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Articles sur Montherlant (hors presse)

89. La sexualité dans l’œuvre de Montherlant : l’étrange et la peur, par Louis Baladier

Note

Louis Baladier né en 1942 est Agrégé de l’Université et Docteur ès Lettres.
Cet article fut écrit en 2009.

“Cela est étrange,
mais il n’y a que des choses étranges par le monde.
Et tant mieux,
car j’aime les choses étranges.”
(La Reine morte).

“Le plaisir et la peur font l’amour ensemble.
Je couche avec ma petite complice.
Le plaisir et la peur grimpent dans notre lit.
Quelle partouze !”
(La Marée du soir)

 

Montherlant accède à la notoriété littéraire en 1924 avec Les Olympiques au cours de cette décennie des années vingt où le soulagement de la fin de la guerre crée l’euphorie frénétique et factice des “années folles”. Cette “décade de l’illusion” selon un mot de Maurice Sachs voit notamment une contestation violente des valeurs bourgeoises et une revendication féministe d’émancipation et de liberté sexuelle. Le succès critique en 1934 des Célibataires et le triomphe éditorial des Jeunes Filles de 1936 à 1939 assurent à Montherlant une position éminente dans le monde littéraire et social. C’est pendant ces années-là, qu’aiguillonnée par la “montée des périls” l’inquiétude existentielle tant individuelle que collective va prendre la dimension d’une véritable crise de l’esprit touchant tous les aspects de la civilisation et notamment le concept de normalité.

L’œuvre de Montherlant, malgré la volonté proclamée de son auteur qu’elle soit intemporelle, ne reste pas étrangère à ces questions tout particulièrement par la place, volontiers provocante, qu’elle fait aux thèmes de la sexualité. Enfin au cours de ce que P.-.H Simon a appelé la “décennie tragique” marquée par les épreuves de la défaite et de l’occupation et de la double coaction de l’ordre barbare des nazis et de l’ordre moral de la “Révolution Nationale” et par l’enthousiasme de la Libération mais aussi les violences de l’épuration et les troubles de l’après-guerre, l’œuvre de Montherlant, qui s’impose au théâtre par les retentissants succès de la Reine morte en 1942 jusqu’au Maître de Santiago en 1947, va continuer d’offrir de curieuses occurrences d’un rapport très particulier à cette thématique.
Nous nous intéresserons d’abord à la dissociation, systématique et absolue, du sexuel et de l’affectif dans les intrigues romanesques, puis, a contrario, l’association voire l’incorporation du désir sexuel et de la peur et nous essaierons de proposer une interprétation de cette érotique étrange.

Au cours de la Grande Guerre, la désorganisation de la vie familiale et la large relève des hommes par les femmes dans les tâches économiques et sociales ont préparé le bouleversement de l’image et du statut traditionnel de la femme dans la société bourgeoise qui va se manifester pendant l’entre- deux- guerres. En 1922 le retentissement du roman de Victor Margueritte La Garçonne et le scandale qu’il provoque peuvent être considérés comme un signe du temps. L’œuvre de Colette, qui remet en cause distinctions et catégories morales – le masculin et le féminin, le pur et l’impur – est exemplaire de ce dérèglement des normes et des valeurs bourgeoises touchant à la situation de la femme et à son rôle et dont témoigneraient maints autres ouvrages littéraires de l’époque. Montherlant ne reste pas étranger – en dépit de l’image traditionnelle de misogyne qu’on a donnée de lui – à ce mouvement. Mais s’il prend à partie lui aussi les préjugés régnants, s’il renouvelle l’image de la femme, c’est de façon paradoxale et étrange.

Tous les écrivains et les intellectuels qui traitent, à ce moment-là, de ce sujet, associent les thèmes de la crise du mariage bourgeois, de l’émancipation de la femme à celui d’une valorisation de l’amour et du désir qui le manifeste. C’est tout particulièrement le cas des surréalistes qui, souhaitant libérer le désir de tous les interdits sociaux et moraux, font de l’amour la grande force régénératrice du monde. C’est l’”amour fou” de Breton, l’”amour sublime” de Péret et, chez Éluard, l’amour du couple qui préfigure la communion entre les hommes. Montherlant, dans Les Olympiques (1924), va introduire dans l’univers romanesque un personnage nouveau, la sportive, athlète féminine, femme redevenue naturelle, débarrassée de toute fragilité, mièvrerie, futilité et pleinement égale de l’homme. Avec cette étonnante particularité qu’une telle femme, exaltante, est aussi asexuée et étrangère au désir masculin. Dans un poème qui condense les impressions et les découvertes de “l’apport nouveau de l’athlétisme féminin” exposées dans le récit, intitulé “Á une jeune fille victorieuse dans la course de mille mètres”, l’auteur chante cette femme nouvelle et son incomparable beauté “Fleur de santé ! Fraîche et chaude ! Fine et forte ! Douce et dure ! Exacte et pas falsifiée et telle que sortie du ventre de Nature, égale à moi et plus peut-être, si j’en crois je ne sais quelle émotion”, cet enthousiasme semble impliquer le désir : “Ô délivrance, enfin je trouve celle qu’on ne peut pas dédaigner ! […] Dans mes bras la coupeuse de vent !”, mais en fait une brusque volte éloigne et annule ce désir : “Mais n’aurais-je pas soudain la sensation d’être un vandale ?Partez donc, ma belle fille, honneur de la chose créée”, et se lève, face à la femme libre, forte, magnifique et intouchable, un autre objet de désir, celui qui peut-être, qui doit être profané. “Il est d’autres fleurs par le monde que je puis sans remords faner”.

Ainsi s’établit une étrange disjonction entre l’être doué de beauté, éblouissant, digne d’amour, mais en quelque sorte sacralisé par cette reconnaissance d’une égalité de valeur, et celui qu’on désire et que ce désir, forcément, dégradera. Déjà dans Le Songe (1922) Montherlant avait fait le portrait d’une femme forte à la beauté éblouissante mais, d’une certaine façon, androgyne. Alban, le protagoniste, a pour elle une amitié passionnée, une véritable dilection spirituelle. Et Dominique, qui est une sportive dont Alban a admiré sur le stade le corps parfait avec un désir étrange, comme asexué, semble partager avec lui le goût d’une relation saine, dégagée de tout sentimentalisme, qu’on pourrait presque qualifier de virile puisqu’elle voit les autres femmes “… pendues aux bras des amants comme des êtres sans vertèbres et qui sans cela s’affaisseraient de faiblesse, pareilles à de grandes limaces déguisées”.

Mais, en chacun d’eux, va se réveiller une ambiguïté plus trouble. Découverte étonnée pour Dominique lorsque devenue infirmière pour se rapprocher d’Alban qui est au front, dans la promiscuité des hommes blessés, elle sent s’éveiller la sensualité des contacts furtifs – et interdits – qui lui procurent “un dégoût délicieux.”. Dualité assumée pour Alban qui a une maîtresse au prénom significatif de Douce et qui donne à chacune des deux femmes un rôle spécifique : “Dominique, avec son esprit et son âme, m’est un bien excellent. Mais toi, Douce, avec ton seul corps, ô véritable régulatrice de ma vie !”.

Et dans la série des Jeunes filles qui fut de 1936 à 1939 un des plus grands succès de librairie de la période et dont la critique n’a pas vu que, bien plus qu’un roman psychologique ou sociologique, c’était une réécriture des Liaisons Dangereuses, Montherlant fait la satire de la situation faite aux femmes par la tradition d’une sentimentalité niaise et d’un romanesque du cœur conventionnel. Mais il est significatif que les personnages féminins qui gravitent autour de la figure centrale du mâle séducteur Costals, se distribuent en deux groupes, celles qui sont dignes d’estime et de respect sont un bas-bleu laideron (Andrée Hacquebaut) ou une folle mystique (Thérèse Pantevin) et celles qui sont désirées sont des prostituées (Rachel Guigui, Rhadidja) ou une jolie sotte (Solange Dandillot).

Ce qui est original dans ce schéma, qu’on retrouve dans toutes les œuvres romanesques de Montherlant et dans une grande partie de son théâtre, et ce qui constitue sa réelle étrangeté, n’est pas la séparation du corps et du cœur, au fond banale et dont l’origine pourrait se retrouver dans la littérature courtoise, mais bien la permanente tension des deux ordres et l’inversion des valeurs qu’ils impliquent.

Ce qui est exalté c’est la sexualité, y compris sous ses aspects les plus sordides, mais elle participe à la fois d’une nécessité vitale, extraordinairement positive, et d’une nature ignoble que justement les figures féminines éminentes font mesurer. Cette sexualité à la fois puissante et équivoque trouve un vigoureux ressort dans la peur. Au début de La petite Infante de Castille (1929), le narrateur raconte une nuit passée dans la troisième classe surchargée d’un train espagnol parce qu’il souhaitait se placer à côté “d’une bête féminine que je voulais examiner de près.” Et de décrire les patientes manœuvres nocturnes pour toucher et caresser “l’objet”, avec l’angoisse d’un scandale. La femme convoitée va-t-elle faire un éclat ? Le “dragon maternel” qui est assoupi tout près ne va-t-il pas se rendre compte et intervenir ? Et c’est bien ce mélange de désir, d’audace et de peur qui déclenche une véritable transe de plaisir.
“Ah, quelle joie insensée ! Il y a de quoi devenir fou de plaisir. Souvent, l’alcôve, demain, paraîtra fade à côté de cela.” Étrange érotisation de la peur qui l’instaure en aphrodisiaque exceptionnel.
Il est à souligner que cette peur est de nature sociale, celui qui l’éprouve n’est pas menacé d’un danger physique mais d’un esclandre. Dans Les Jeunes Filles par exemple, Costals au concert en compagnie de sa maîtresse, l’enlace, la caresse et, par-dessus son épaule, essaie d’attirer l’attention de sa voisine de fauteuil “parce qu’il trouvait convenable que, dans la même minute où il caressait une jeune personne, il en désirât une autre”, et il s’exalte de cette conduite qui peut à tout moment, provoquer un incident : “Non ! se disait-il, avec enthousiasme, jamais, jamais personne ne s’est tenu en public avec une femme aussi mal que moi”.

C’est le même émoi, intensément sexualisé, que découvre Dominique à l’hôpital militaire de campagne lorsque l’éveil de sa sensualité au milieu de cette communauté d’hommes est décuplé par les interdits réglementaires. Quand un blessé lui plaît, elle fait naître les occasions de créer avec lui une intimité trouble de frôlements, d’attouchements furtifs, et en éprouve “une joie éclatante”. Elle prend ainsi conscience que ce qui la liait à Alban, sous le masque d’une amitié fraternelle, c’était l’amour. Elle profite donc d’une permission de celui-ci pour le revoir et s’offrir à lui. À son tour celui-ci la désire “avec une santé, une acuité et une intégralité qui dépassaient la possession.” Il l’embrasse violemment et l’abandonne car ce désir entre eux, en brisant l’harmonie spirituelle qui les unissait, dégrade définitivement l’autre à ses yeux. “Il était parti tranquillement, comme un coq qui scelle une poule qui s’en va, il la laissait plus avilie que s’il l’avait maintenue et couverte sur le gravier.”

Ainsi apparaît pleinement l’étrange subversion des valeurs et des normes qui est au cœur de l’érotique montherlantienne. Seuls importent le désir et sa satisfaction (tout le reste est fadaise) comme nous l’avons vu ; ce désir trouve un puissant moteur dans la transgression, le défi et la peur engendrée, et pourtant ce désir abaisse et déprécie la femme qui en est le sujet ou l’objet.

Essayons pour finir de trouver la clef de cette inquiétante aporie.

 

Une scène étonnante de La Reine morte peut fournir un éclairage de la question. Le mariage secret de Don Pedro, prince héritier du Portugal, avec la belle Inès rend impossible son mariage politique avec l’Infante de Navarre que le roi Ferrante avait arrangé. Furieux, ce dernier va sévir contre son fils, et ses ministres le pressent de faire disparaître Inès ; l’Infante, princesse dépitée dans son orgueil, repart pour la Navarre mais auparavant, de la façon la plus surprenante, elle rend visite à Inès pour la mettre en garde et la presser de fuir avec elle. Scène inattendue et déconcertante. Inès est l’obstacle au projet politique auquel l’Infante s’était vouée avec passion, elle devrait la détester. Pourquoi veut-elle emmener vivre avec elle cette femme que Don Pedro lui a préférée et qui empêche son ambition politique de se réaliser ?
Cette adolescente affirme son dégoût des hommes et proclame sa propre virilité, elle a regardé longuement Inès et l’a trouvée belle, et elle se dit hantée par son visage. Il semble bien que cette princesse énergique, qui méprise l’amour des hommes, soit tombée amoureuse d’Inès et soit entraînée par le désir que trahit d’ailleurs son exclamation irritée devant le refus d’Inès de la suivre : “Ah ! La chose insensée, qu’un désir violent ne suffise pas à faire tomber ce qu’on désire.” Dans cette scène nulle dévalorisation des protagonistes, l’Infante est d’une noblesse pathétique dans son impuissance à sauver celle qu’elle aime et Inès est sublime dans sa fidélité à son amour pour Don Pedro. Or ici l’une et l’autre apparaissent comme anormales, non point dans l’acception usuelle d’une anomalie pathologique, mais par un refus dédaigneux des conduites ordinaires. Inès ne justifie pas son attitude en référence à la morale et aux sentiments, elle se compare successivement à un oiseau de race et à une cascade qu’on ne saurait orienter hors de sa pente. Et l’Infante se place délibérément hors de toute catégorie.

Cette scène est l’indice d’un espace qui se dessine dans l’œuvre, en filigrane discret voire secret, où le désir ne peut se déployer et s’assouvir que dans un rapport agonistique avec la norme.
Transcendant l’exhibition somme toute banale de la dissociation des femmes que l’on admire et respecte et de “Celles qu’on prend dans ses bras”, l’écriture singulière de cette érotique profonde de l’œuvre de Montherlant recourt largement à une métaphorique animalière qui vise à séparer radicalement le sexuel du social.

En 1936 Montherlant publie à Tunis Pasiphaé, un poème dramatique qui sera représenté au théâtre Pigalle en 1938. Reprenant le mythe crétois de l’épouse de Minos amoureuse d’un taureau, il le dégage de tout symbolisme ésotérique pour en faire un drame du désir hors normes. Pasiphaé veut passionnément assouvir son désir : “Volupté, volupté chérie” s’écrie-t-elle, mais en même temps elle a peur de se heurter aux jugements humains, elle souffre de culpabilité : “Malheureuse, malheureuse que je suis !”. Mais à sa voix répond la voix du chœur, affirmant l’absurdité des interdits et rejetant comme insensée la distinction du normal et du monstrueux. Le chœur cependant nuance et distingue le sentiment de culpabilité, aberrant, et la peur de l’anathème social, parfaitement compréhensible. Et il exalte pour finir tous les ordres qui échappent au social : “J’hésite parfois si l’absence de pensée et l’absence de morale ne contribuent pas beaucoup à la grande dignité des bêtes, des plantes et des eaux.” Pasiphaé elle-même oppose la sérénité du règne animal et la douloureuse condamnation sociale de son désir : “La chienne appelle le chien et reçoit une réponse. La louve appelle le loup et reçoit une réponse. Mais moi il n’y a que l’anathème pour le cri de ma chair et de mon cœur”.

C’est là, dans le domaine thématique qui nous intéresse, le motif prégnant de l’œuvre de Montherlant. Constamment les manifestations du désir sont animalisées par des comparaisons, des énallages, des visions zooptiques. Dans Les Jeunes Filles (Le démon du bien) Costals vient de faire l’amour avec Solange… “Et il rêvait d’étreintes plus dignes de lui, sur le plan héroïque, de puissants mélanges analogues à ceux de deux lutteurs sur le tapis, où cette fois il ne s’agit plus de vaincre une misérable agnelle consentante (au fond, quelle rigolade que ces “victoires” sur des femmes !) mais où la force terrasse la force et pour un instant la fait douceur.”

Ainsi le domaine du désir prend une ampleur d’épopée et le désir lui-même une nature héroïque, ce qui implique l’étrangeté et l’affrontement à la peur. Étrangeté d’une conduite par nature hors normes et qui tire sa justification et sa force de cette anomie et peur indissociablement liée aux obstacles nécessaires et qu’il s’agit de surmonter. L’immoralisme n’est plus une révolte ou une subversion, c’est un affrontement choisi qui tire de l’infraction sa jouissance. L’érotique montherlantienne est en somme une sexualisation du transgressif et une tragédie du désir.