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Articles sur Montherlant (hors presse)

52. Henry de Montherlant ou l'Ordre menteur par André Brincourt

 
 

André Brincourt.

André Brincourt, né le 8 novembre 1920 à Neuilly-sur-Seine est un écrivain et journaliste français. Ancien Résistant, il a dirigé les pages culturelles, puis le supplément littéraire du journal Le Figaro. Il a été aussi journaliste littéraire à la télévision et a eu notamment des entretiens télévisés avec André Malraux. Il est membre de l’Académie Renaudot. Il a reçu en 1999 le Grand Prix de littérature de l’Académie française.

Cet article est extrait (pages 361 à 363) de son ouvrage "Littératures d’outre-tombe" publié en 2010 chez Grasset, (510 pages) :


“L’époque est ainsi : tout le monde écrit, personne ne signe. En se tuant, Henry de Montherlant signait son œuvre. D’où la surprise. Du Songe au Chaos et la nuit, en passant par La Marée du soir, les mots imposaient la seule réalité ? Phénomène d’autoprovocation. Il vivait son mensonge. Il écrivait sa vérité.

Le jeu est faussé, l’appareil critique se grippe. La querelle proustienne du Contre Sainte-Beuve (l’œuvre expliquée par l’homme) n’a plus beaucoup de sens ici que les formes "littéraires" d’exhibitionnisme de Gide ou le masque de pudeurs biographiques et de conquêtes démiurgiques de Malraux.

Rapport exceptionnel, et peut-être unique, entre le vécu et l’écrit ; du fait que l’œuvre, dans ses constantes et ses mouvances, pour ne pas dire ses sursauts, s’affirme comme une réponse sans cesse renouvelée à l’Ordre menteur et consciemment mis en forme.

Syncrétisme et alternance, la règle de vie est fixe dès 1925 : Garder tout en composant tout. Il sera l’homme libre qui cultive les équivoques : cette sagesse qui sans doute se confond avec le dressage de l’âme, et ce plaisir qui est la loi première. J’ai été un homme de plaisir d’abord, ensuite un créateur littéraire et ensuite rien.L’obsession de la mort n’aura, chez lui, d’égale que celle de la vie, ces deux anges jumelés qui l’emportent d’un même battement d’ailes. Et toute l’œuvre n’est-elle pas comme un chant où se mêlent les litanies du néant et celles de la volupté ?

Fidèle à soi-même, c’est à dire à la diversité des personnages qu l’habitent. Il nous avait donné la clef très tôt.

Faut-il mourir pour prouver qu’on est sincère ? Le mot est de Briand, mais c’est Montherlant qui le cite. Au-delà de tout jugement moral comme au delà du défi de l’absurdité de l’existence, le dernier geste répond à une notion fondamentale, à cette conviction présente et obsédante dans tous ses livres : respecter la vie en lui imposant son style et son terme. Quand l’oiseau de race est pris, il ne se débat pas, entend-on dans La Reine morte.

La mort ne serait-elle un scandale que pour ceux qui ne la choisissent pas ? C’est en ce sens en tout cas que Montherlant aimait à rappeler qu’elle apportait un peu de dignité chez les vivants.

Quelle dignité attend-il de nous, si ce n’est celle qui consiste à le prendre enfin aux mots ? Saluons avec lui la mort qui fait basculer les mots dans la lumière.

Ah ! que le temps que j’ai tué me tue à son tour, s’était écrié Le Voyageur traqué ; mais non pas de ces morts où on revit, où on ressuscite…mais de la plus morte mort, dissous dans le néant sans souvenir et sans rêve, où tout de bon enfin j’en aie fini avec moi-même. Quarante-cinq ans séparent ces lignes de celles du 21 septembre 1972 :Je deviens aveugle. Je me tue.

Se sucider, c’est en effet ne plus s’accepter soi-même. Mais il est évident que, pour Montherlant, c’est ne plus accepter d’être ce que l’on est devenu parmi les autres tels qu’ils sont. L’alternance ne joue plus.

Vivre avec des œillères - certes ! Elles permettent la feinte et la fuite. Vivre aveugle, non !, c’est le mur qui vous emprisonne dans l’espace et le temps. En ce sens, on peut dire que Montherlant est mort de son époque, de la bêtise environnante comme il prétendait que Lyautey était mort de la France.

L’auteur des Jeunes Filles comme celui du Cardinal d’Espagne s’arrangeait fort bien avec lui-même de se savoir un homme en trop dans la société de ce siècle. La goujaterie de l’âme et la morale de midinette le rejettaient, non sans profit pour l’écrivain, dans son soleil intérieur. La cécité n’a pas seulement plongé pour lui le monde dans la nuit - il s’en serait accomodé par la grâce du mensonge et du mépris si longtemps cultivés ; mais c’est tous feux éteints qu’il se surprend et se juge "arrivé à terme". Ce qui est atteint est détruit, avait-il écrit dans Service inutile. Supporter l’époque à condition de la fuir ! Mais vivre aveugle au milieu des "contemporains", ce serait encore trop les voir, en étant, d’autrepart, exclu du seul royaume où la lumière et l’ombre alternées donnent un sens à la vie : Plutarque, Sénèque - mais aussi la diablerie du voyageur solitaire.

Nous ne savions donc pas que ce besoin d’errer, de partir, d’aller chercher l’espérance sur les quais n’était pas une simple manie ? Les voyages lui forment une drogue. Plus pressé de s’en aller que d’arriver, il y a moins de romantisme ici qu’une nécessité morale et physiologique. Fuir le vulgaire, trouver l’oxygène. A relire ses impressions de voyage, nous nous rendons compte que ce n’est pas tellement le plaisir de rencontrer l’insolite qui l’attire et le guide, mais l’inconnu qui, lui laissant chaque fois une chance d’estime ou de tendresse, le console du connu. Coups de soleil d’Italie, d’Algérie, d’Espagne… Drogue et drague. Toujours l’alternance, toujours le syncrétisme. Reconnaissable jusque dans le partage formel de son œuvre (les sommets du théâtre, les bas-fonds des romans), ce jeu lui permet de prendre la mesure de soi-même et de toute chose.

M. de Montherlant n’acceptera pas d’être privé du droit et de la possibilité de prendre sa propre mesure. Il drague sa dernière proie : la Mort. Elle faisait justement le trottoir.

C’était un jour d’équinoxe, le temps établissait le partage exact du jour et de la nuit.

Chevalier du néant qui avait choisi à vingt ans son armure insolente et royale pour traverser un songe, il nous livrait son secret : cette conscience toujours plus aigüe du devoir envers soi-même dans un monde qui n’est qu’un simulacre.

Je me tue, donc je suis.”

Ouvrages d’André Brincourt publiés chez Grasset

  1. Messagers de la nuit (1995)
  2. Mots de passe (2002)
  3. Tête-de-loup (2003)
  4. Lecture vagabonde (2004)
  5. La Parole dérobée, Collection Les Cahiers Rouges