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Articles sur Montherlant (hors presse)87. Marcel Jouhandeau raconte sa rencontre avec Henry de Montherlant un jour de mai 1945 au Quai des Orfèvres où ils sont convoqués pour un interrogatoire au sujet de leur attitude durant la guerre.NoteCe texte est extrait de Journal sous l’Occupation de Marcel Jouhandeau (1888-1979), publié en 1980 chez Gallimard. Extrait de Journal sous l'Occupation
La guerre était finie. Toutes les cloches, toutes les sirènes de Paris nous le faisaient savoir si bruyamment que les chats, les chiens, notre basse-cour inquiète semblaient se demander : - Qu’est-ce qui leur prend ? Je comparus le lendemain et ne fus pas peu surpris d’apprendre que les écrivains compromis étaient confiés aux soins de la brigade mondaine. A 2 heures et demie, le vendredi, quand j’arrivai quai des Orfèvres, je ne peux pas dire que j’étais très rassuré. Les couloirs sinistres ne m’y engageaient, ni leur solitude. J’avais compté retrouver l’inspecteur Galli, mais non. C’est un secrétaire de celui-ci qui me reçut, qui me pria de lui faire un récit de mes exploits aussi succinct que possible. A mesure que je parlais, il prenait des notes. En somme, me disais-je, ce qu’on me demande, c’est de m’accuser moi-même. De moi on ne savait rien. Je pouvais me taire sur tout. Je pouvais tout contrefaire. Mes amis m’avaient dissuadé de parler du seul fait qu’on pouvait me reprocher, mais j’avais décidé d’être sincère, me disant que, si je cachais une seule chose, on pourrait me soupçonner d’une infinité d’autres et qu’il importait avant tout d’être en règle avec la vérité. Je confessai donc que j’étais l’auteur d’un article de deux pages, qui était l’unique manifestation écrite de mes opinions politiques durant l’Occupation : - Et cet article vous a rapporté beaucoup ? Mon récit terminé, le secrétaire m’en lut le résumé et je signai. Sur ce, il tira de dessous la table un filet de cuisinière dans lequel se trouvaient mes ouvrages parus depuis quatre ans, sur lesquels il me demanda de m’expliquer. Menaçant : - Dans ces Chroniques, il est bien question des évènements du jour. Il me semblait que nous en avions fini. Le secrétaire se lève et m’invite à le suivre dans une salle d’attente, où l’on me fait asseoir en face d’une demi-douzaine de femmes en cheveux, alignées le long du mur sur des tabourets. Je compris très vite que c’étaient là des prostituées qu’on avait ramassées la veille sur les trottoirs. L’une d’elles paraissait n’avoir pas plus de seize ou dix-sept ans. Elle pleurait à chaudes larmes. De temps en temps, les agents qui allaient et venaient dans la salle, en passant, lui agaçaient le menton. L’un d’eux lui dit : - Alors, c’est les grandes eaux en l’honneur de la victoire ! Mais ce qui m’amusait le plus, c’était de me trouver là. Dans une salle voisine, dont la porte demeurait ouverte, des scribes travaillaient. Tout d’un coup, l’un d’eux entre précipitamment. Il s’écriait : - Qu’on aille me chercher un cycliste. Impossible de retrouver l’acte de décès de Drieu la Rochelle. Le rappel de ce nom dans de pareilles circonstances me semble voulu par la Providence. Il n’y a pas de coïncidences fortuites. J’étais ramené tout d’un coup par les voies les plus simples au sérieux de la situation. Mais le plus fort ne s’était pas encore produit. L’ordre à peine rétabli, une porte s’ouvre et je vous le donne en mille, je vous le donne en cent ; quelqu’un entrait et venait droit vers moi : Henry de Montherlant, suivi de l’inspecteur Galli. Il y avait bien dix ans que nous ne nous étions vus. Certes nous n’étions ni lui ni moi des malfaiteurs ordinaires et la date de notre dernière rencontre était trop lointaine pour que nous ayons pu être des complices. Nous nous rappelons avec émotion notre première entrevue dans le grenier d’Emile Dermenghem, un dimanche soir, après vêpres, rue de Miromesnil, puis les mercredis chez Jacques Rivière qui nous réunissaient parfois avant 1925.
Machinalement, au moment de quitter la maison, j’avais emporté au hasard un livre que Montherlant prit sur mes genoux pour voir ce que c’était, et en me le rendant : - Jouhandeau et Port-Royal le même jour, c’est trop. Je voulais relire les pages merveilleuses qu’il consacre à la captivité de Saint-Cyran. Mais déjà l’inspecteur Galli qui nous avait laissés à nos effusions reparaissait. Il était vêtu de gris perle et cravaté de rouge : - Messieurs, nous dit-il, vous voudrez bien me suivre. Une voiture en bas nous attend qui vous conduira rue Boissy-d’Anglas, où M. le juge d’instruction se propose d’examiner vos dossiers devant vous et complétera l’information, s’il y a lieu. Nous descendons. Devant la porte, des curieux faisaient la haie. Tous ont reconnu Montherlant. Je passe inaperçu. Aucune manifestation. On nous fait asseoir au fond du camion et nos gardiens en civil prennent place devant nous, portant nos ouvrages dans deux filets. La voiture fait halte devant l’hôtel Crillon, place de la Concorde. Je pense à Louis XVI, à Marie-Antoinette, à Boissy d’Anglas, dont nous prenons la rue. Et bientôt nous nous trouvions, Montherlant et moi, dans une salle assez belle, mais dépourvue de tout siège. Une heure se passa sans qu’on vînt troubler notre station debout qui incommodait fort mon compagnon. - Un éclat de shrapnell dans le dos, me dit-il ; si je ne m’assois ou ne m’étends pas un moment, je vais me trouver mal. Je m’élançai dehors et le premier policier rencontré prit sur lui de nous conduire dans une autre salle, où se trouvait un divan de velours. Montherlant s’y installe, mais tout de suite une vague de pessimisme (était-ce l’effet de la fatigue ?) s’empara de lui. Je me souviens qu’il me dit à peu près : “Tout va bien pour le moment pour vous, parce que je suis là, pour moi, parce que vous êtes là et que nous parlons, mais avant la nuit, on va nous conduire à Drancy, moi peut-être à Vincennes, et nous ne nous reverrons jamais. On nous étranglera dans nos prisons.” Je ne voyais pas du tout les choses comme Montherlant. Sans augurer bien de ce qui allait se passer, je m’y adaptais peu à peu, en évitant d’en épaissir la noirceur. Bien m’en avait pris. Comme le jour déclinait, l’inspecteur Galli venait nous dire : - Messieurs vous êtes libres. Maître Angéras qui devait vous recevoir a demandé un congé et le magistrat désigné pour le remplacer n’a pas encore pris possession de son poste. Ainsi bénéficiez-vous d’un sursis. Je vous demande seulement de ne pas quitter Paris.
Montherlant alors, touchant de simplicité juvénile, à la manière d’un collégien puni (il me semble encore l’entendre), en levant la main droite, osa dire : - Je pourrai bien aller à Fontainebleau ? A peine la porte ouverte devant nous, de descendre l’escalier quatre à quatre. J’appris plus tard que Montherlant avait un rendez-vous ce soir-là sur je ne sais plus quel pont à 9 heures.” (…) (…) “Victor Bataille, mon avocat, me rapporte que Montherlant lui a parlé de moi avec une si touchante émotion que les larmes ont mouillé ses yeux : “Oh ! pour moi, aurait-il dit, j’en ai couru le risque. Mais pour lui, si on lui fait du mal, j’en aurai de la peine.” Et voilà l’homme à qui l’on fait une réputation d’insensibilité. (…) “Elise a un faible pour Montherlant. Je crois même que s’ils s’étaient levés, lui un peu plus tôt, elle un peu plus tard, ils auraient bien pu me tromper ensemble, au gré de Madame. Ce sont deux êtres de taille. Intimidée par lui hier, j’ai bien ri, quand elle s’y est reprise à trois fois, incapable de retrouver l’ordre des lettres du mot”solstice”. Elle disait “soltiste”. Sources : La Courbe de nos angoisses, 1945, Jouhandeau, in Journal sous l’Occupation, pages 362 à 369, 1980, NRF. Pour rappel, le "Dossier Montherlant" sera examiné tour à tour par :
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