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Articles sur Montherlant (hors presse)

82. Le soleil en face — Montherlant, professeur d’énergie, par Romaric Sangars

(Ce texte, écrit en 2011, fut publié dans le livre Montherlant aujourd’hui vu par 15 écrivains et hommes de théâtre,
aux Editions de Paris Max Chaleil, Paris, 2012. Romaric Sangars est né en 1977 à Grenoble. Il est critique littéraire.)

“ Nombreux sont-ils, depuis deux siècles, à l’extrême pointe des beautés neuves, les artistes voués au culte lunaire. Il a fallu qu’une véritable horde adore Thot sous les derniers cieux, et dilate ses mystères en de lancinants vertiges. À leur mode mineur et convulsif, ma sensibilité toujours s’accorda. Question de tempérament, sans doute, mais également une influence décisive du contexte : à une ère asphyxiée par le matérialisme le plus abject, rétrécie par la raison la plus plate, ne faut-il pas, en effet, dans l’espoir de respirer un peu, s’injecter quelques fortes doses romantiques, cramer sa pupille d’hallucinations symbolistes, piétiner les néons dans quelque beau sabbat mené par Breton, Tzara et Artaud  ? Une telle thérapie n’est-elle pas indispensable pour rouvrir l’espace, conférer plusieurs facultés nyctalopes, rendre à son âme – comète en course - sa première chevelure de feu  ? C’est ce qu’il me sembla ; ce qu’il me semble toujours : qu’il faut, pour se soigner de la folie rationaliste, étriquée, paralysante à force d’hypotension, un traitement intensif à de semblables électrochocs. J’en témoigne.

Mais il faut aussi connaître qu’à l’instar de toute chimie curative, le remède est un poison selon la dose et l’assimilation, et que si elle brise d’abord fabuleusement les vitres d’un univers opaque, cette haute thérapie comporte pourtant un risque majeur. Dans la nuit climat Novalis qu’elle finit par distiller dans tout le ciel mental, le sujet traité est tenté de trop s’affaler dans les splendeurs languides, de se complaire à l’opium, de se parer de son spleen jusqu’à se dissoudre, en fait, dans le revers qui avait su l’affranchir d’un réalisme de machines comme de la satisfaction des porcs. C’est en tout cas ce qu’il m’arriva de constater au cours de ma propre maturation. Et si je pus me dégager de cette étreinte morbide, ce fut grâce à un formidable contre-champ devant lequel se tenait, droit, presque raide, empreint d’une pudeur arrogante : Henry de Montherlant. J’avais eu de nombreux maîtres mystagogues, j’avais savouré à outrance leurs capiteux éclats, j’avais fait retraite dans les échos hallucinés du monde et ressaisi son relief occulte, il était alors temps pour moi de me redresser, de traverser les songes, de l’attaquer dans sa chair, ce monde, et lui, Montherlant, l’homme solaire, me serait professeur d’énergie. Goût du réel, goût de la lucidité, du courage, de la confrontation, de l’honneur, de la force, du bonheur… Dans un style à la fois altier, clair et tranchant, Montherlant me proposait ce grand rayonnement de vertus solaires. Ayant délaissé depuis longtemps les valeurs tronquées et factices de mon temps, au seuil de l’âge adulte – et donc au seuil de l’action - je m’armais de ce qui me semblait être ses quatre injonctions cardinales.

1. “ Préfère la vie. ”

“ Préfère la vie à tout ce qui la voile, la restreint ou la trahit. ”, voilà ce que m’intimait en premier lieu Montherlant. Et cet ancien combattant de la Grande Guerre ne me disait évidemment pas ce “ préfère la vie ” comme une parole de lâcheté devant la mort, à la manière de tant de “ biolâtres ” qui ne valorisent la vie que pour éviter de la risquer, il ne suggérait aucunement la préservation forcenée de l’existence pour l’existence, non, mais il évoquait la vie en tant qu’existence supérieure, pleine, offensive, purgée de ses succédanés. Cette injonction était grave, chez lui qui désirait déployer sa force vitale – solaire – dans toutes ses conséquences, car chez ce sensuel discipliné et fasciné par l’ascèse, on ne trouvait pas la simplicité naïve des thuriféraires de l’hédonisme de masse qui avaient voulu répliquer aux sacrifices de masse des deux conflits mondiaux par un “ Faîtes l’amour pas la guerre. ” demeuré en somme l’unique leitmotiv moral de la génération qui tenta d’éduquer la mienne. Chez Montherlant, la pusillanimité n’était pas l’arrière-plan de la jouissance, au contraire, c’était sur un mode affirmatif total qu’il proférait la vie, assumant l’amour comme la guerre, littéralement, la vie non comme repli mais vécue comme un assaut, un assaut poursuivi au-delà des charniers de 14-18. Sa première obsession n’avait-elle d’ailleurs pas été de “ ramener dans la paix les vertus de la guerre ”[1]. Parce que la guerre est une chose qu’au contact permanent de la mort on est acculé à prendre au sérieux, tandis que dans le bain émollient de la paix, la vie est le plus souvent laissée en friches, abandonnée à son flux, au lieu qu’il s’agirait justement de l’assumer, cette vie, avec autant de vigueur, de prouesses, de responsabilité, d’héroïsme, qu’un théâtre d’opérations au moment d’une charge décisive.

À l’origine de la littérature de Montherlant comme à l’origine de celle de nombreux de ses pairs, il y avait cette initiation foudroyante et macabre qui les projeta dans l’âge adulte souvent cernés de fantômes. L’expérience de la guerre fut le grand baptême de cette exceptionnelle génération d’écrivains[2], un baptême portant les fruits les plus divers chez ceux qu’aspergea son sang. Violence désespérée chez Drieu la Rochelle ; suicide programmé chez Jacques Rigault ; esprit chevaleresque, amour du peuple, défiance envers la technique chez Bernanos ; pacifisme morbide se crispant dans l’antisémitisme chez Céline… Et chez Montherlant donc, un détachement supérieur comparable à celui d’Ernst Jünger, une défense acharnée des vertus viriles, et surtout, une manière particulière d’user de sa pulsion vitale, une manière guerrière justement : à la fois héroïque, pragmatique et assumant la sanction fatale. Héroïque : il ne s’agissait pas de défendre la vie organique en tant que telle, mais la vie dans son expression supérieure, assumant par conséquent la possibilité de sa destruction si elle ne peut plus se tenir sur ce faîte. Pragmatique, enfin, parce que si c’est par de grands idéaux qu’on mobilise les hommes, on ne gagne un combat que campé sur un scrupuleux réalisme. Ainsi la “ vie ” telle que l’affirmait Montherlant ne se résumait pas à quelque mot-grigri dont aiment à se gargariser les esprits faibles, non, cela désignait une réalité très concrète dont les premières coordonnées sont la qualité des instants vécus et l’espace qu’on leur alloue.

Le bon usage du temps, donc de la vie en son déroulement concret, se trouvait être par conséquent l’une des obsessions de Montherlant. En ce domaine, sa haine du gaspillage pouvait parfois sembler friser la manie comme je constatais le nombre de pages que l’écrivain consacrait à un tel sujet dans ses carnets ou dans Service inutile. Je me trouvais face à un homme qui se foutait a priori de l’ “ actualité ” pour s’atteler essentiellement aux problèmes éternels de l’homme, parvenait à se tenir éloigné de toute passion de l’engagement, laquelle avait été pourtant si fréquente chez ses pairs (Drieu, Bernanos, Céline, Malraux, Aragon) et qui, en dépit de cette hauteur systématiquement revendiquée, était capable de consacrer des pages et des pages à l’impérieuse nécessité de se soustraire à un dîner, de ne pas répondre au courrier, d’écourter une entrevue, ou de ne pas lire un manuscrit expédié par un admirateur. Une telle attitude pouvait de prime abord sembler presque mesquine, mais elle se révélait en fait simplement conséquente face à l’exigence du bon usage de la vie, la vie qui est de la durée soit gâchée soit rendue fertile, et être pragmatique en cette question finalement fondamentale revenait à maintenir à l’égard de ce genre de détails prétendument anodins la vigilance la plus extrême. Il y avait donc chez Montherlant, en aval du vitalisme nietzschéen très en vogue en son temps, une implacable logique d’incarnation s’appuyant sur la sagesse produite au choc de deux armées : quand tous les détails comptent y compris les plus triviaux, pour faire ou défaire une victoire ; pour faire ou défaire la beauté d’une vie.

La nature guerrière de ce pragmatisme apparaissait clairement dans L’Équinoxe de septembre, Montherlant liant ici directement à la question militaire au cours d’un long passage consacré aux masques à gaz où il tançait ses compatriotes pour leur imprévoyance. Ce pragmatisme pointilleux était donc la méthode dont l’écrivain usait pour parvenir à exercer la vie au plus haut, or cette méthode, pour être efficiente, devait s’associer à un réalisme tout autant scrupuleux, elle devait être dirigée vers ce qui est réellement pour espérer étreindre la vie dans sa chair et non un quelconque hologramme suscité par nos désirs ou nos songes. Raison pour laquelle Montherlant me présentait sans cesse la lucidité comme la plus haute vertu de l’intelligence, cette lucidité qui permet d’assumer le réel sous l’impitoyable clarté solaire.


Montherlant à la fin des années 20.

2. “ Aime ce qui est. ”

Selon Montherlant, s’opposait à la lucidité solaire - à un rapport frontal et net avec le réel -, la tournure d’un certain esprit féminin, et c’est dans cette perspective que j’en venais à jauger son apparente misogynie. Le mépris opposé à la femme est très répandu aujourd’hui toujours, lorsque celle-ci souhaite s’affirmer dans des domaines que l’homme considère comme relevant de sa chasse gardée. Or, à l’aune de cette forme de misogynie - la mieux partagée et la plus instinctive - Montherlant détonnait significativement tant par les éloges qu’il adressait à la poésie de Marie Noël que par sa défense vigoureuse de l’écrivain Colette, tenu comme l’un des meilleurs de sa génération par un homme dont je connaissais pourtant la sévérité de jugement. La “ misogynie ” de Montherlant ne m’apparaissait donc en aucun cas comme l’exaspération de cette misogynie latente de l’homme du commun. Il ne méprisait pas là où cet homme a un penchant pour le mépris, et il méprisait là où, en général, cet homme commence de s’attendrir. Car il s’agissait pour Montherlant moins d’une confrontation des sexes que d’une confrontation de principes : le principe masculin-solaire qu’il prétendait incarner, menacé par le principe féminin-lunaire lui semblant avoir polarisé son époque pour sa misère et sa dégradation (“ La France et la morale de midinette. ”) Ainsi cette dimension polémique portait-elle sens pour moi, homme du XXIème siècle, non pas parce qu’elle m’eût renvoyé à un machisme archaïque aujourd’hui heureusement en partie dépassé (en Occident s’entend), mais parce que ce professeur d’énergie redressait en moi le principe mâle (et j’assume toute l’ambiguïté de l’expression), en une ère où l’on tentait justement toujours plus férocement de l’anéantir afin d’établir le règne sans partage d’un totalitarisme matriarcal, “ mou ” ainsi qu’on a coutume de le qualifier, mais même gluant dans sa forme compassionnelle, spectaculaire-illusoire, et en fin de compte hypnotique, hypnotique comme au sein de la nuit s’affiche l’éclat lunaire. Ce que Montherlant combattait le plus durement non chez la femme, mais dans l’esprit féminin, c’était cette propension à l’irréalisme. Or ce venin de l’irréalisme qu’il percevait en son temps et qu’il combattait selon ses termes - ceux d’un moraliste – pourquoi ne pas admettre qu’il engendrerait la maladie de déréalisation puis de falsification du réel que Guy Debord analyserait à la génération suivante selon des concepts davantage sociologiques, économiques et politiques, avalisant pourtant dans un langage et une mythologie autres, la lucidité visionnaire de Montherlant  ?

“ Aime ce qui est, me répétait-il donc, oppose aux brumes émotionnelles ou fantasmatiques du féminin l’objectivité solaire, et aime ce qui est pour la raison même que cela est. ” me répétait inlassablement Montherlant en restaurant par là l’Amor fati des anciens comme seule attitude digne et fertile à adopter face au monde. “ Ne laisse pas ta vie s’échapper en songes, fumée fuyant d’un poing vide. ” – et quelle précieuse injonction quand le virtuel s’est fait omniprésent -, “ Ne la laisse pas s’amollir dans la soupe des nécessités sociales. ” – et quel impératif indispensable quand les tribus, réseaux, milieux, se sont multipliés –, “ Ne l’entrave pas de récriminations idéalistes qui ne changeront en définitive rien à ce qui est. ” – quel conseil utile quand les jours ne sont plus scandés que par les indignations perpétuelles de pleureuses impotentes…

Or cette attitude – car Montherlant ne me proposait pas de morale au sens sociologique du terme mais une attitude intérieure – elle ne pouvait que conditionner sa création littéraire elle-même. Ainsi n’y avait-il dans son œuvre ni fiction pure, ni système. Il nommait pour cause “ art-défaite ”[3] tout art narcotique, tout art visant l’échappatoire au lieu de l’intensification de la vie et la confrontation au réel ; ce type de création qui règne actuellement presque sans partage sous la forme massive et primaire de la “ culture ” de l’ “ Entertainment. ” Nul système : pas de grande théorie abstraite qui viendrait ratiociner la force et la variété du vivant. Montherlant ne divaguait pas, ne rêvassait pas, n’élaborait pas de vastes constructions abstraites, simplement : il observait, fixant farouchement ce qui est. Ainsi, à rebours de la passion théorique exhaustive du XIXème et du prurit idéologique consécutif au XXème, l’écrivain renouait avec la si française tradition de l’essai littéraire libre, comme avec celle des moralistes, livrant des pensées qui fusaient comme des éclats de lucidité arrachés au tournoiement de la vie et des essais comprenant parmi les plus belles pages de la littérature française de son temps, lesquels étaient tous fomentés à partir d’un rapport concret, direct, profond et sensible au monde ; lesquels étaient tous tissés à partir du vécu, d’une anecdote, d’un paysage, de l’observation des êtres. Par ce biais, Montherlant ne produisait pas de théories, il produisait des vérités, partielles mais vivantes, liées à leur source. Contrairement à l’homme de système ou à l’idéologue qui tronque le réel afin qu’il se plie intégralement à sa théorie architecturée et cohérente, Montherlant s’autorisait, lui, la contradiction, non par légèreté, dandysme ou provocation, mais simplement parce qu’il faisait primer la vie en tant que telle sur sa théorisation, et que la vie, dans son ondoiement, sa multiplicité et son mystère, déborde les cadres de la logique humaine en présentant sans cesse des faces contradictoires. Rassemblant dans ses essais des lettres réelles ou fictives, des fragments autobiographiques, des aphorismes, des dialogues dits ou rêvés, des notes, des articles, des conférences données ou non, Montherlant procédait sans règle formelle fixe, adaptant son travail littéraire à son objet : la vie, unique objet de Montherlant (son “ épouse ”[4]), la vie qui se présente également à l’observateur sous une multiplicité de formes. Étreinte en elle-même, la “ vie ” n’était pas à l’état de cadavre in rigor mortis que la pâle raison humaine se permet de disséquer au scalpel, non, étreinte en elle-même, la vie demeurait le kaléidoscope qu’elle est où tout se mêle sans cesse et varie et surprend, et à quoi s’adaptait donc pour la pénétrer vraiment une forme elle-même kaléidoscopique. Entre intelligence purement intellectuelle, qui analyse le monde sous des espèces statiques, isolées et défuntes, et l’intelligence intuitive qui le saisit dans son mouvement, sa résonance infinie et sa vitalité - dichotomie établie par Gœthe comme par Bergson -, Montherlant avait choisi la forme intuitive (modalité d’ailleurs – ô paradoxe – essentiellement féminine), et connaissait que l’art est le meilleur moyen d’exercer une telle forme.

Et il l’exerçait en vue d’atteindre à la lucidité. Or la lucidité tranche, discerne l’ “ Unum necessarium ”, l’ “ unique nécessaire ”, de ce qui ne l’est pas. Ce qui exalte, approfondit, élargit la vie, et ce qui l’encombre ou la freine, dont il fallait par conséquent, m’indiquait-il, résolument se prémunir ; dont on ne se prémunit véritablement, continuait l’écrivain, qu’en usant de ce qu’il tenait pour une vertu cardinale : le mépris.

3. “ Cultive le mépris. ”

Les caractères égalitaristes, libéraux et maternants de la doxa officielle font que notre époque, quoiqu’elle révère infatuation, snobisme et star-system, classe le mépris parmi les tares les plus abominables qui puissent persister dans le corps social. Le mépris n’est pourtant pas la haine, qui s’attache obsessionnellement à son objet ; au contraire le mépris se détache de son objet, c’est un sentiment qui affranchit. Derrière ce qu’on pourrait percevoir comme une pose aristocratique (et il y avait de ça chez Montherlant, son attitude intérieure impliquant de s’extraire des masses), on retrouvait également l’antique ascèse commandant le mépris du monde en ses vanités, réemployée par l’écrivain non pour plus que le monde, mais pour ce que le monde a de plus ; ses critères opérant une distinction entre qualité et médiocrité, force et faiblesse, sincérité et artifice. Son mépris n’était pas la résultante de préjugés quelconques, il était l’ombre portée de sa lucidité. Car encore une fois, il ne méprisait pas là où l’homme commun le plus naturellement méprise : le patriote ne méprisait pas les Allemands, le voyageur blanc ne méprisait pas les Arabes colonisés, l’aristocrate ne méprisait pas son valet. Il estimait d’ailleurs singulièrement les enfants et les bêtes que d’ordinaire on estime peu (sans doute les aimait-il parce que ces créatures incarnent la pulsion vitale la plus spontanée et la plus pure.) Bien sûr, il ne dissolvait jamais non plus l’altérité comme il est coutume de le faire de nos jours dans une communion idéaliste fallacieuse, se gardant toujours comme d’une peste intellectuelle de semblables illusions dangereuses et naïves, dangereuses parce que naïves. Mais il méprisait, Montherlant, avec constance, toute forme de médiocrité humaine comme toute forme de pose, la vraie bassesse comme la fausse grandeur, ainsi que toute pensée consolatrice et inconséquente (se plaisant à cracher au visage de ses contemporains la vérité crue). Soit ce qui dégradait la vie, soit ce qui parasitait son éclosion, c’est-à-dire, selon lui, son mouvement centré sur des passions supérieures à la fois puissantes et maîtrisées. Il avait, à l’instar des ascètes, du mépris pour tout ce qui freine, pour tout lien temporel : famille, argent, carrière, parti, vanités de toutes sortes, quoique sa finalité demeurât intrinsèquement égotique : élévation du “ moi ” devant être capable, pour se faire, d’assumer l’abaissement aux yeux du monde.

De nos jours, par l’effet d’une sorte de “ jacklangisme ” culturel, conception relativiste sécrétée par le Marché (“ Tout doit être refourgué et directement consommable. ”), on ne cesse de tenter de nous faire admettre l’idée absurde qu’un homme “ élevé ” le serait à mesure de sa capacité d’estime de tout, qu’à condition qu’il se soit lavé du moindre instinct de mépris – séquelle de l’ignorance. “ Celui qui connaît adhère ”, telle est l’aberrante équation. “ Celui qui connaît discerne, et méprise donc souvent. ” m’affirmait au contraire Montherlant. “ Seule l’ignorance gobe tout avec enthousiasme et tolérer la médiocrité est précisément un signe irréfragable de médiocrité. L’être noble a la nausée dans une atmosphère avilie ou bien ce n’est qu’un faiseur. ”, insistait-il même, défiant envers les trompeurs “ bons sentiments ”, et soucieux en permanence de la réalité profonde. C’est pourquoi dans cet ordre, si Montherlant ne m’apparaissait pas avoir les préjugés de sa caste, il en avait néanmoins la métaphysique : faisant toujours prévaloir le caractère, le tempérament, le courage ou la grâce, la valeur profonde, bref tout ce qui relevait du qualitatif pur – critère aristocratique -, au critère quantitatif bourgeois, maintenant intégralement répandu, fondé sur le seul “ avoir ” et promouvant par conséquent l’accumulation brute, sans tri et pour elle-même, tant des connaissances, des biens culturels, que des “ relations ” humaines. À l’opposé de cela, dans l’ordre de l’être, la connaissance du monde forge un caractère qui réagit qualitativement avec ce qui le renforce ou le répugne. Compris ainsi, le mépris est un relief qui empêche de déchoir. Et l’on ne peut en faire l’économie si l’on souhaite atteindre à cette position que Montherlant ne cessait de viser, position au sens tactique du terme, appliquée au champ de l’existence : la position de surplomb.

4. “ Surplombe[5]. ”

La position visée était naturellement une position solaire, ce soleil qui, selon l’évangile, luit “ tant sur les bons que sur les méchants ”, ce soleil sous lequel, dans l’Écclésiaste, tout s’équivaut à l’aune de l’éternelle comédie du monde. Autre paradoxe, ou contradiction intégrée : si le mouvement qui animait Montherlant était ultra-différenciateur, archi-singularisant, le processus aboutissait pourtant à une forme supérieure de relativisme. “ Service inutile ”. “ Chevalerie du néant ”. Vu d’en haut tout est égal. Et tout est bien. Amen. Les multiples contradictions et fluctuations du vivant, embrassées au plus proche, se résorbaient dans la fixité du regard solaire dont l’éblouissement possédait la blancheur du vide. “ Nihil novi sub sole ” ; voire : “ Sub sole : nihil. 

Ainsi Montherlant, qu’on avait tendance à présenter comme un auteur essentiel mais quelque peu suranné, classique égaré parmi les vrombissements des avant-gardes, statue romaine étrangement érigée sur le bitume arasant des modernes, ainsi Montherlant se confrontait bien au cœur du drame de son temps, en cela toujours le nôtre, par la question du nihilisme. Sa singularité consistait surtout à proposer de s’y confronter loyalement et dans une posture héroïque, ce pourquoi, sans doute, s’adossait-il au marbre. Que pouvait-il faire d’autre  ? Puisqu’il n’avait pas de messianisme progressiste ou fasciste à opposer au néant laissé par la mort de Dieu, messianisme dont il percevait, au contraire de la plupart de ses contemporains et par l’effet de sa lucidité rare, toute la naïveté criminelle et la mystique en toc. Tout accélérait sans cesse : idéologies, mouvements artistiques, techniques, modes, et lui, pour n’être pas emporté par un flux virant toujours au dérisoire, il désirait s’axer sur l’atemporel, s’appuyant pour cela sur les anciens, les mystiques, les sages et les maîtres les plus divers éparpillés au plus large dans l’espace et le temps (Grecs, Romains, Persans, Jansénistes…) Au moment où la modernité entrait dans sa phase la plus convulsive, il s’adossait au marbre pour faire face, il cherchait la position de surplomb, position qu’on interpréta souvent comme une posture dédaigneuse ou anachronique, et pourtant, Montherlant n’était en arrière de rien pour ne pas céder à la course de tous vers l’avant des mirages, pour ne s’échiner quant à lui qu’à se tenir plus haut.

Il considérait le gouffre, Montherlant, sans ciller, il n’élevait pas devant les barricades de consolants fantasmes, il refusait de laisser son existence s’y abîmer pour autant et ripostait en tentant au contraire de sur-qualifier sa vie avant que de l’offrir au néant, comme à l’autre bout du monde, parallèlement, l’écrivain nippon Yukio Mishima se sculptait quant à lui un corps digne d’être donné à la mort. “ Surplombe, m’affirmait-il, tiens-toi droit au milieu du chaos et conserve le regard fixe, puisque de toute manière tout passe – même si de toute manière tout passe. ” Héroïsme désespéré, ou plus précisément, héroïsme voulant perdurer après la désespérance, comme le dandysme, au siècle précédent, échafaudait une grandeur sans conviction. Telle était sa formule. Sans doute insuffisante ; quoi qu’il en soit l’une des plus crédibles et des plus belles. 

5. Épilogue : L’Ombre au-dedans.

Au moment de clore cette brève évocation de celui qui fut l’un de mes maîtres les plus précieux, il me faut également, fidèle à son esprit, désigner clairement quelles m’apparurent ses limites ; limites fatalement corrélatives de son propre processus dynamique. Comme le soleil est centre, autour de quoi tout orbite, Montherlant était le centre absolu de lui-même, et s’il apprenait des êtres, s’il se nourrissait des êtres, néanmoins se gardait-il d’aucune fusion et n’en épousa-t-il aucun comme il n’épousa aucune cause. Les êtres, seulement, orbitaient autour de lui, qui, par “ culte du “ moi ”, s’était fait l’aune unique à laquelle mesurer l’univers : “ Je n’ai que l’idée que je me fais de moi-même pour me soutenir sur les mers du néant. ” (Carnets).  Ainsi la grande dynamique intérieure qui s’articulait en lui n’était-elle jamais relayée par une dynamique de l’altérité bouleversante. Une puissante pulsion vers la transcendance le traversait, mais aucune ouverture sur la transcendance ne venait faire brèche pour cause de clôture du “ moi ”.

En outre, le croyant ou l’amoureux peut se laisser éclairer par un autre soleil que lui-même, a la possibilité d’un décentrement, lequel autorise fréquemment et même si ce n’est qu’en partie, un certain dégorgement d’ombre. Montherlant, cerné par sa lumière propre, victime de son “ auto-solarisation ”, se trouvait acculé à conserver l’ombre. C’est pourquoi le lucide qu’il fut, pourtant mentit sur lui-même. Le centrage extrême qui était le sien, et où devaient pulser à l’unisson idéal et réel, l’obligeait à occulter certaines disjonctions entre sa vérité propre et ses prétendues prouesses guerrières, tauromachiques et donjuanesques.

À sa mort, le noyau d’ombre implosa, laissant à ses lecteurs l’énigme qu’est toute mort et encore davantage : toute mort volontaire.

Or, il m’arrive encore de caresser l’énigme de cette mort comme une médaille dont je voudrais disperser la poussière afin d’y lire l’inscription auréolant le profil, le profil césarien d’Henry de Montherlant, comme si cet exergue, décrypté, pouvait traduire à rebours toute la trajectoire de son existence. Plusieurs versions possibles m’apparaissent alors… Le vieux pédéraste, énonce la plus triviale, pour s’épargner quelque infâmant procès[6], s’abrégea lui-même comme Drieu en 45 refusant à d’autres la légitimité de le juger. Peut-être était-ce ainsi pour rejoindre l’ombre sa superbe intacte que Montherlant se tua le 21 septembre 1972 au moyen d’une capsule de cyanure et d’une balle de revolver, avec ce pragmatisme qui le caractérisait : doublant les formes létales pour ne pas se rater. Cependant une autre version me suggère non la fuite, mais l’ultime élan. “ Ayant inventé un personnage tout de bravoure et d’éclat, il a fini par le prendre pour lui et s’y est conformé jusqu’à la fin. ” nota alors Julien Green, et Montherlant donc, aurait décidé de détruire l’ombre au-dedans afin de coïncider enfin avec sa statue tout en l’abrogeant du même geste (cet acte paradoxal, auto-consécration destructrice, martyre parodique, Mishima l’avait justement accompli deux ans avant l’écrivain français). Montherlant serait alors parvenu à faire corps avec sa statue par ce suicide à la romaine, froid, détaché, programmé à l’équinoxe, au moment où le jour est égal à la nuit, où la vie est égale à la mort, où la mort est égale…

Il m’arrive de lire sur cette médaille des raisons triviales, des raisons relevant de la psycho-mythologie profonde, et en certains moments, pris de superstitieuses rémanences, je songe à cette vieille malédiction païenne qui veut que les mortels soient punis de leur orgueil à l’endroit de leurs prouesses, pensant à Baudelaire agonisant mutique ou juste apte au juron, à Beethoven condamné à la surdité ou Nietzsche à la folie, malédiction en fonction de laquelle, lui, Montherlant, pour avoir voulu sa vie durant soutenir l’éclat solaire, se devait de perdre la vue, et “ Je deviens aveugle. Je me tue. ” furent au fond, rédigés au seuil du suicide, les mots qui conclurent tous ses livres.

Mais d’autres fois également, à la faveur d’une vitre bombardée de rayonnement solaire me souvenant du professeur d’énergie de mes vingt ans, c’est la phrase suivante que je devine autour du profil : “ J’ai trop fait face au soleil, est-il écrit, mon regard s’éteint, il ne me reste plus qu’à oser fixer la mort. ”

Romaric Sangars
Novembre MMXI


[1] Mors et vita.

[2] “ En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. ” affirmait Joseph de Maistre. Cette assertion, aussi choquante qu’elle puisse paraître, trouve en tout cas un argument supplémentaire pour l’étayer avec le fabuleux panorama littéraire français qui succéda au premier conflit mondial.

[3] “ Je n’aime pas l’art qui invente parce qu’il est un succédané, une matière de remplacement de la vie, une excuse pour ne pas vivre. C’est celui-là l’art-défaite. ” (Carnet XXI).

[4] “ Mon épouse, c’est la vie ; mes enfants, ce sont mes œuvres. ” dit Guiscart, “ double ” de l’auteur dans La Rose de sable.

[5] “ L’essentiel est la hauteur. Elle vous tiendra lieu de tout. ” in Service inutile.

[6] Henri de Meeûs m'assure que cette explication est sans fondement et relève plus des fantasmes de ses ennemis.