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Articles sur Montherlant (hors presse)

14. “Henry de Montherlant anticolonialiste” par Anton Ridderstad, Docteur en littérature, de l'Université de Stockholm

 
   

Extrait de “La Revue d'histoire littéraire de la France”, 2005.

Introduction

Parmi les traits qui constituent l’image publique1 de Henry de Montherlant (1895-1972), on cherche en vain l’aspect d’anticolonialiste. Aucun chercheur n’a, à notre connaissance, analysé la prise de position de Montherlant contre la politique française au Maghreb, contre le comportement des Français dans les colonies et contre le principe même du colonialisme. Bien évidemment, les différents textes que Montherlant a écrits ou publiés pendant sa période de voyages (voir ci-dessous) ont été commentés et analysés, mais rarement sous l’aspect anticolonial. Nous avons parcouru certaines correspondances, inédites, de Montherlant de cette période, surtout celle qu’il entretenait avec Paul Odinot, officier français au Maroc et écrivain anticolonialiste. Nous espérons ainsi, et avec l’appui de certains ouvrages théoriques, montrer que Montherlant, pendant son séjour en Afrique du Nord, a développé des opinions anticolonialistes qui s’expriment clairement dans sa production littéraire de l’époque. Dans le cas du roman La Rose de sable, nous pourrons, par la voie de la génétique du texte, constater que Montherlant avait l’intention d’écrire une œuvre anticolonialiste.
    À partir de l’œuvre précurseur d’Edward Saïd, le courant de “post-colonialisme” s’est imposé dans la recherche littéraire. Malgré le fait que les textes étudiés ont été écrits en pleine période de colonialisme, ce qui complique au premier regard l’emploi d’un terme “post-”, nous trouvons que certaines idées dans le courant post-colonialiste pourront nous servir. Nous voulons pourtant déjà signaler le risque d’une nouvelle colonisation culturelle que comporte cette sorte de théorie ; élaborée pour la plupart dans un milieu universitaire américain, la théorie post-coloniale n’est-elle pas une manière pour des chercheurs en quête d’originalité de s’approprier une problématique qui n’est pas la leur, et d’imposer un discours impérialiste aux chercheurs du tiers monde ? Ce risque est soulevé également dans l’introduction à l’ouvrage d’Ashcroft et al. (1995), duquel nous nous sommes partiellement servi pour le fondement théorique de cette étude.
    Vers la fin des années 1920, les termes “roman colonial” ou “littérature africaine” signifient des textes écrits par des auteurs français sur les colonies, et la perspective de ces auteurs est tout naturellement impérialiste — ils ne mettent pas en cause la légitimité du principe colonial. Il y a pourtant, à l’époque, des voix qui s’élèvent contre le colonialisme. Parmi les intellectuels, le groupe surréaliste s’est naturellement lié à ces idées, et Breton, Éluard et Char lancent, avec huit autres, l’appel intitulé “Ne visitez pas l’exposition coloniale” en 1931. Selon Jean-Pierre Biondi, l’exposition coloniale qui se tient au bois de Vincennes de mai à novembre 1931 a obnubilé la crise coloniale pour la société française, et ce n’est qu’une minorité informée qui “essaie sans grand écho de troubler ce dangereux unanimisme” (1992, p. 183).
    La Rose de sable de Henry de Montherlant aurait sans aucun doute troublé, si l’auteur n’avait pas renoncé à le publier à l’époque. Ce roman anticolonialiste, qui a finalement paru en 1968, n’a pas été, à notre connaissance mis en relation par la recherche littéraire avec d’autres textes de Montherlant où le motif colonial est abordé. Abdeljlil Lahjomri, un chercheur marocain, consacre quelques passages dans son inventaire L’image du Maroc dans la littérature française à La Rose de sable. Il considère que la portée du roman aurait été considérable à l’époque, “ parce qu’alors, elle aurait produit une fêlure dans la construction idéologique coloniale qui nous aurait été précieuse ” (1973, p. 289). Selon Lahjomri, Montherlant est le “ seul écrivain […] qui a su rendre dans son roman […] cette problématique [celle du colonisé] ” (ibid., p. 155) et son roman est écrit “ entièrement en faveur de l’autre ” (ibid., p. 295).
Henry de Montherlant a passé près de dix ans (1925 à 1934) en voyage. Ses pérégrinations autour de la Méditerranée l’ont amené en Espagne et en Italie mais surtout au Maghreb, où il s’est installé pendant deux périodes plus longues, respectivement à Alger et à Tunis. La plupart des textes littéraires écrits par Montherlant pendant cette période de voyages sont assez courts, et ont normalement paru dans des collections d’essais ou de nouvelles. Dans les essais, il n’y a, dans la plupart des cas, qu’une instance narrative : le moi-narrateur. Cette instance exprime souvent des opinions qui sont similaires ou identiques à ce que Montherlant exprime dans ses “ Carnets ”, dans des articles et ailleurs sous son propre nom. Nous ne pouvons pourtant pas, comme tant de chercheurs, conclure que ce serait là les sentiments réels de Montherlant. S’il y a une part personnelle dans le moi-narrateur, et l’instance narrative de l’auteur dans les nouvelles et les romans2, c’est Montherlant “ tel qu’il voulait qu’on crût qu’il était ” pour citer Michel Raimond (1982, p. 52). Pour cette étude, nous avons surtout retenu les commentaires sur la situation au Maghreb et sur la question coloniale en général. Du point de vue de la perspective de narration, ces commentaires sont faits par toutes les trois instances narratives : l’auteur, le narrateur et les personnages.
    Comme partout dans l’œuvre de Montherlant, cette tripartition permet à l’auteur de présenter différents points de vue. Le principe colonial est défendu par différents personnages dans les textes, de façon idéaliste aussi bien que de façon cynique, mais jamais par le narrateur ni par l’auteur. L’ironie est en revanche souvent utilisée par ces deux instances narratives.

Les textes

Il y a encore des paradis

Ce petit recueil d’essais, qui porte le sous-titre “ Images d’Alger 1928-1931 ”, réunit dix textes écrits pendant cette période. Il a été publié d’abord en édition de luxe en 1933 et a été repris dans Coups de soleil, en 1950. Il convient de signaler qu’Il y a encore des paradis a paru de nouveau en septembre 1998, chez Arléa, ce qui témoigne de son actualité même de nos jours et malgré la situation difficile en Algérie, ou peut-être justement à cause de celle-ci.
     Dans son Avant-propos, daté de novembre 1933, ainsi que dans le premier texte du recueil, “ Le cœur cherche ses raisons ”, Montherlant explique son attachement à cette ville. Il constate “ j’ai passé trois ans et dix mois à Alger. Comme je n’y étais pas forcé, il faut croire que cette ville m’agréait ” (1998, p. 9). Il énumère les raisons : la chaleur, la solitude, les ressources humaines et autres (par exemple les bibliothèques publiques), le port avec son “ renouvellement continu d’êtres ” (ibid., p. 14), la beauté et le charme de la jeunesse. Il considère les Algériens comme les plus sympathiques des Maghrébins, “ étant aussi ceux qui ont le plus souffert de nous ” (ibid.).
     Dans ces textes, il s’agit surtout de réflexions sur la vie quotidienne à Alger et sur les habitants de la ville, l’ouvrage étant donc presque sans intérêt pour ceux qui veulent trouver des renseignements biographiques sur l’auteur dans l’œuvre de Montherlant, comme Pierre Sipriot ; Il y a encore des paradis n’est même pas mentionné dans sa volumineuse biographie. Comme souvent dans ses textes, Montherlant mélange plusieurs niveaux de style : des passages lyriques, satiriques, comiques, descriptifs se succèdent, mais il en ressort toujours de l’enchantement pour Alger et la plupart de ses habitants. L’enchantement a été facilité par le fait que l’on parlait français dans ce paradis. Montherlant peut exclamer, soulagé : “ Comme c’est agréable, que la plus jolie race que je connaisse soit — tant bien que mal — française  ! ” (ibid., p. 43). Or, il consacre une partie considérable de son texte à se moquer des “ Gros-Becs ” (les Parisiens dans le parler algérien selon Montherlant) et des Français de France en général. Souvent, ce ne sont que des railleries, mais parfois, surtout quand il s’agit du traitement des Arabes par les Français, la grimace cache un visage sensible aux injustices qu’ils doivent subir. Citons par exemple, dans le texte “ Square Bresson ”, où un vieux Français et un jeune Arabe ne sont pas d’accord : “ M. le Président honoraire des Boulomanes d’Emile-Combes refuse de payer la chaise. Que risque M. le Président  ? Si le chaisier n’est pas content, on mettra le chaisier en prison, et tout sera dit : car le chaisier est indigène ” (ibid., p. 33). Le traitement d’un “ indigène vendeur de limonades ” l’écœure : “ Un européen lui a pris une bouteille. “Attends-moi, je vais faire de la monnaie”, est parti et n’est pas revenu. Son [l’indigène] sourire humble, de l’humilité forcée des vaincus ” (ibid., p. 71-72). Le tutoiement est évidemment une marque de mépris. Les Français ne sont pas les seuls visés par la satire de Montherlant. Les Occidentaux en général, et les Juifs, sont blâmés, de façon plus ou moins bienveillante, de leur comportement à Alger. Que des touristes anglais se mettent à photographier des choses qu’ils auraient pu voir chez eux, comme une voiture à ânesse pour les enfants dans un square, est une “ déviation quasi pathologique du jugement ” (ibid., p. 38). La vie paisible d’une rue indigène est une “ musique silencieuse ” comparée aux “ braiments d’un phonographe européen ” (ibid., p. 63). Même la langue est une musique pour Montherlant, voire un “ élixir de vie ”, et il consacre deux pages à décrire le parler du quartier populaire de Bab-el-Oued. Il y a, pour Montherlant, une beauté de la langue, des êtres, et de la ville, lyriquement chantée, mais ces beautés, les Européens ne s’en aperçoivent pas. Les autorités ont réaménagé le Jardin d’Essais, en détruisant “ tout ce qui peut rappeler le génie indigène, fût-ce une branche d’arbre ” (ibid., p. 57). Montherlant veut prendre le contre-pied de cette insensibilité, en s’efforçant d’être humble vis-à-vis des indigènes : “ Je ne puis ni ne veux vaincre le mouvement qui m’immobilise sur le seuil des lieux privés des Musulmans : je crains toujours de les blesser ” (ibid., p. 40). Dans le dernier des textes d’Il y a encore des paradis, Montherlant décrit une fête de soleil, avec le sacrifice d’un jeune taureau comme l’événement principal, sur une plage d’Alger. Pour conclure, Il y a encore des paradis est un livre marqué par la détente, la bonne humeur et la satire, mais où se dévoile déjà ici et là une critique plus sérieuse du système colonial, qui s’épanouit dans La Rose de sable.

Aux Fontaines du désir

Ce recueil contient quatre essais, dont un, “ Syncrétisme et alternance ”, a été abondamment cité par les commentateurs comme la clé de la pensée montherlantienne. Il y décrit sa volonté de comprendre tous les mouvements humains, puisque “ tout le monde a raison, toujours ” (1963, p. 239), aussi bien le Marocain que “ le gouvernement qui le mitraille ” (idem). Il écrit, après avoir terminé La Rose de sable, qu’il aurait pu également écrire un livre sur les bienfaits du colonialisme (Montherlant, 1995, Carnets 1930-1944, p. 281). Ne fait-il donc aucune différence entre l’oppresseur et l’opprimé  ? Au pied de la lettre, non. Mais les passages où il est question du traitement des pays colonisés, ainsi que les sujets abordés — il n’est pas un texte où la colonisation est justifiée — montrent son indignation, qu’il a d’ailleurs également exprimée sous son propre nom. Il faut ajouter que cette volonté de justifier des opinions divergentes, d’ériger la contradiction en principe, revient dans toute l’œuvre de Montherlant jusqu’à la fin. Elle ne signifie pas l’absence des opinions, mais lui permet d’alterner entre des vues opposées. Le primordial est la réflexion individuelle et le refus de toute idéologie. Il “ persiste à croire qu’être humain, c’est comprendre tous les mouvements des hommes ” (1963, p. 239).

Un voyageur solitaire est un diable

Un voyageur solitaire est un diable contient de petits textes, pour la plupart écrits pendant les voyages de Montherlant, mais ramassés et publiés en 1939, avec une préface où il explique que les sentiments exprimés le long du texte “ ne correspondent plus aux opinions actuelles de l’auteur ” (1963, p. 339). Comme dans les recueils précédents, Montherlant mélange les tons, les motifs et les genres, mais parle toujours à la première personne. Il y a des réflexions sur le fait de voyager, de la critique de la France et des tranches de vie nord-africaine. Il n’y a pas d’analyse de la question coloniale, mais des piques contre le système colonial et le comportement des Français colonisateurs. Pourtant, on se demande s’il ne s’agit pas ici uniquement d’une critique de la France, puisque d’autres pouvoirs coloniaux échappent à ses sarcasmes : “ Tout est plus familier et bon enfant […] Car nous avons quitté le Maroc français et nous sommes au Maroc espagnol ” (ibid., p. 368). Il décrit la différence d’attitude qu’il voit entre différentes manières de traiter les indigènes : “ Italiens et Espagnols fraternisent avec les Arabes. Mais Madame Soif d’Égards, née pour faire des ménages, tutoie avec dédain les fils de caïds, et, comme toutes les petites gens, tyrannise aussitôt qu’elle peut ” (ibid., p. 369). Les Français obligent l’indigène à “ devenir mufle, pour se mettre au diapason et n’être pas trop distancé ” (ibid., p. 371). Ce genre de remarques font penser que Montherlant était peut-être plus anti-français qu’anti-colonialiste.

Service inutile

La dernière des collections d’essais écrits en Afrique du Nord et qui sont au moins partiellement imprégnées de l’expérience coloniale de Montherlant est Service inutile, publiée en octobre 1935. Dans cet ouvrage, le ton raillant et parfois joyeux a disparu, ainsi que les tranches de vie. Un pessimisme devant l’actualité et une misanthropie accrue ressortent de ces textes, surtout dans la “ Lettre d’un père à son fils ” placée à la fin.
     La première partie du Service inutile est consacrée à la question coloniale. Montherlant décrit sa propre évolution depuis la première guerre mondiale. Il admet qu’il avait vécu “ enfermé dans [s]es souvenirs de guerre comme Don Quijote dans ses livres de chevalerie ” (1963, p. 585), mais que la violence qu’il avait vue à la guerre était exercée d’égal à égal. En Afrique du Nord, la violence était exercée par le fort contre le faible, et les Européens coloniaux sont devenus d’“ affreux tyranneaux ” (ibid., p. 579). Montherlant a souffert de sa patrie comme puissance coloniale en Afrique du Nord, et après avoir vu l’abus de pouvoir, il “ répugne à ce qu’on [l]e serve ” (idem). Les injustices le poussent à la conclusion que “ si devoir il y avait [pour un Français en Afrique du Nord], il n’était pas de pourfendre les “infidèles”, mais de les défendre ” (ibid., p. 585). Cette défense, il l’entreprendra surtout avec La Rose de sable. Il exprime sa pitié pour “ nos indigènes musulmans, sans armes, sans presse, sans puissance civique ni politique ” (ibid., p. 634) et s’efforce, en l’occurrence dans “ Pour le chant profond ”, de montrer comment les Français leur sont inférieurs. Il se demande, enchanté par le chant d’un jeune gitan : “ Faut-il croire qu’une communion entre nous et eux est impossible, quand je me sentais tellement leur frère ce soir-là  ? ” (ibid., p. 601).
     Il raconte sa provocation de 1934, quand il avait envoyé l’argent du prix littéraire de l’Académie française (pour Les Célibataires) au commandant des troupes françaises au Maroc pour que celui-ci distribue l’argent à égalité entre les soldats français et les insurgés arabes et, dans le même esprit, demande pourquoi on n’élèverait pas une statue à l’honneur des indigènes de l’Afrique du Nord, “ morts en défendant leur sol contre nous ” (ibid., p. 633). Il envisage par la suite les réactions des différents partis concernés (les Français de France, d’Afrique, les indigènes) à cette proposition singulière, derrière laquelle se cache peut-être plus de sérieux qu’on le croirait.

Moustique

En route pour l’Espagne, Montherlant s’arrête en janvier 1925 à Marseille, où il rencontre un jeune Algérien de quatorze ans, Vincent, appelé “ Moustique ”, qui gagne sa vie comme cireur de chaussures et comme voleur. Montherlant le “ sauve ” de prison en l’engageant comme son compagnon de route. Moustique restera près de Montherlant plus de deux ans et l’accompagne donc pendant les voyages, mais il va aussi habiter chez Montherlant à Paris. Pendant toute cette période, Montherlant prend des notes, et il va écrire par la suite un roman qui restera inachevé à sa mort. En 1986, “ La Table ronde ” publie le texte, avec en appendice des “ Notes sur Moustique ” et une postface écrite par Pierre Sipriot.
     Le texte porte toujours le caractère de notes et, même s’il retrace les aventures de Montherlant et de son compagnon durant cette période, il est surtout une description de ce garçon, sa personnalité, sa vie et son langage. Il faut constater, avec Pierre Sipriot, que Montherlant, “ cinq ans avant le “Voyage au bout de la nuit” […] avait su donner une forme pleine, intelligente, résolue au langage des plus pauvres ” (Montherlant, 1986, p. 192). La position de l’auteur dans ce texte est plus personnelle et en même temps plus effacée que dans les autres textes de cette période. Comme ailleurs, il utilise le “ je ” mais l’inscrit dans un contexte plus serré et plus détaillé ; “ A peine quittée la maison de Neuilly… ” (ibid., p. 21) ou bien “ Dans “La relève du matin”, j’ai… ” (ibid., p. 62). Ce type d’indications biographiques manquent dans les autres textes. Ceci rend Moustique plus crédible comme témoignage de l’attitude de Montherlant vis-à-vis de l’Autre, le colonisé. Montherlant a choisi de vivre plus de deux ans en compagnie d’un garçon pauvre, illettré, algérien, et, à l’en croire, il ne l’a pas traité d’inférieur, mais de plain-pied. Il décrit cette distinction dans le passage où il est question de l’adhérence de Moustique aux scouts. Le chef de l’équipe des scouts, M. Laherche, s’intéresse à Moustique, mais celui-ci le rejette violemment ; selon Montherlant, parce que M. Laherche “ lui fait l’effet de quelqu’un qui s’abaisse à lui ” (ibid., p. 123). Montherlant écrit n’avoir pas engagé Moustique pour l’élever ou le transformer, mais tel qu’il est et dans une certaine mesure parce qu’il est tel qu’il est. Montherlant ne se soucie plus de la bienséance, ni de garder la distance que son origine noble impose, et s’il essaie d’éduquer un peu Moustique, c’est parce que celui-ci le lui demande (p. 114-115). Mais l’éducation va dans les deux sens : Moustique apprend à Montherlant le jargon des quartiers populaires à Alger et, à travers ce qu’il raconte sur sa vie, les mœurs et les conditions de vie de ces quartiers-là. La liberté de Moustique chez Montherlant, surtout à Paris, peut étonner ; il peut aller et venir comme il veut, mais témoigne de la nature de leur relation, qui était plus amicale qu’une relation patron-domestique.
     Le caractère inachevé et le ton personnel confèrent à Moustique une authenticité que nous ne pouvons évidemment pas garantir, mais qui fait de ce texte un témoignage précieux pour la compréhension et l’intérêt de Montherlant pour les individus d’origine maghrébine et non pas seulement pour la problématique théorique de la question coloniale. D’ailleurs, Moustique n’est pas en premier lieu un livre sur les problèmes coloniaux, et l’on cherche en vain même les traits satiriques qui abondent dans les autres textes de cette époque. La Rose de sable fera par la suite la synthèse entre l’individuel et l’universel. Moustique montre à quel degré Montherlant s’est laissé influencer, et imprégner, par l’Autre, et ceci, à côté des expériences sur place, fraye le chemin pour la prise de position de Montherlant dans la question coloniale. Selon Pierre Sipriot, une correspondance entre Montherlant et un guide touristique, Claude-Maurice Robert, illustre la capacité de Montherlant de gagner la confiance des jeunes Arabes. Moustique n’aura été qu’un parmi les différents jeunes compagnons de Montherlant. Un garçon, appelé Laroussi, est navré au départ de Montherlant pour Paris, “ le seul homme qui veut bien me causer ” (Sipriot, 1990, p. 311). Il paraît que Montherlant a essayé de l’aider à trouver du travail et lui a envoyé de l’argent.
     Moustique n’a pas été connu par les contemporains, et nous ne pouvons rien savoir sur l’effet que le livre aurait fait sur le public et sur l’image de Montherlant. En 1986, le livre n’avait rien de controversé, rien de nouveau, et l’image de Montherlant était trop fixe pour qu’il n’y puisse rien changer. Une édition en “ Livre de poche ” (n°6322) n’a pas aidé le texte à trouver un plus vaste public, et les chercheurs passent le plus souvent sous silence ce fragment insolite mais révélateur dans l’œuvre de Montherlant.

La Rose de sable

Genèse, la correspondance Montherlant-Odinot. — L’idée d’écrire un texte plus long et plus cohérent, tiré de son expérience nord-africaine, était présent à l'esprit de Montherlant déjà en septembre 1927, à en croire une lettre adressée au capitaine Paul Odinot, au service de l’armée française à Fez, au Maroc. Dans cette lettre3, il remercie le capitaine de lui avoir envoyé son roman La première communion d’Abd-el-Kader, qui l’a “ passionné ”. Montherlant explique que le sujet du roman, et “ le sens où [il] est traité ” est un projet qu’il avait lui-même, “ pour avoir vu quelque chose d’analogue en Tunisie ”. Dans une lettre adressée au docteur Étienne Burnet (n°25) l’été 1927, il annonce un projet de roman : “ Un P. franciscain a “converti” un petit berbère (12 ans environ) qui est devenu un vrai petit Jésus, qui compte devenir missionnaire ”. En effet, ceci ressemble beaucoup au roman de Paul Odinot, où le père Hyacinthe a adopté un garçon berbère, Abd-el-Kader, qu’il a converti.
     Les lettres que Montherlant a envoyées à Paul Odinot sont marquées par un grand respect de la part de Montherlant pour le capitaine, plus tard commandant, Odinot. Il exprime souvent le désir de le voir, et sa déception d’une réponse négative, comme par exemple dans la lettre 25 (non datée) : “ Je compte tant à vous voir demain mercredi à 5 h 1/2. Si vous ne pouviez pas, ce serait affreux ”. Le 7 août 1930, Montherlant travaille de toute évidence à la rédaction de La Rose de sable, puisqu’il écrit à Odinot qu’il écrit “ un roman dont l’action se joue au Maroc, et désirerai[t] beaucoup en causer avec vous ” Il avait apparemment une grande confiance en Odinot, pour son jugement et pour sa connaissance de la situation au Maroc. Le 9 septembre 1932, alors que la rédaction de La Rose de sable arrive au terme, Montherlant prie Odinot de lire aussi vite que possible le manuscrit. “ Il n’y a qu’à vous que je puisse faire lire ce manuscrit ; vous saurez pourquoi ”. Un mois plus tard, Odinot a terminé la lecture, et Montherlant lui écrit : “ Comment vous remercier assez de la patience et de la bonne grâce que vous avez mises à me lire et à me parler sur La Rose. Votre conseil m’était précieux, et vous seul pouviez me le donner ainsi ”.
     Pourquoi citer ces lettres  ? Parce qu’elles montrent que Montherlant, avant et pendant la rédaction de La Rose de sable, a cru nécessaire, et même essentiel, de consulter un homme ouvertement critique dans ses textes littéraires à la politique française au Maroc, et qu’il considère cet homme comme “ l’homme de la vérité ” (lettre n° 16,15 septembre 1933). Nous pouvons constater que Paul Odinot, par son œuvre littéraire, par sa personne et par ses idées sur le Maroc a contribué à élaborer la vision de Montherlant de la question coloniale, et qu’il a joué ainsi un rôle important dans la genèse de La Rose de sable.
     Une fois le roman achevé, Montherlant a renoncé à le publier pour des raisons que nous commenterons plus tard. La Rose de sable n’a été publiée dans son intégralité qu’en 1968. En 1938, Montherlant a fait imprimer 67 exemplaires du roman (avec le titre Mission providentielle) sous un nom d’emprunt, François Lazerge. Des extraits du roman ont été publiés en 1946 (La Vie amoureuse de M. de Guiscart), en 1949 (Pages d’amour de La Rose de sable), en 1951 (Une aventure au Sahara, La Cueilleuse de branches et Histoire d’amour de La Rose de sable — ce dernier texte a fait l’objet de cinq éditions différentes jusqu’en 1956) et en 1956 (Les Auligny). En 1951 également, une partie du roman a paru sous le titre L’histoire d’amour de La Rose de sable comme feuilleton dans Opéra.
     L’action du roman.La Rose de sable est un long roman : près de 600 pages en édition de poche, et il est formé de deux parties : “ Les cueilleuses de branches ” et “ Mission providentielle ”. Le premier chapitre nous présente deux des trois principaux personnages du récit — le lieutenant Auligny et le peintre Guiscart — assis dans un café à Tanger. La première phrase indique déjà le ton du narrateur et caractérise Auligny, qui “ se sentait la civilisation incarnée ” (Montherlant, 1995, p. 21). Car Auligny, dont la personnalité et l’origine sont décrites plus loin, dans le chapitre II du roman4, est convaincu, par formation et par manque de réflexion, que les Français sont venus au Maroc pour aider les “indigènes” et les “élever” à un degré supérieur de civilisation. La mère d’Auligny, fille de général et obsédée par l’idée d’avoir un fils officier, a intrigué afin que son fils soit affecté aux troupes françaises au Maroc, où il pourrait se faire remarquer pour avancer. Le portrait de Mme Auligny est acerbe et témoigne de l’attitude hostile de Montherlant vis-à-vis de la bourgeoisie française mais ne manque pas d’humour.
     Le jeune lieutenant, fraîchement débarqué au Maroc, garde au début tout son idéalisme patriotique, avec ce que cela comporte de dédain pour la culture arabe, mais dès son arrivée à son poste, dans le Sud, il voit et il apprend des choses qui sont difficilement conciliables avec l’idée qu’il se fait de la France et de sa mission civilisatrice. Ce jeune saint-cyrien, par son éducation et par sa sensibilité, a du mal à tutoyer le vieux caïd, à accepter que “ la médecine pour indigènes n’est pas de la médecine ” (ibid., p. 95), à traiter les indigènes avec le dédain nécessaire pour “ leur rappeler qu’ils ne sont pas les maîtres ” (ibid., p. 100). Le désordre dans le camp, la grossièreté des officiers, nuit au patriotisme d’Auligny, qui a eu des larmes aux yeux en voyant à son arrivée le drapeau tricolore. Auligny comprend vite que les chances de se faire remarquer ne sont pas très grandes, et que la possibilité n’est même pas très grande de faire quoi que ce soit, au milieu du désert. Sa “ continence ” le force à chercher une maîtresse, et il trouve une jeune Bédouine, Ram, qu’il verra tous les deux, trois jours. Il n’abuse pourtant pas de la situation autant qu’on pourrait croire ; il la caresse, elle dort dans ses bras, et Auligny commence à s’éprendre de cette fille silencieuse. Ses sentiments ne lui sont pas rendus, mais il cherche tous les signes du contraire. Il ne la possède complètement qu’après avoir senti qu’elle lui rend ses baisers. Entre-temps, Auligny l’a “ louée ” à son ami, le peintre amoral Guiscart. Au cours d’une expédition dans le désert, Auligny a également fait l’exploit sexuel peu glorieux d’une Bédouine de douze ans, qu’il a rejetée aussitôt en menaçant de mettre feu aux tentes de ses parents. Après, le remords, la peur de lui-même et du “ monstre ” qu’il se sent en train de devenir lui font revenir pour essayer de s’expliquer à la fillette. Ce sera la première expérience d’abus du pouvoir (en tant que colonisateur, officier, homme et adulte) d’Auligny, qui en souffrira.
     La première partie du roman s’achève par le constat du narrateur qu’Auligny, ayant cru voir un plaisir réciproque au sien chez Ram en la possédant, est tombé entièrement amoureux d’elle et, par l’intermédiaire de cette jeune fille, de toute la culture musulmane. Son amour, qui a “ comme percé les nuages ” (ibid., p. 321), va ouvrir la voie à une lucidité dans la question coloniale, qui le rendra par la suite incapable de justifier son rôle comme officier colonial. Il comprend que “ Je suis l’étranger, le maître et l’ennemi. Je suis celui qui les empêche de chanter ” (ibid., p. 350). Auligny donne de l’idéalisme à la tendresse qu’il éprouve pour Ram : “ Je compense, avec ce que je lui donne, tout ce qu’on ne donne pas aux autres de sa race ” (ibid., p. 312). Cette idée de compensation érige Ram en symbole de toute la culture colonisée, et il serait évidemment possible de développer plus loin cette symbolique : Auligny représente ainsi la France et Ram le Maroc, et leur manque de compréhension réciproque serait dans cette perspective un sombre présage — jamais la France ne réussirait-elle à pénétrer l’âme du Maroc et gagner sa confiance. Seuls les moyens de la force (la petite fille) ou de l’argent (Ram) permettraient à la France de nouer des liens avec le Maroc. Voici justement la vue du commandant Paul Odinot sur la “ situation inconciliable ” au Maroc (La première communion d’Abd-el-Kader, p. 172). Montherlant constate dans un des articles qu’il publie pour soutenir l’œuvre littéraire de Paul Odinot (Les Nouvelles littéraires, le 11 mars 1933) que : “ L’idée essentielle d’Odinot […] est, en bref, que l’union de la France et du Maroc est un mariage impossible ”. Il conclut pourtant que “ la seule solution à ces conflits de race, c’est peut-être la fusion des sangs par le mariage, par l’amour ou ce qu’on appelle l’amour ”.
     La fin de La Rose de sable n’est pourtant pas aussi heureuse que cela. Après avoir essayé de convaincre Ram et son père qu’il veut épouser Ram et rentrer avec elle en France, Auligny obtient une vague réponse positive, mais à l’heure de son départ, Ram ne vient pas. Son indifférence le blesse, mais ne fait que renforcer son anticolonialisme. Auligny ne comprend pas les indigènes, mais il a de la sympathie et de la pitié pour eux, même si, en route pour le Nord il croit à chaque station que le garçon Boualem qui l’a accompagné du camp comme serviteur va l’abandonner, “ tant l’Islam lui paraissait synonyme d’abandon et de trahison ” (Montherlant, 1995, p. 519). Auligny rejoint son ami Guiscart à Fez, et au cours d’une émeute, des hommes frappent à la porte de la maison où ils se trouvent. Guiscart s’enfuit, tandis qu’Auligny est massacré par le peuple qu’il s’est mis à aimer. Mme Auligny, modifiant quelque peu la réalité, aura enfin son héros mort en combat pour la patrie, et elle oublie vite une lettre du lieutenant, demandant à ses parents d’envoyer 4 000 francs à un hôpital indigène en cas de sa mort. “ Quatre mille francs, c’est quand même une somme. Et puis, les morts sont sacrés sans doute, mais non pas dans leurs dernières volontés. Il n’est pas dans les habitudes de la bourgeoisie française de prendre celles-ci au sérieux ” (ibid., p. 586). Rarement dans sa production, la satire de Montherlant dirigée vers la bourgeoisie française n’aura été si noire. Le destin du lieutenant est également noir : lorsqu’il commence à aimer les indigènes jusqu’à prendre leur parti, son amour n’est pas rendu — Ram est indifférente à son égard et il sera finalement gratuitement tué sans s’être jamais servi de violence.
     L’anticolonialisme dans La Rose de sable. — Nous n’avons fait, jusqu’ici, que retracer l’action du roman et suivre la lente évolution d’Auligny vers l’anticolonialisme. Mais cette action est suivie, dès le début, de commentaires sur la situation au Maroc et sur la question coloniale en général. L’ironie, souvent utilisée, se transforme en satire noire dans la description de M. Combet-David, “ le fameux arabisant ” (ibid., p.112-118). Cette description montre que l’exploitation coloniale ne se fait pas uniquement par des moyens économiques ou militaires, mais aussi dans le domaine culturel et scientifique, et même par ceux qui se disent intéressés par la culture arabe. M. Combet-David s’est servi des traductions de poésie arabe faites par Yahia (commerçant près du camp d’Auligny et celui qui arrange la rencontre avec Ram) qu’il a modifiées pour ne pas choquer le public français, et quand “ toute substance de Yahia fut passée dans les ouvrages de M. Combet-David ” (ibid., p. 112) celui-ci l’a rejeté.
     Les abus des autorités françaises sont racontés par Boualem, le garçon algérien qu’Auligny finira par emmener à Fez : “ Alors il [un commissaire de police] m’a dit : “Allez, ouste, sors d’ici, ou moi je te fais sortir avec mon pied au c…  !” Voualà. Non, ils sont pas gentils, les Français. Qu’on soit un vaurien ou qu’on soit un honnête homme, avec eux, si on est un bicot, on est toujours traité comme un chien. Les bicots, allez, à la balayure  ! ” (ibid., p. 245). Nous trouvons d’autres exemples de ce mauvais traitement des Arabes par les Français : les autorités ont donné des jardins à un M. Hubert, sans indemniser les propriétaires, auxquels M. Hubert loue les jardins à des loyers exorbitants (ibid., p. 377-378). Le cas du médecin socialiste Bonnel mérite notre attention. Après un long entretien avec Auligny, au cours duquel il professe la libération des colonies, M. Bonnel procède à ses “ examens ” médicaux pour le moins sommaires. Un exemple : “ Évidemment, il y a eu confusion. Je lui ai donné la feuille de traitement d’un autre. Eh  ! qu’est-ce que vous voulez, c’est forcé, quand ils arrivent par bandes comme ça  ! […] C’est terrible, tout de même, d’être abruti à ce degré-là ”. Plus tard, à Auligny : “ L’indigène est un homme. Ses droits sont les mêmes que les nôtres ” (ibid., p. 389-390). Auligny, stupéfait, réfléchit : “ C’est toujours la même chose  ! Leur esprit peut voir juste, mais, sitôt qu’ils sont en face de l’indigène, c’est plus fort qu’eux : ils abusent de lui ” (ibid., p. 391).
     Ces abus sont exercés par les officiers ou bien par des civils, racontés par le narrateur, par Guiscart, parfois vus ou même exercés, surtout au début, par Auligny, qui, lors d’une conversation avec Guiscart, déclare que ces faits ne comptent pas beaucoup “ en regard de tout ce que nous avons fait pour les indigènes, sans y être forcés, dans l’ordre de l’instruction, de l’hygiène, de l’assistance sociale, du relèvement moral ” (ibid., p. 255). A quoi Guiscart répond par un raisonnement qui va dans le même sens que la phrase suivante, de Paul Odinot : “ Les musulmans ne demandent pas que nous les aimions, ils demandent que nous les laissions tranquilles ” (1927, p. 143). Ce côté idéaliste du colonialisme, dont Auligny est porteur, remonte, selon Michel Raimond, à la “ légende ” qui s’était constituée en France autour de l’action “ humaine et pacificatrice ” de l’exgouverneur général au Maroc (1912-1925) le maréchal Lyautey (Montherlant, 1982, p. XIII ). Effectivement, même si Montherlant cite parfois Lyautey, par exemple en tête de la deuxième partie de La Rose de sable : “ Les races que nous avons la mission providentielle d’ouvrir à la voie industrielle, agricole, économique, et aussi, oui, il faut le dire, à une plus haute vie morale, à une vie plus complète ”, rien n’indique qu’il approuve cette vision. Au contraire, dans un article dans L’Opéra le 7 mars 1951, il écrit : “ La guerre coloniale, même quand elle est faite avec quelque ménagement, ne me permet pas de me sentir très à l’aise avec qui la mène ” (Montherlant, 1982, p. 1258).
     L’officier colonial Auligny se trouve assez seul avec ses convictions idéalistes. Les autres officiers représentent en général une attitude cynique. Son adjudant Poillet traite les soldats indigènes en esclaves, une attitude qu’Auligny trouve d’abord nécessaire, mais plus tard odieuse et surtout incompréhensible chez un “ fils de la Ville-Lumière et de la nation la plus raffinée du monde […] du pays des Droits de l’Homme  ! Et il doit être beau à entendre quand il parle de l’Ancien Régime, et de la morgue du seigneur devant le paysan  ! ” (Montherlant, 1995, p. 336-337) Auligny se demande qui Poillet serait en France : “ un pauvre diable obéissant à tout le monde ” et constate que, dans les colonies, “ l’occasion est trop belle pour eux de faire les tyranneaux impunément ”. Une autre attitude est représentée par le médecin lieutenant Bonnel, socialiste et anticolonialiste en théorie, mais méprisant et cynique à l’égard des indigènes qui viennent se faire soigner par lui. D’après lui, le vrai problème colonial n’est pas racial, mais social, et la solution n’est pas la séparation mais la révolution.
     Permettons-nous une petite digression ici. Bonnel est un homme de gauche, et c’est la gauche qui, en France comme ailleurs, critique le colonialisme et soutient les articles anti-colonialistes, avec pour but d’intégrer la lutte indigène à la lutte ouvrière (voir par exemple, Biondi, 1992, p. 13). Montherlant, qui n’aimait pas les idéologies, encore moins les partis politiques, a donc introduit ce personnage désagréable dans son roman — peut-être pour marquer son dissentiment avec le socialisme, duquel il était pourtant le plus proche dans cette question. Auligny, lui, a une répulsion instinctive vis-à-vis du socialisme, et, comme le narrateur l’explique (Montherlant, 1995, p. 404-408), sa vision est loin de celle des socialistes. “ Il veut l’impossible : qu’on enseigne aux coloniaux à être de petits saints ”. Renoncer aux colonies, il n’en est pas encore question. Le médecin Bonnel deviendra plus tard fou, et Auligny se dit, de plus en plus confus, “ que le seul homme qu’Auligny eût rencontré au Maroc, qui lui parût avoir des idées humaines, et avec lequel il eût plaisir à parler, eût été un fou ”. Le personnage de Bonnel est proche de l’image des socialistes de l’époque que Jean-Pierre Biondi donne ; la citation suivante de Léon Blum est élucidante à ce point : “ Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas encore parvenues au même degré de culture ” (Biondi, 1992, p. 17). La vision d’une mission civilisatrice est ici teintée d’un certain racisme.
     Après l’annonce de son supérieur, le colonel Rugot, d’un plan d’attaque contre des insurgés, Auligny se sent définitivement de l’autre côté et il retrouve un certain calme. Il est désormais très éloigné du militarisme du colonel, dont le plan “ rationnel ” consiste à “ terroriser d’abord les indigènes par des vols de nuit […], puis à bombarder et ruiner leurs demeures, puis à bombarder leurs points d’eau… ” (Montherlant, 1995, p. 461-462). Auligny croit comprendre que le véritable but de cette opération est, pour le colonel, d’être nommé général de brigade.
     Tournons maintenant notre attention au peintre Guiscart. Ce camarade de classe d’Auligny est venu en Afrique du Nord pour jouir de la vie, ce qui, à son avis, est impossible à Paris. Les chapitres VIII et IX du roman sont consacrés à décrire ce personnage plus en détail. C’est un portrait presque caricatural, un Pierre Costals (le héros des Jeunes Filles de Montherlant) sans nuances psychologiques, qui vit pour le plaisir charnel, qui l’occupe quinze heures par jour. Guiscart ne s’intéresse qu’à de très jeunes filles ; dix-huit ans, c’est déjà “ l’automne de la femme ”. Il fuit de ville en ville, sous des noms d’emprunt, pour ne pas être traqué par la police ou par des parents de ses conquêtes, et il ne se consacre à sa peinture que les jours de mauvais temps. Cet obsédé joue pourtant un certain rôle de catalyseur dans le récit. Il est le premier à donner à Auligny, juste après son débarquement, une autre image, plus nuancée, des Arabes que celle dont il est imprégné. C’est Guiscart, en visite chez Auligny dans son camp, qui lui révèle la qualité du jeune Boualem, interrogé par lui devant Auligny sur tous ces malheurs. Cet entretien précède de peu le premier changement d’esprit d’Auligny, malgré l’avertissement ironique de Guiscart : “ Chut  ! Ne réveillons pas l’ordre social qui dort… ” (ibid., p. 257). Vers la fin, Guiscart s’enfuit dans le jardin quand Auligny ouvre la porte à ses assassins. L’idée de défendre Auligny ne lui vient pas à l’esprit. Guiscart représente, dans le roman, encore une attitude vis-à-vis de la question coloniale ; celle du libertin égocentrique. Il est venu en Afrique du Nord pour faire une colonisation à sa manière, qui consiste à coucher avec autant de jeunes filles arabes que possible, en tirant avantage de sa nationalité française, qui dans la situation coloniale, lui permet de se livrer à des excès qui seraient sévèrement punis en France. Comme le constate le narrateur : “ Et il savait gré aux hommes d’ordre et aux bons patriotes qui lui avaient permis ces féeries délicates de la culture et de la chair, et qui aujourd’hui veillaient sur elles, ou plutôt fermaient les yeux sur elles ” (ibid., p. 541). Guiscart admet carrément qu’il ignore tout de la question coloniale, et choque Auligny en déclarant : “ Quand on est sous la couverture, on ne sent pas l’injustice ” (ibid., p. 543). Auligny, accusé de naïveté par Guiscart, est laissé en désarroi : “ Hier, Guiscart déclenchait en moi cette longue crise en parlant avec émotion des indigènes, et aujourd’hui… ” (ibid.). Michel Raimond constate que : “ Guiscart exprime d’abord devant Auligny des sentiments anticolonialistes, mais jamais ces sentiments n’ont de retentissement sur son comportement ” (Montherlant, 1982, p. 1289), mais à vrai dire Guiscart n’exprime pas de sentiments anticolonialistes, seulement des sentiments favorables à la culture et aux mœurs arabes.
     L’intérêt culturel et linguistique de Montherlant pour les cultures étrangères (espagnole, arabe, gitane) est frappant dans toute sa production littéraire de cette époque, et dans La Rose de sable, les indications linguistiques sont trop nombreuses pour être laissées de côté. Des 59 notes de l’auteur dans le texte, 39 portent sur le langage et sont le plus souvent des explications ou des commentaires de certaines expressions en espagnol, arabe ou français argot typiques pour la région. Dans les dialogues avec les Arabes, notamment Ram et le jeune Boualem, l’auteur s’efforce de reproduire fidèlement un parler authentique, et bien qu’il y subsiste des traits du français standard et écrit, rappelons que le texte a été écrit autour de 1930, c’est-à-dire bien avant la publication du Voyage au bout de la nuit, souvent considéré comme l’entrée de la langue parlée dans la littérature française. L’existence de ces deux phénomènes dans le texte (et dans d’autres) révèlent que Montherlant, par des lectures mais surtout par des observations sur place, a étudié le parler régional des colonisés. Il s’agit de ce “ mixture of imperial language and local experience ” qui, selon Ashcroft et al. (1995, p. 1) caractérisent les textes post-coloniaux, et sans lequel La Rose de sable ne serait qu’un dans la lignée des romans d’exotisme. L’expérience locale et les connaissances linguistiques de Montherlant lui ont permis de créer un roman post-colonial avant la lettre, qui, par son acceptation et sa reproduction d’un langage opprimé, constitue une révolte contre un discours colonial, qui est parfois ridiculisé (Mme Auligny, le patriotisme du lieutenant, par exemple Montherlant 1995, p. 88). Selon Ashcroft et al. (1995, p. 283), le langage impérialiste s’installe comme un standard, qui rejette les variantes et les langues locales comme des impuretés. La transformation du langage impérialiste par les colonisés deviendra pourtant une subversion qui peut très bien, tout en restant dans le domaine linguistique du français, donner voix à l’expérience du colonisé. “ The belief that the English text is unable to communicate a “non-English” meaning is based on a misconception ” (ibid., p. 284) ; dans le cas de Montherlant, il ne lui est pas nécessaire d’écrire en Arabe pour traduire une expérience arabe — le français régional “ subversif ” est suffisant. Cet intérêt de Montherlant pour ce langage fait aussi partie de sa critique de la France et de sa “ grande conspiration contre la naïveté et le naturel ” (Service inutile, Montherlant 1963, p. 610).
     L’anticolonialisme de La Rose de sable est en effet le plus explicitement exprimé dans les parties supprimées par Montherlant. Ces parties du manuscrit se trouvent en appendice dans l’édition de la Pléiade. Montherlant laisse le narrateur, dans ses parties, se livrer à une défense sans réserve des “indigènes”. Nous nous permettons d’en citer un passage assez long :

Il ne faut pas donner à des hommes le nom de bandits parce qu’ils défendent leur sol, même s’ils pillent, car, s’ils pillent, que faisons-nous, nous qui sommes chez eux  ? Il ne faut pas les traiter des gredins simplement parce qu’on a envie de prendre leur pays. Il ne faut pas parler de sanctions comme si on avait affaire à des coupables ; les indigènes ne sont pas des coupables, mais des combattants. […] Il faut faire un tout petit effort […] et se rendre compte que le monde entier donnerait aux Arabes, à supposer qu’ils fussent Européens, la gloire qu’on donne aux gouvernements et aux peuples qui résistent à l’invasion de l’étranger [et] que leur guerre est une juste guerre (Montherlant, 1982, p. 1339).

Un petit morceau de ce plaidoyer reste dans l’édition définitive, à la page 456. Auligny pense “ un peuple envahi est toujours un peuple envahi ”. Pour continuer avec les passages supprimés par Montherlant, retenons la réflexion suivante : “ Et il [Auligny] songeait à la gageure maudite qui entraîna la France dans ces régions infernales, sans autre profit que la satisfaction de vanité des enfants de douze à quatre-vingt-dix ans, quand ils voient, sur les atlas, la couleur de la France recouvrir une partie de l’Afrique ”. (Montherlant 1982, p. 1345). C’est donc la vanité, à côté du profit (ibid., p. 1329) qui est à la base de “ la conquête, cette grande violation du droit naturel ” (ibid., p. 1330).

     La publication tardive.— Pourquoi Henry de Montherlant a-t-il renoncé à publier La Rose de sable une fois le roman achevé  ? Il l’avait annoncé plusieurs fois, au public par exemple dans la préface à Mors et vita : “ La Rose de sable, écrit en 1930 et 1931, et ayant pour sujet le débat entre deux conceptions du patriotisme, à propos du fait colonial ”, et en privé par exemple dans les lettres au docteur Burnet à partir de 1928. Sur l’exposition coloniale, Montherlant écrit ce qui suit, et qui mérite d’être cité, au docteur Burnet :

Vous me parlez de l’exposition. Je crains que nous ne soyons assez séparés sur ce point. Il n’y a pour moi aucune civilisation qui est inférieure, et en ce sens-là nous n’avons rien fait, ou si peu qui [sic] rien, pour les indigènes nord africains [sic] (je ne connais que ceux-là) (lettre 176, cote 17388).

Le 13 septembre 1933, dans une interview dans Marianne, Montherlant explique que c’est pour des raisons de santé que La Rose de sable est retardée. Dans la préface de Service inutile (1935), il donne une explication différente. Il constate qu’il a écrit le livre en faveur des indigènes : “ une fois en Afrique je reconnus que, si devoir il y avait, il n’était pas de pourfendre les “infidèles” mais de les défendre ” (ibid., p. 585) et parce qu’il souffrait de la France quand il la considérait sous son aspect de puissance coloniale. Il se demande : “ Devait-on publier un ouvrage qui était la critique du principe colonial […] dans un temps où le pays allait avoir besoin de tout ce qui lui restait de forces ” (ibid., p. 586) pour affronter les menaces d’Hitler et de Mussolini. Montherlant en dit plus dans l’avantpropos de l’édition définitive de La Rose de sable, datée de 1967. Il explique que “ ce fut, en 1930, l’Exposition coloniale de Paris qui, par contrecoup, me décida à écrire un roman dont un des personnages incarnerait la lutte entre le colonialisme le plus traditionnel et l’anticolonialisme ” (Montherlant, 1995, p. 10). Dans une lettre au docteur Burnet (n°22, 18septembre 1930), il déclare sèchement : “ Vous me parlez de l’Exposition. Je crains que nous ne soyons assez séparés sur ce point. Il n’y a pour moi aucune civilisation qui est inférieure, et en ce sens-là nous n’avons rien fait, ou si peu que rien, pour les indigènes nord africains (je ne connais que ceux-là) Mais il vaudrait mieux n’en pas parler ”. Et, justement, Montherlant ne lui écrit que dans des termes très vagues sur la question coloniale, et sur La Rose de sable, dont il envoie pourtant le manuscrit à Mme Burnet, “ qui a son mot à dire dessus ” (lettre 205, le 6 janvier 1933, soit quatre mois après que Paul Odinot avait eu le manuscrit).
     Dans l’avant-propos de La Rose de sable, Montherlant explique aussi que sa conviction que l’Allemagne et l’Italie allaient bientôt déclarer la guerre à la France l’a dissuadé d’une publication qui aurait fait “ sans nul doute le jeu de l’ennemi ”. Il conclut que : “ La Rose de sable serait publiée le jour où elle ne serait plus qu’un document historique. Après trente-cinq ans, ce jour me paraît venu ” (Montherlant, 1995, p.14). Pendant ces trente-cinq ans, la Seconde Guerre mondiale, puis la crise d’Algérie, lui ont fait renoncer encore deux fois à la publication. Dans une lettre à Alice Poirier (citée par Sipriot, 1990, p. 317) en janvier 1934, Montherlant exprime son pessimisme quant à l’impact d’une publication de La Rose de sable : “ Pouvez-vous imaginer la décolonisation  ? ou le colonisateur se convertissant brusquement en petit saint, à la lecture de La Rose de sable  ? ” Selon Sipriot, Montherlant n’a plus cru à “ l’utilité ” du roman après les émeutes d’Alger, en avril-mai 1935.
     Conclusion. — Pour conclure, La Rose de sable est une sorte de roman d’éducation, où l’on suit l’évolution du jeune lieutenant Auligny du patriotisme idéaliste jusqu’à l’anticolonialisme5. Ce personnage devient un exemple illustratif de ce que Ashcroft et al. (1995, p. 4) appellent “ the ambivalent, complex and processual nature of all imperial relations ”. Il ne comprend pas l’indifférence et le silence de Ram, et il ne comprend pas pourqoui le fils du caïd, Jilani, puisse accepter de rassembler des hommes pour un travail dur — la construction d’une route dans le désert — presque sans salaire ; un travail qu’Auligny a pratiquement refusé au colonel pour ne pas vouloir forcer les indigènes. Après sa propre “ conversion ”, il n’arrive pas à comprendre comment les indigènes eux-mêmes puissent se soumettre aux conditions imposées par un principe qu’il a lui-même renié. La nature de la relation entre Auligny et Ram est complexe, et c’est surtout ici que réside la modernité de ce roman, à côté de l’anticolonialisme. Il ne s’agit ni d’une relation fondée sur l’amour, ni d’un abus de la part d’Auligny. Celui-ci va tomber amoureux de Ram, qu’il regardait d’abord comme un instrument de plaisir. Les sentiments de Ram ne sont pas explicitement décrits. Elle n’est pourtant ni une victime, ni une amoureuse. Sa curiosité au début se change vite en indifférence : le fait de s’endormir sous les caresses d’Auligny en dit long. Parfois elle ne vient pas à leurs rencontres, sous prétexte d’être obligée de travailler aux champs. Ce serait tentant, dans cette étude, de voir Auligny comme le coupable — en tant qu’homme et colonisateur — et Ram comme l’innocente — en tant que jeune femme colonisée. Mais ce serait une simplification, et chez Montherlant, rien n’est ni blanc ni noir. Selon Michel Raimond (Montherlant, 1982, p. 1291), “ l’histoire d’amour d’Auligny et de Ram […] ne prend son sens, à l’évidence, que dans la mesure où elle est l’instrument d’une formation individuelle et morale ”.
     La construction de La Rose de sable illustre, à notre avis, le procès de cette formation. Au milieu du roman, juste avant la fin de la première partie, se trouve le point tournant, un passage insolite et archétypique en même temps. Au cours d’une expédition dans le désert, Auligny monte, seul, sur une colline, d’où il contemple le désert. La chaleur est intense, et Auligny “ s’absorba dans le coucher du soleil, dont il distingua tout de suite qu’il était bleu et rose : une bande bleue en dessous, puis, sans transition, une bande rose au-dessus, puis, sans transition, une bande mauve au-dessus, puis le grand bleu éteint du ciel ” (Montherlant, 1995, p. 294-295).
     Puis vient, d’un endroit plus élevé de la colline, une Bédouine de douze ans. Elle se presse contre lui, et il la possède. Après cet acte, il menace de mettre feu aux tentes de ses parents, si elle raconte ce qu’ils ont fait. Auligny descend de la colline, changé. C’est à partir de ce moment qu’il commence à repenser la question coloniale. Incapable de dormir, “ son âme était bien celle d’un prisonnier : pleine de honte et de défaite ” (ibid., p. 299).
     Qu’est-ce qui s’est passé sur la colline  ? Cette scène s’est-elle passée dans un rêve — ou cauchemar — d’Auligny, endormi dans la chaleur  ? Ces questions-là n’ont pas de réponses, et elles ne sont pas très importantes pour le récit. Mais cette scène a une forte valeur symbolique. Le désert comme lieu de réflexion est un symbole très ancien. La situation géographique — sur une colline — la place au-dessus du récit, et son caractère rêveur crée un glissement que l’on ne trouve pas ailleurs dans le roman. Devant Auligny s’étend la plaine immense, où il n’y a que quelques tentes. C’est la nature, le Sahara inconnu et tentant. Derrière Auligny, de l’autre côté de la colline, se trouvent les tentes de ses soldats, donc les représentants de la France et de la civilisation. Auligny se trouve entre et au-dessus de ces deux groupes de tentes, sur une colline qui les sépare et leur empêche de découvrir l’autre. Auligny se sent pur et calme sur sa colline, jusqu’à l’arrivée de la fille et ce qui s’ensuit. Il est tiré, moralement et physiquement, vers le bas. Il retourne à son côté en gardant une trace de l’autre côté, une trace qui lui fait mal. Il se sent sale, et le long procès de purification, qui va se manifester par l’amour pour Ram et par ses pensées anticolonialistes, n’aboutira qu’avec sa mort.

Remarques finales

Henry de Montherlant, par ses textes écrits dans et sur l’Afrique du Nord, s’est inscrit dans une longue tradition littéraire d’exotisme, dans laquelle les pays aussi bien que les “ indigènes ” sont regardés à travers une image romantique. Lorsqu’il part pour l’Espagne et l’Afrique du Nord en 1925, il rejoint la parole de Pierre Bonardi : “ Partir, c’est commencer à vivre ” (Leblond, 1926, p. 54). L’attitude que Montherlant va adopter graduellement sur place, et qui aboutira à La Rose de sable le distingue pourtant nettement de ses prédécesseurs.
     Dans les textes de Montherlant sur l’Afrique du Nord, l’exaltation lyrique et la satire humoristique laissent graduellement la place à une description plus objective et une satire plus noire contre les Français et contre la France comme puissance coloniale. Dans La Rose de sable, l’anticolonialisme s’est épanoui au point que Montherlant a renoncé à publier ce roman, craignant qu’il puisse servir les intérêts de l’Allemagne et de l’Italie. Quand il a finalement paru en 1968, il n’avait qu’un intérêt historique — les colonies étaient déjà libres, et La Rose de sable est ainsi de fait un roman postcolonial.
     L’anticolonialisme de Montherlant est apolitique. Il s’insurge contre l’idée même de la colonisation, contre l’idée de la supériorité de l’Européen sur l’Autre. Le lieutenant Auligny, dans La Rose de sable, est transformé par son propre amour pour Ram, et, par elle, pour toute la culture qu’il est venu combattre. La correspondance que Montherlant entretenait avec l’officier Paul Odinot montre et le désir de Montherlant d’approfondir ses connaissances de la situation au Maroc et son intention d’écrire un roman anticolonialiste. Ayant publié La première communion d’Abd-el-Kader en 1927, Paul Odinot était déjà connu comme critique du colonialisme, et ce n’était pas par hasard que Montherlant a choisi de le contacter pour les préparations à La Rose de sable.
     Dans ses textes, Montherlant a toujours pris le parti des colonisés, par son amour de la culture arabe (ou plutôt de l’idée qu’il s’en est fait) aussi bien que par sa haine de certains aspects de la culture française. Il était peut-être plutôt anti-nationaliste qu’anti-colonialiste, et ressentait le besoin de louer d’autres cultures que la culture française, si souvent maltraitée dans ses textes.
     Quoi qu’il en soit, il nous a laissé un témoignage d’une époque et d’une société, teinté évidemment par ses propres expériences mais étonnamment objectif compte tenu de son origine et de la situation, ce qui confère aux textes de Montherlant de cette période aussi bien une valeur de document historique qu’une valeur d’originalité — quel autre écrivain contemporain a su rendre ainsi la voix aux “ indigènes ”, à leur langage et à leur situation sociale  ? La société française n’était pas prête pour ses opinions, et la critique littéraire, trop fixée sur l’image établie de Montherlant, n’a pas su exhumer cette œuvre précurseur.

Bibliographie

Sources inédites

  • Montherlant, Henry de. Correspondance avec Paul Morand (cote 18246), François Salvat (cote 18525), le docteur Étienne Burnet (cote 17388) et Paul Odinot (cote 17777). Bibliothèque Nationale de France, département des manuscrits.

Ouvrages publiés

  • Ashcroft, Bill, Griffiths, Gareth et Tiffin, Helen (éds.) 1995. The post-colonial studies reader, New York, Routledge.
  • Biondi, Jean-Pierre, 1992, Les anticolonialistes (1881-1962), Paris, Robert Laffont.
  • Henry, Jean-Robert et al., 1985, Le Maghreb dans l’imaginaire français  : la colonie, le désert, l’exil, Saint-Étienne, Edisud.
  • Lahjomri, Abdeljlil, 1973, L’image du Maroc dans la littérature française, Alger, Éditions SNED.
  • Leblond, Marius-Ary, 1926, Après l’exotisme de Loti, le roman colonial, Paris, Collection critique Vald, Rasmussen.
  • Montherlant, Henry de. 1929, Les îles de la félicité, Paris : Grasset.
  • Montherlant, Henry de. 1937, Flèche du sud, Paris, Maurice d’Hartey.
  • Montherlant, Henry de. 1963, Essais, Paris, Édition de la Pléiade, Gallimard.
  • Montherlant, Henry de. 1976, Coups de soleil, Paris, Gallimard.
  • Montherlant, Henry de, 1982, Romans II, Paris, Édition de la Pléiade établie par Michel Raimond, Gallimard.
  • Montherlant, Henry de, 1986, Moustique, Paris, La Table ronde.
  • Montherlant, Henry de, 1995 (1968), La Rose de sable, Paris, Gallimard.
  • Montherlant, Henry de, 1995, Carnets (1930-1944), Paris, La Table ronde.
  • Montherlant, Henry de, 1998, Il y a encore des paradis, Paris, Arléa.
  • Odinot, Paul. 1927, La première communion d’Abd-el-Kader, Paris, Éditions Eugène Figuière.
  • Raimond, Michel, 1982, Les romans de Montherlant, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur.
  • Ridderstad, Anton, 2002, L’image de Henry de Montherlant dans l’histoire littéraire (thèse de doctorat), Université de Stockholm, Département de français et d’italien.
  • Sipriot, Pierre, 1990, Montherlant sans masque, Paris, Éditions Robert Laffont.

Notes

1 Voir notre thèse de doctorat : L’image de Henry de Montherlant dans l’histoire littéraire (2002).
2 Cette instance intervient principalement dans des notes et des hors-textes comme les préfaces.
3 Les lettres sont au nombre de 27, écrites entre 1927 et 1952, dont 21 entre 1930 et 1933. Elles portent la cote 17777 de la Bibliothèque Nationale de France et ont été mentionnées par Michel Raimond dans ses commentaires à l’édition II des romans de Montherlant dans la collection Pléiade. Elles n’ont pourtant pas, à notre connaissance, fait l’objet d’une analyse approfondie dans l’optique coloniale.
4 Ce chapitre a été écrit après les autres, avec l’intention de former le chapitre I, cf. lettre 9 à Paul Odinot.
5 On pourrait imaginer que le lieutenant Auligny soit un portrait du commandant Odinot. Dans la lettre 11 à ce dernier, Montherlant récuse cette idée : “Je suis tenu à une certaine réserve à l’égard de vos idées dans cet article, autrement le public (au moins celui qui s’en souviendrait) ne douterait pas que vous êtes l’inspirateur et seul du même le héros dans la Rose ! Vous savez comment sont les gens”.