écrits en prison, inachevés, Sachs se prend d'une ambition balzacienne, essayant de décrire, par des portraits acérés, toute la société contemporaine. Il meurt avec, semble-t-il, une œuvre en devenir.

Liste des œuvres de Maurice Sachs

  • The Decade of Illusion, Alfred A. Knopf, New York, 1933.
  • Alias, 1935 (ISBN B0000DQN60).
  • Maurice Thorez et la victoire communiste, Denoël & Steele, 1936.
  • André Gide, Denoël & Steele, 1936.
  • Honoré Daumier, Pierre Tisné, 1939.
  • Au temps du Bœuf sur le Toit, 1939 et 2005 (ISBN 2246388228).
  • Chronique joyeuse et scandaleuse, Corrêa, 1950 (ISBN B0000DS4FF).
  • Correspondance, 1925-1939, Gallimard, Paris, 2003 (ISBN 2070733548).
  • Histoire de John Cooper d'Albany, Gallimard, Paris, 1955 (ISBN B0000DNJVG).
  • La Décade de l'illusion, Gallimard, Paris, 1950 (ISBN B0000DL12G).
  • Derrière cinq barreaux, Gallimard, Paris, 1952.
  • Abracadabra, Gallimard, Paris, 1952.
  • Le Sabbat. Souvenirs d'une jeunesse orageuse, Éditions Corrêa, Paris 1946 (ISBN 2070287246).
  • La Chasse à courre, Gallimard, Paris 1997 (ISBN 2070402789).
  • Tableaux des mœurs de ce temps, Gallimard, Paris, 1954 (ISBN B0000DL12I).
  • Le Voile de Véronique, roman de la tentation, Denoël, 1959.
  • Lettres, édition Le Bélier, 1968

2. Maurice Sachs, lecteur d’Henry de Montherlant

(Note préalable : Il n’y a aucune trace de Maurice Sachs dans l’œuvre de Montherlant. Maurice Sachs, s’il fut déséquilibré et amoral, se brouillant avec tous ses amis, n’hésitant pas à les voler, fut un excellent écrivain au style classique. Il estimait Montherlant comme un des plus grands.)

a. Dans La Décade de l’illusion (1933) de Sachs, Nrf, page 94-95

(…) “Je connus Montherlant chez lui, rue de Bourgogne (1). Mais il avait peu l’air chez lui dans cet appartement qui avait peu l’air d’un chez-soi. Tout y était à la renverse. Les meubles portaient des housses. La poussière s’était mise partout. Les valises ouvertes dans les chambres disaient que Montherlant revenait de voyage ou se préparait à partir. C’était l’un et l’autre. Il ne supportait déjà plus Paris. Il avait connu le désert. Il y retournait. Sa jeune soif ne pouvait nulle part s’étancher. Il avait la figure militaire, le corps athlétique, et sur son visage pâle une fièvre étonnante. Il tournait dans l’appartement comme un grand animal indompté. Il portait en lui une angoisse ardente qui, semblait-il, ne le devait plus quitter. Il avait en lui de la grandeur à l’état brut. Il appartenait à cette belle France qui donne des hommes courageux, durs, tenaces, cruels aux autres et à eux-mêmes. Enfin, il portait en lui des provisions de forces apparentes et cachées qui semblaient irrestreignables. Il écrivait le mieux quand ces sentiments puissants l’habitaient et que leur flot heurtait la calme mais toujours présente mer de désespoir qui baigne l’âme des hommes qui vivent dans un temps où ils se sentent étrangers.” (…)

(1) Ndlr : L’appartement de la Rue de Bourgogne fut le second domicile notoire de Montherlant à Paris après qu’il eut quitté la villa de Neuilly, Passage Ferdinand, où il avait vécu, avec son père, sa mère et sa grand-mère, de 1907 à 1925 (1914 : mort de son père ; 1915 : mort de sa mère ; 1923 : mort de sa grand-mère, la comtesse de Riancey). En septembre 1939, il déménagea de la Rue de Bourgogne et il s’installa, suite aux conseils de son amie Elisabeth Zehrfuss, dans un entresol du Quai Voltaire à Paris où il demeurera jusqu’à sa mort.

b. Lettre de Sachs à Maître Moncorgé du 7 février 1943

(…) La sentence de Balzac que vous m’avez envoyée est admirable de prophétie. Au reste Balzac ne s’est jamais trompé et tout ce que je vois des Français le confirme davantage. Leur farouche abêtissement, leur dos tourné à tout problème général, à toute question intéressant l’humanité, me navre, me terrifie et me révolte aussi.
Ils vivent ce tragique, cet éclatant période (sic) de l’histoire en discutant le nombre de pommes de terres reçues à la soupe  ! Ce n’est pas que l’individualisme me répugne en soi. Mais plutôt l’incuriosité de ces individus. Cela me fait souffrir tous les jours et je commence à pouvoir dire comme le personnage de Montherlant : “Il y a une façon brave et presque provocante de recevoir le premier assaut du destin. Et puis peu à peu cela vous ronge.” (…)

c. Lettre de Sachs à Madame Jean Alley datée du 21 février 1943

(…) J’ai lu aussi La Reine morte. Admirable scène entre le roi et son fils. Et quand même plus que des nerfs dans le reste dont la construction scénique, la mécanique théâtrale sont ratées, quelque chose de chaleureux que j’aime. Peut-être que nul n’est aujourd’hui plus chaud que Montherlant, brûlant même si l’on compare ses écrits à la suave tiédeur de ceux de Giraudoux, aux étincelles si vite éteintes de Cocteau, à la moiteur fétide de Céline, au faux été de Giono, à la fièvre passagère de Malraux, au confort ouaté de Gide, aux feux couverts d‘un Jouhandeau qui se consume sous la cendre.

Ce qui ne veut pas dire que Montherlant l’emporte en génie  ! Non. Il dégage plus de flamme. C’est tout et c’est assez considérable.(…)

d. Lettre de Sachs à Maître Moncorgé, 21 février 1943

Il y a de bons traits dans la pièce (La Reine morte, ndlr) de Montherlant et même de bons mots.

Par exemple :

“Tenez, il m’arrive, quand je viens de duper merveilleusement quelqu’un, de le prendre en pitié, le voyant si dupe, et d’avoir envie de faire quelque chose pour lui…
De lui lâcher un peu de ce qui ne nous importe pas, l’ayant bien dépouillé de ce qui vous importe.”

“Allez, allez, en prison  ! En prison pour médiocrité.” “Un jeune démon est toujours beau.”

Ou

“J’ai été bien meilleur et bien pire que le monde ne peut le savoir.

Et puis :

“O mon Dieu  ! Dans le répit qui me reste, avant que le sabre repasse et m’écrase, faites qu’il tranche ce nœud épouvantable de contradictions qui sont en moi, de sorte que, un instant au moins avant de cesser d’être, je sache enfin qui je suis.”

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