www.bigben.be
 :(height="220"
AccueilBiographieOeuvresBibliographieArticlesAudio & Video

Articles sur Montherlant (hors presse)

22. Une grande amie de Montherlant, Elisabeth Zehrfuss (1907-2008), par Henri de Meeûs


Elisabeth Zehrfuss (1907-2008),
fidèle amie de Montherlant.

“Je mesurais avec ravissement la toujours égale humeur de Montherlant, son amitié souriante, taquine, toujours indulgente et complice. Nos rencontres presque quotidiennes empreintes de gaieté et de connivence étaient une grâce du ciel. Il m’apprenait beaucoup de la vie, avec toujours tant de délicatesse, de retenue et une telle désinvolture que tout était léger. Avec lui, jamais rien de trouble ou de malsain dans ses propos, une hauteur naturelle, et pour les choses de l’existence, un rire et des gambades (…) De toute ma vie, je n’ai jamais rencontré avec personne la même miraculeuse entente.” (Elisabeth Zehrfuss, Journal)

 
     

1 – C’est par une lettre qu’elle m’adressa de Paris, alors que j’organisais au début de l’année 2007 la Journée Montherlant qui se tiendra à Bruxelles le 25 septembre 2007 avec un extraordinaire succès, que j’appris l’existence de Madame Elisabeth Zehrfuss. Elle m’informait qu’elle avait très bien connu Montherlant, et qu’elle était proche de fêter ses 100 ans !
C’était pour moi une chance unique, un véritable cadeau du Ciel, qu’une grande amie de Montherlant s’adressât à moi pour m’encourager dans la réalisation de mon projet, dont elle suivra attentivement la progression depuis Paris. Le succès de la Journée lui causa une immense joie.
Je me permis de lui demander une entrevue à son domicile situé près de la Sorbonne. Elle accepta.
Ce fut une passionnante rencontre, que je n’oublierai jamais.
Madame Zehrfuss dans son appartement Second Empire, entourée de jolis meubles et de tableaux me reçut avec une gentillesse qui me toucha le cœur. J’écoutais une personne qui, durant quarante années, avait aimé et admiré Montherlant, qu’elle appelait son exquis Montherlant, cet écrivain qui avait tant compté pour elle, (et pour moi durant toute ma vie), un des plus grands du XXème siècle, celui que, depuis son suicide, les Français avaient oublié, négligé, caricaturé et sali.
Madame Zehrfuss avait été horrifiée par la sortie en son temps des deux tomes de la biographie de Sipriot, alimenté par l’abject Peyrefitte. Elle les rejetait tous les deux avec mépris.
Elle me permit de l’interroger et notre première rencontre dura trois heures, durant lesquelles sa mémoire infaillible et sa connaissance parfaite de l’œuvre me décrivirent un Montherlant très différent du portrait peint par ses ennemis depuis trente ans.
Elle accepta d’être enregistrée. Elle me confia la dactylographie du Journal de ses rencontres avec Montherlant de 1934 à 1945, qui contenait aussi toute la correspondance échangée entre elle et l’écrivain avec les deux cents lettres que Montherlant lui écrivit .
Tout cela était repris dans plusieurs syllabus dactylographiés dont la lecture est passionnante. Elle avait, me disait-elle, confié à la Bibliothèque de Lausanne l’original des lettres que l’écrivain lui avait envoyées. A la fin de sa vie, elle avait demandé à Plon de publier ce Journal, mais l’éditeur après des mois d’attente lui répondit négativement. Ce fut pour elle une grande déception.
Je la revis plusieurs fois à Paris après la Journée Montherlant où, malgré mon insistance, elle n’avait pu être présente vu ses difficultés de se déplacer. Je lui avais dit : “Ecrivez-moi un texte sur Montherlant que je lirai en votre nom lors de cette Journée”. Sa modestie, sa discrétion l’en avaient empêchée. Le succès de la Journée Montherlant ainsi que celui du site www.montherlant.be que j’avais ouvert sur le Net en juin 2007 pour mieux faire connaître Montherlant furent certainement pour elle une des grandes joies de la fin de sa vie. Elle constatait enfin que l’immense écrivain sortait de son purgatoire, le site attirait 2000 à 2500 visiteurs chaque mois, Gallimard avait été très satisfait du succès de cette Journée ce qui encouragea peut-être l’éditeur à rééditer en juin 2008 et juin 2009 deux Pléiades épuisées de Montherlant : Romans 1 et Romans 2.

 
 

Henri-Antoine Zehrfuss (1873-1914),
père d’Elisabeth Zehrfuss,
capitaine tué au combat
en septembre 1914.

2 – Elisabeth Zehrfuss, née en 1907, était issue d’une ancienne famille d’Alsace (Sigolsheim).
Son père officier (Saint-Cyr) perdit la vie tout au début de la Première Guerre 14-18.
Elle ne s’en consola jamais, surtout, me confia-t-elle, que sa mère lui préférait son frère architecte qui fut premier Prix de Rome en 1939.(1)
Jeune fille, elle avait suivi les études du Cours Désir (ce qui faisait rire Montherlant !) où elle eut comme condisciple Simone de Beauvoir. Dans son Journal, elle décrit de façon très amusante le père de la philosophe, avocat qui fréquentait davantage les cafés que les tribunaux.
Très cultivée, lisant beaucoup, elle connaissait les écrivains, les directeurs de revue, et tout le milieu des lettres avec ses qualités et ses défauts. Elle écrivait parfois dans certaines revues des articles de critique.
Elisabeth Zehrfuss aborda Montherlant en 1929 après avoir lu Les Bestiaires et Le Songe. Elle lui écrivit. Elle avait 22 ans. Il lui envoya une carte postale représentant le taureau du Trocadéro (disparu lors de la démolition du Trocadéro) et au verso de la carte sa belle signature. Rien de plus. Ensuite, elle le rencontra au cours d’une dédicace de ses livres qui venaient de paraître dans la petite Collection Plon. Elle chercha à revoir l’écrivain en publiant une critique de Encore un instant de bonheur, puis un second article sur Les Célibataires en 1934. Naquit alors entre eux une amitié forte et fidèle qui dura jusqu’à la mort de Montherlant en 1972.

3 – Elisabeth Zehrfuss décrit cette amitié comme celle de deux enfants, faite de rires, de joies, et parfois d’excentricités. J’aurais souhaité qu’il ne changeât jamais, qu’il restât toujours avec ses rires d’enfants, ses étonnements d’enfants, ses gaietés d’enfants. C’était là notre merveilleux domaine et j’aurais aimé qu’il durât toujours. (E.Z, Journal)
L’entourage d’Elisabeth, célibataire alors, ne comprenait pas cette amitié. On la mettait en garde. Mais Montherlant était pour elle un être infiniment délicat et attentif avec qui elle se sentait totalement bien et à qui elle pouvait tout dire. Montherlant se conduisait comme un frère aîné, dirigeait ses lectures et ses fréquentations. Montherlant rejetait les snobs et les puissants. Il se sentait bien en compagnie des humbles et des gens naturels et sans prétention. Comme lui, Elisabeth avait en horreur les malhonnêtes, les superficiels, les mondains, les intrigants, les cachalots comme ils nommaient ces êtres préoccupés de paraître.
Il apprit à Elisabeth la loyauté, le sens de l’honneur, le goût du mépris. Grâce à cette amitié, Elisabeth vécut les années d’avant-guerre 40, dans un climat de paix et d’émotion merveilleux sous le charme de son exquis Montherlant. Ils se parlaient beaucoup, se téléphonaient presque chaque jour avant 1940, se retrouvaient dans des restaurants, des salons de thé, ou des bistrots russes. Nulle complication sentimentale. Elle trouvait que Montherlant réputé misogyne, se conduisait avec elle avec patience et délicatesse. Ils eurent de longues discussions à propos des Jeunes Filles, roman paru chez Grasset en 1936, et qui fut tiré à des millions d’exemplaires (ainsi que les trois tomes qui suivirent Pitié pour les Femmes, Le Démon du Bien et Les Lépreuses).
Elisabeth n’approuvait pas ce roman ni le personnage de Costals et ne se privait pas de le dire à l’écrivain. Montherlant riait de sa franchise sans lui en vouloir. Si elle estimait que les personnages du roman sonnaient faux, elle comprenait que les grands génies ne pouvaient s’épanouir dans le mariage, avec des enfants au sein d’une famille. Montherlant la poussait à lire les Journaux des époux Tolstoï qu’il avait beaucoup annotés et lui demandait son avis.
Elisabeth Zehrfuss acceptait tout ce que lui disait Montherlant, et elle ne lui cachait rien de sa vie, car elle avait une totale confiance en lui.
Elle n’abordait pas la vie privée de Montherlant, mais lui, parfois il parlait à mots très couverts de sa “zone d’ombre”, sur un ton légèrement agressif, avec un curieux sourire en biais et l’éclat de ses yeux rieurs, avec une désinvolture et une espèce de rouerie ingénue et taquine, qui rejettaient ses allusions dans un ailleurs qui n’atteignait pas son amie. Il lui disait qu’il était un “monstre ”, et signait parfois quelques une de ses lettres de ce titre.(E.Z Journal)
Elle lui répondait en l’appelant Cher Monstre.

4 – En 1937, Montherlant lui proposa de l’accompagner au Pérou pour rendre visite à son ami l’écrivain péruvien Ventura Garcia Calderon, qui les avait invités à passer un mois à Lima.
La guerre mit fin à ce projet. Ventura Garcia Calderon sera nommé ensuite ambassadeur du Pérou à Bruxelles avant l’éclatement de la guerre de 40. C’est l’ambassadeur péruvien qui téléphona le 10 mai 1940 de Bruxelles à Montherlant pour l’informer que les Allemands attaquaient la Belgique.
Montherlant consacra une petite brochure à son ami péruvien. Ce petit fascicule de 13 pages intitulé V.G.C. fut publié en 1934 aux Editions Excelsior à Paris.

5 – Jusqu’en 1940, Elisabeth demeura à Paris. Ils se voyaient beaucoup, se téléphonaient plusieurs fois par jour. Elle chercha pour lui un appartement afin qu’il abandonne son logis de la rue de Bourgogne, qu’elle jugeait affreux et indigne de lui. C’est elle qui le convainquit de s’installer dans l’appartement (entresol) du Quai Voltaire, dont ils entreprirent les travaux. La guerre arrivant, les travaux furent interrompus et Montherlant ne fera rien pour les achever. C’était toujours la surprise des visiteurs introduits dans le salon où il avait rassemblé ses antiques de voir les plâtres défraichis et les fils électriques qui pendaient au plafond.

6 – En 1941, Elisabeth Zehrfuss se maria avec un ami de jeunesse, Monsieur Renaud R*. Montherlant avait déconseillé ce mariage. Elle ne l’écouta pas, car elle voulait sa liberté. Elle avait 34 ans.
A la fin de 1941, elle attendit un enfant. C’est à ce moment que Montherlant plongé dans l’écriture de La Reine morte, lui demanda de mettre sur papier, pour lui, toutes les sensations qu’une femme éprouve durant sa grossesse. Elisabeth lui envoya des lettres où elle détaillait régulièrement ses états physiques et psychologiques qu’elle vivait durant sa grossesse. Et Montherlant se servit de ces écrits pour donner à son personnage Inès de Castro, la Reine morte, toute la profondeur et la justesse qui font d’ Inès un des beaux personnages du théâtre du XXème siècle.
Montherlant vint la voir à Lyon, où elle avait accouché d’une fille, et lui lut le premier jet de La Reine morte. Montherlant passait beaucoup de temps à taquiner Elisabeth Zehrfuss si fière de son enfant, dont elle lui faisait admirer la finesse des traits. Montherlant lui répondait en riant qu’il n’aimait pas les bébés. Plaisantant, il surnommait l’enfant Diablodata ou Lardonette et conseillait à Elisabeth Zehrfuss de noyer sa fille dans le fleuve le plus proche.
Il faut savoir qu’avant cette naissance, Montherlant avait accepté d’être le parrain à condition que le nouveau-né soit un garçon, mais il refusait de l’être si c’était une fille !

7 – En 1943, Elisabeth regagna Paris après deux années passées à Lyon dans la Résistance. Elle se sépare de son mari dont elle divorcera rapidement, donnant ainsi raison aux mises en garde de Montherlant. Je pense que Montherlant ne me pardonna ni mon mariage, ni d’avoir mis au monde une fille au lieu d’un garçon que nous attendions ! Nous échangeâmes beaucoup de lettres à ce sujet ! (E.Z, journal)

8 – Après la Libération, Montherlant se tint à l’écart du monde, replié sur Paris, blessé par les attaques injustes dont il fut l’objet de la part de certains écrivains qui lui reprochaient de ne pas s’être engagé contre les Allemands. On aurait voulu qu’il fût entré dans la Résistance.
Montherlant confia à Elisabeth Zehrfuss après la guerre qu’il savait à peine ce qu’était la Résistance.
Elisabeth Zehrfuss le défendra face aux attaques qu’il dût subir à la Libération, attaques qui n’eurent pas de suite:
J’ai été effarée, en arrivant en novembre 1943 à Paris, de sa méconnaissance complète de la Résistance, de son ampleur, de son fonctionnement, mais aussi de l’horreur des camps. Il a toujours été plongé dans son œuvre et dans sa vie privée, très distant de la politique(…) Immergé dans son Port-Royal, relisant tous les jours les livres et les Mémoires s’y rapportant, grelottant Quai Voltaire (…) ne voyant personne, encore sous le coup de l’humiliation de la défaite, du souvenir de sa retraite à pied, de la débandade de l’armée, de l’exode des civils, de l’abandon général de toute dignité (…) Il me paraissait comme déboussolé, le spécimen d’un autre âge, d’une autre planète. La rigueur morale qu’il applique à la guerre est totalement mise en échec par les modalités de la guerre telle que nous la vivons (…) (Journal EZ, page 753).
En outre, il ne porta jamais le général de Gaulle dans son cœur, même si ce dernier , selon Philippe de Saint Robert, était un fervent admirateur des livres de Montherlant et notamment du roman Le Chaos et la Nuit qu’il lisait en 1963 sur un navire de guerre dans sa cabine, dans l’attente de la mise à feu d’une bombe atomique expérimentale.
Montherlant ne fut ni poursuivi ni condamné à la Libération. Mais il ne digéra jamais les soupçons qui pesèrent sur lui, comme s’il avait fait figure de collaborateur ou de traître, ce qu’il ne fut jamais. Par contre, certains de ses accusateurs jaloux et médiocres se paraient des plumes de grands résistants qu’ils n’avaient pas été !

9 – Durant l’époque de la Libération, Montherlant venait régulièrement voir Elisabeth, à qui il avait confié ses papiers et carnets personnels contenus dans une malle, ainsi que ses lingots d’or qu’elle avait cachés dans son piano !
Elisabeth, ayant peu de ressources, cherchait une situation. Elle partit rejoindre son frère Bernard à Tunis afin de s’occuper de l’Alliance Française. Mais là ses illusions et l’espérance de trouver un appui pour élever sa fille furent déçues, et elle regagna Paris en 1950.
Quand elle retrouva Montherlant, elle eut le sentiment qu’il avait changé. L’homme, l’écrivain qu’elle avait tant admiré, elle le trouva plus amer, plus critique notamment vis à vis de son mariage à elle et sur la manière dont elle gérait sa vie; il lui reprochait son manque de réalisme et sa naïveté. Néanmoins Elisabeth Zehrfuss lui exprimera une totale reconnaissance car elle fut durant cette période d’après-guerre aidée par lui. Elle l’écrit sans hésiter : “Ce fut grâce à lui que je pus survivre avec ma fille. Je luttais pied à pied en proie à de terribles difficultés”.
Elisabeth remarquait que son “exquis Montherlant” était tourmenté et qu’il ne lui confiait pas le sujet de ses tracas. Ne parvenant pas l’arracher à son humeur sombre, elle partit pour Alger afin d’occuper un poste administratif au Gouvernement général. Elle invita même Montherlant à la rejoindre pour un séjour d’un mois à Alger, ville que l’écrivain avait très bien connue entre 1925 et 1934.
Mais Montherlant renonça à ce voyage sous le prétexte du procès qu’il avait avec Grasset et qu’il voulait suivre de près.

10 – Elisabeth Zehrfuss fut malheureuse en Algérie, loin de la merveilleuse amitié de Montherlant.
Elle revint à Paris en 1960, retrouva son cher ami “toujours affectueux et fidèle, mais préoccupé, tel que ses lettres – dont on mesurera, alors que s’égrènent les années, le ton de plus en plus sombre (…) C’était Ferrante (La Reine morte), avec sa hauteur, ses excès, son âpre douleur, ses angoissantes interrogations. L’amer souvenir de la Libération ne s’était pas dissipé. Il prenait pour explication de son humeur les évènements, la décadence ambiante, le relâchement de la jeunesse, la médiocrité et la dégradation de la société. Mais ces prétextes masquaient une réalité plus cruelle : c’était au fond de lui-même que gisait le désespoir. Il me le dit un soir : “Si c’est être désespéré que de plus rien attendre de la vie, alors je suis désespéré” (E.Z., Journal)

11 – En 1963, Elisabeth Zehrfuss s’occupa, comme Directrice du Théâtre au Ministère des Affaires culturelles, de faire reprendre Fils de Personne au Théâtre des Mathurins, dirigé alors par son amie
Radifé Harry-Baur. A cette occasion, elle revit plus fréquemment l’écrivain, mais elle fut incapable, raconte t-elle, de le distraire de cette nuit où elle le voyait s’enfoncer. Elle ne retrouvait plus ce qui avait fait l’éclat de leur amitié, cette liberté, cette gaieté, cette enfance, cette tendresse qu’elle et lui avaient si bien connues. Elle souffrait de voir Marguerite Lauze et le fils de celle-ci, Jean-Claude Barat, se trouver en première ligne pour s’occuper de l’illustre écrivain ! La mère et le fils furent d’ailleurs les seuls héritiers de Montherlant.

12 – L’amitié de Madame Elisabeth Zehrfuss avec Montherlant dura 40 années, et fut nourrie par une abondante correspondance. Les lettres de Montherlant à sa Puce de Mer sont immédiatement reconnaissables par la liberté de ton, l’humour, la gentillesse, les taquineries, la compassion – (contrairement à celles adressées par Montherlant à Peyrefitte où le style de Montherlant n’est pas reconnaissable tant il est plat, vulgaire et choquant, au point qu’on pourrait se poser la question : est-ce vraiment Montherlant l’auteur de ces lettres infâmes à Peyrefitte ou bien est-ce un personnage composé par Montherlant qui les a écrites pour mystifier Peyrefitte et la postérité ?)
Toute une thèse pourrait être écrite, en effet, sur la volonté de Montherlant de mettre en place un plan de destruction de son œuvre une fois qu’il prit la décision de se suicider (Aedificabo et destruam). Il suffit de relire ses Notes sur Le Cardinal d’Espagne !
Les lettres de Montherlant à son amie se lisent avec un vif intérêt, car elles décrivent parfaitement le caractère changeant de l’écrivain, prenant difficilement position, toujours attiré par l’opinion contraire, écartelé entre plusieurs attitudes, très secret, se livrant un minimum, mais attentif, délicat et sensible. Il la protègeait, lui demandant régulièrement de ses nouvelles. Il lui écrivait qu’elle était la seule personne en qui il faisait une totale confiance. Il l’appelait Chère Puce de Mer, ou Chère Salamandre, ou après 1940: Chère Libellule – ce qu’elle n’aimait pas et elle l’appelait Cher Monstre ou Cher Buffle-Serpent, et plus généralement chacun s’écrivaient “Chère Amie et Cher Ami.” On retrouve tout l’humour de Montherlant dans cette correspondance si jeune de caractère, et bien souvent on rit de bon cœur !

13 – Pour elle, Montherlant fut un ami exceptionnel, et une des plus grandes joies de sa vie. Voici quelques traits relevés dans le millier de pages du Journal d’Elisabeth Zehrfuss :

  • E.Z., Journal, page 146 : Jamais prodigue, Montherlant ne dépensait rien pour lui-même, n’eut jamais de confort inutile, jamais de voiture (il ne savait d’ailleurs pas conduire), ne fit jamais de grands voyages et n’installa jamais sa maison; il était entièrement au service de son œuvre, où il se retrouvait. Le reste lui importait peu ou pas du tout, même ses plaisirs. Il savait qu’un quelconque empiètement de qui ou de quoi que ce soit sur sa vie mettrait en danger la rigueur qu’il s’imposait.(…)Il méprisait cette société de consommation dans laquelle nous vivons et tous ces appétits si vulgaires qui lui répugnaient parce qu’il les savait néfastes à la part essentielle de l’être.
  • E.Z., Journal, page 157:(…) Montherlant n’était pas amateur de musique. Il connaissait Saint Simon par cœur
  • E.Z., Journal, page 151(…) Je me rends compte maintenant à quel point Montherlant était désarmé, incapable de diriger sa vie. Le seul refuge qu’il possédait pour échapper à ce désarroi était son œuvre, qui le rassurait car il pouvait s’y retrouver et se reconstruire. Il ressemblait à un enfant abandonné, et je ressentais pour lui une grande tendresse et un désir profond de l’aider. Mais il était aussi un adulte qui refusait tout secours et ces deux extrêmes se bousculaient en lui et le déchiraient.
  • E.Z., Journal, page 217: Je fis toute ma vie des rêves à propos de tous les voyages qu’il me proposa et que nous ne fîmes jamais. Notre amitié était un songe, et tout ce qui gravitait autour d’elle était aussi un songe. Nos vies, à chacun furent aussi un long rêve, semé de rares bonheurs et plus souvent d’angoisse et de cauchemars, mais le plus beau fut certainement celui que nous vécûmes pendant ces années d’avant-guerre – moi en tout cas – où nous le constatâmes si tristement un soir, beaucoup plus tard, “nos vies étaient mêlées ”.
  • E.Z., Journal, page 218 : Au téléphone, il aimait les plaisanteries, il l’appelait souvent Monsieur Dumaine ou Monsieur l’Ambassadeur… Il avait envie de lui écrire en mettant sur l’enveloppe Monsieur Dumaine, Ambassadeur de France, aux bons soins de Mlle Zehrfuss.

 
 

Elisabeth Zehrfuss

14 – On constate que durant ces années d’avant-guerre, si Montherlant est en pleine gloire, célèbre grâce aux Jeunes Filles, roman tiré à plusieurs millions d’exemplaires, sa santé est fragile; ses blessures de 1918 (un handicap de 50% pour blessures de guerre) dans le sacrum et la cuisse l’empêchent de marcher longtemps, de monter à cheval, de garder durablement une position debout. En outre il est fragile des poumons avec de fréquentes bronchites et des pneumonies.
“Montherlant était véritablement, par certains côtés un vrai enfant que les adultes effrayaient.
Sa lucidité s’en rendait compte. “Mon innocence m’étonne ”, disait-il. J’aurais pu lui répondre : “La mienne m’étonne aussi ”, écrit Elisabeth Zehrfuss.
Voici le genre de conseil que Montherlant lui donnait : C’est aux parents d’inculquer à leurs enfants cette pensée que le bonheur est, dans la plupart des cas, une affaire d’intelligence; que quelqu’un d’intelligent (par exemple votre serviteur) trouve toujours le moyen de tourner les épreuves ou de les “inverser ” de telle façon qu’elles lui soient un bien (Journal, EZ, page 673)

Conclusion

Elisabeth Zehrfuss ne s’est jamais permis de prononcer un jugement à l’égard de Montherlant.
Pour elle, Montherlant avait conservé très étrangement pour un homme, même dans ses actes les plus secrets, une innocence, et une telle distance vis à vis de la morale courante qu’il est absolument impossible de le juger d’après les critères en usage. C’est en le connaissant bien, en recevant sans les juger, les remarques et les réflexions qu’il laissait échapper, toujours allusives et voilées, qu’on arrivait à la compréhension bien que confuse et impalpable de sa vie et de sa pensée (Journal, EZ, page 675(…). Son jugement était hâtif et définitif, parfois sans indulgence ou parfois au contraire avec une sorte de naïveté spontanée et déconcertante.(Journal, EZ, page 680).

Puisse un éditeur intéressé par Montherlant et l’histoire de la littérature française entre 1935 et 1945, publier un jour ce document unique qu’est le Journal de 1200 pages dactylographiées d’Elisabeth Zehrfuss dans lequel sont reprises les centaines de lettres que Montherlant lui a adressées jusqu’à son suicide en 1972.
Elisabeth Zehrfuss, femme distinguée et remarquable, a défendu jusqu’à son dernier jour l’écrivain qu’elle avait tant admiré, écœurée par les attaques dont Montherlant fut la victime à la fin de sa vie et après sa mort. Elle vivait en pensée avec lui, racontant avec passion ses souvenirs à ses visiteurs, car cet homme génial avait imprimé dans son esprit et son cœur une marque ineffaçable et bienfaisante. En clinique, durant ses derniers jours, Elisabeth Zehrfuss était comme habitée par le souvenir de l’écrivain, et elle mourut dans la douleur de ne pas avoir réussi à adoucir la fin de vie de son génial ami.

 
 

Bernard Zehrfuss
(1911-1996),
frère d’Elisabeth.

Note

Bernard Zehrfuss, (1911-1996), frère d’Elisabeth, est un célèbre architecte français.
En 1939, il obtient le premier Grand Prix de Rome pour un projet “palais de l’empire colonial français ” Il s’engage dans les Forces françaises libres en 1940.
Architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux en 1956, il est inspecteur général de 1965 à 1968. Il réalise un certain nombre de programmes prestigieux tels que le Palais de l’Unesco à Paris, le siège de nombreuses sociétés internationales, des ambassades, des immeubles d’habitations à îlots, etc…
En 1983, il est élu membre de l’Académie des Beaux-Arts, dont il deviendra le secrétaire perpétuel en 1994, succèdant à Marcel Landowski.