www.bigben.be
AccueilBiographieOeuvresBibliographieArticlesAudio & Video

Articles sur Montherlant (hors presse)

84. Dernières pages du Journal de Jean Cocteau : évocations de Montherlant

 
 

Jean Cocteau.

Dans le dernier tome du Journal de Jean Cocteau, Le Passé défini, tome VIII, années 1962-1963, qui vient de paraître chez Gallimard en octobre 2013, on lit certains passages consacrés à Montherlant.
Cocteau, académicien depuis 1955, se préoccupe en effet de la future réception de Montherlant à l’Académie française où celui-ci fut élu sans avoir posé sa candidature en 1960.
La date de réception fut retardée à cause des ennuis de santé de Montherlant. Le discours ne fut lu qu’en juin 1963 par Montherlant “ en petit comité ” car il souffrait de vertiges. Il succédait à André Siegfried. Manifestement le discours que devait préparer Montherlant lui pesait car il évoquera peu son prédécesseur.
On constate que Cocteau et Montherlant s’appréciaient.
Pour rappel, Cocteau est né en juillet 1889 (Montherlant en 1895) et meurt en octobre 1963 à l’âge de 74 ans (Montherlant en 1972 à l’âge de 77 ans).

Voici les passages de ce Journal de Cocteau :

Jeudi 18 octobre 1962

Déjeuner chez Florence Gould. Académie, ô tristesse, on me montre la nouvelle salle, noble, blanche et lugubre, avec des fauteuils de mauvais cuir fauve. Montherlant malade, voudrait éviter la grande cérémonie et que les discours se lisent en petit comité.

Vendredi 19 octobre 1962

Ci-joint la lettre de Montherlant (lettre manuscrite datée du 17-9-1962) :

Coctellum legere. J’avais inscrit cela dans mon programme d’été. Je vous ai lu dans les journées qui suivirent certaine heure entière où ma chambre tourna autour de moi, et où je croyais qu’elle allait tourner ainsi toujours.
J’ai beaucoup songé ensuite à quel Requiem vous auriez composé pendant cela (sic), alors que moi, je ne composai rien mais je me disais bonnement que quand je me déciderais de me tuer, je ne pourrais aller au bon tiroir qu’à quatre pattes, et, encore, pas sûr de le trouver.
Le Requiem me rappelle ces passerelles très étroites en ciment armé, sans appuie-main, par où l’on va d’un corral à l’autre, le matin de la course, dans certaines arènes de fraîche date, avec les taureaux en-dessous qui vous regardent.

Fidèlement à vous
Montherlant

Je trouve franchement marrant que Gallimard glisse cet encart dans vos volumes. Rien n’y manque pas même le poème du milieu, car c’est sûrement un poëme (sic).

17-9-62

NDLR : Le Requiem est un recueil de poèmes écrits par Cocteau en 1962, un an avant sa mort. Voici ce qu’écrit Cocteau de cette œuvre en juin 1963 dans son Journal tome VIII, page 325 : “Ils m’amusent ceux qui disent que Le Requiem est ma plus belle œuvre. Ce n’est pas ma plus belle œuvre, c’est la plus belle œuvre de toute la poésie. ”

Mardi 30 octobre 1962

 
 

Montherlant
dans les années soixante.

Montherlant, sous prétexte d’agoraphobie, entoure sa réception de toute une extraordinaire mise en scène.

Lettre manuscrite de Montherlant datée du 29 octobre 1962 :

Mon cher Cocteau,

Merci pour votre petit mot affectueux. Je songe souvent à votre bonne santé, à vos nerfs de chat, à votre “ sympathique ” de fer, qui vous permet de marcher au plafond comme les mouches, pour y tracer vos belles filigranes (sic). Moi, c’est sur la mer que je marche, attendant toujours l’instant où je m’enfoncerai, moins heureux que Jésus-Christ. Attendons que je sois revenu sur terre pour nous voir. D’ailleurs, de façon générale, les Académiciens me terrifient. Je les sens toujours (un mot indéchiffrable) et sans exception, tellement plus intelligents que moi.

Votre
Montherlant

Lundi 5 novembre 1962

Il est traditionnel à l’Académie d’avoir des ducs, des maréchaux, des princes de l’Eglise. Mais ils veulent des écrivains et, sauf Montherlant qui sera reçu, à cause de sa santé, dans des conditions bizarres, les écrivains qu’ils (les Académiciens) choisissent ne font pas le poids.

Dimanche 9 décembre 1962

Moretti m’annonce que Kessel est malade et en clinique. Ce matin, une lettre de Genevoix m’annonçait la même chose de Lévis Mirepoix (mais semble-t-il beaucoup plus grave). Tout se complique donc autour de la réception de Montherlant.

* * *

NDLR

Montherlant lira finalement son discours de réception à l’Académie française, en petit comité, le jeudi 20 juin 1963. Le Duc de Lévis Mirepoix lui répondra.

Dans son Journal, Cocteau ne fait aucun commentaire au sujet de ces discours. Assistait-il à cette séance de réception  ? Mystère.

Comment ne pas évoquer encore ce grand texte de François Mauriac écrit à l’occasion de cette séance du 20 juin 1963 et de Montherlant  ?

Jeudi 20 juin (1963)
Montherlant est reçu à l’Académie Française.
Texte de François Mauriac publié dans Le Nouveau Bloc-Note 1961-1964, chez Flammarion, 1968 :

 
 

Jean Cocteau
(1889-1963).

“Dieu seul est grand, Monsieur !” Si j’avais dû recevoir Henry de Montherlant à l’Académie française, c’eût été sans doute mon exorde et l’endroit le plus flatteur de ma réponse aux remerciements, dont notre nouveau confrère s’est d’ailleurs montré fort avare.

A partir de là, j’aurais traité des deux grandeurs : celle qui est dans le style et celle qui est dans la vie. Un grand écrivain est-il celui qui les accorde jusqu’à les confondre ? Ou suffit-il que seuls soient grands les sujets qu’il traite ? J’aurais montré alors, par des exemples empruntés à l’œuvre de ce récipiendaire ombrageux, que le goût du néant, dans une vie toute tournée à la satisfaction des désirs, est assez amer pour que le plus grand style y trouve une matière appropriée, de sorte que la victoire finale d’un écrivain de cette espèce naît de sa défaite même : si grand que soit le style dont il use, il ne sera jamais à la mesure de son désespoir, de la peur qu’il a de la mort, de l’horreur que lui inspire un corps déjà à demi détruit.

Mais enfin Henry de Montherlant est encore de ce monde. Tant que l’auteur est vivant, son style peut trouver tout à coup un objet à sa mesure. Le jeune Montherlant le savait déjà : “Quoi qu’il arrive, ne gâchons pas Dieu…” a-t-il écrit un jour. L’a-t-il gâché ou non ? Qu’il y aurait à dire à ce sujet sur l’auteur du Maître de Santiago et de Port-Royal, et sur cette connaissance par le dehors d’une dévotion passionnée et raisonneuse qu’il a reçu le pouvoir d’exprimer avec magnificence mais non de ressentir ! Et c’est trop peu dire : ne l’a-t-il pas haîe et méprisée à certaines heures ? Si j’avais eu à prononcer cette harangue (dont mon confrère, le duc de Lévis Mirepoix s’est tiré le mieux du monde, mais avec trop de gentillesse) il aurait fallu avoir le courage de relire le Solstice de juin, et profiter de cette réception à huis clos pour rouvrir ce livre devant l’Académie, comme Bossuet, au début de son sermon sur la mort, ouvre un cadavre devant la Cour, et pour se demander si ce qui exulte sourdement à travers ces pages ne ressemble pas à un cri de Julien, l’empereur apostat triomphant par-delà la tombe : " Cette fois, Galiléen, c’est toi le vaincu !”

Oui, qu’il y aurait à dire, non pour accabler cet écrivain superbe, mais au contraire pour le réconforter ; car tandis qu’il parlait, je voyais bouger, au-dessus du garrot, la garde d’une épée à demi enfoncée. Ce taureau “manso” a pu refuser la corrida publique sous la Coupole, non celle qu’il nous faut affronter, tous tant que nous sommes, jusqu’à la dernière estocade. Les banderilles ne seraient rien ; nous en avons tellement reçu au long de notre vie qu’il n’y a plus de place où les loger sur un si vieux corps, et elles ne nous font perdre qu’un peu de sang au jour la journée. Le terrible, c’est cette épée, c’est cette main invisible qui nous frappe, et qui n’est pas celle de la créature, autant que nous ayons souffert des créatures.

A ce tournant de mon discours, j’aurais tendu à notre nouveau confrère le laurier et la palme - non par de vaines louanges, mais en développant une idée que je crois juste : c’est que “le style c’est l’homme même” au sens absolu, et que le style d’Henry de Montherlant suffit à prouver que ce Montherlant-là existe qui a été créé et mis au monde moins pour parler cet admirable langage que pour le vivre. Ses personnages ne lui ressemblent pas seulement par l’orgueil et par la solitude, mais aussi par les vertus dont il semble avoir été le moins capable, autant qu’on peut juger d’une vie dont les cheminements, les tours et les détours nous échappent.

On dirait que chacun de nous, écrivains, est venu sur la terre avec la mission d’exprimer une certaine vérité et d’y accorder sa vie. Si nous choisissons de nous en moquer, de ne nous fier qu’à notre convoitise, nos personnages se substituent à nous pour crier ce que nous aurons tu.

La chair et ses inclinations, ce n’est pas cela seulement que nous refoulons : le refoulement concerne aussi en nous le meilleur et le plus pur, tout ce qui, dans un être, s’appelât-il don Juan ou Malatesta, demeure attiré par cet amour sans visage et sans nom…

Ce qui complique tout, c’est que pour nous, chrétiens (et l’auteur de Port-Royal est tout de même né chrétien !), cet amour a précisément un nom au-dessus de tout nom, et un visage - ce visage souffleté et couvert de sang, et qui, s’il attire l’adoration des âmes tendres, est pour la race de Nietzsche un achoppement. A de petits chrétiens, tel que dut être l’enfant Montherlant, il eût fallu prêcher le Christ glorifié, celui qui a dit : “J’ai vaincu le monde !” Celui dont il est écrit : “Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat.”

* * *

Cocteau meurt le 11 octobre 1963 dans sa maison de Milly-la-Forêt.