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Articles sur Montherlant (hors presse)

13. “Dernière rencontre” par Jean Guéhenno, de l’Académie française

 
   

Cet article a paru dans le Figaro du 5 juin 1975.

“Ces derniers Carnets de Montherlant, gagnés sur la vieillesse, sur la mort à chaque instant présente, ces dernières notes sur un monde qu’il méprisait, ces dernières sentences qu’il avait le goût d’écrire, nous donnent de nouvelles raisons de penser à lui avec amitié. Cher Montherlant, sans doute est-ce notre dernière rencontre. Tous feux éteints. Les feux s’éteignent pour tout le monde.
Toutes ces obsessions sont encore dans ces pages (…) Peu d’écrivains, autant que lui, ont été leur œuvre même, leur art. Il s’agissait d’exprimer “la part essentielle de lui-même”. C’était, pensait-il, le devoir de tout véritable écrivain. Il est dans tous ses personnages, s’il n’est aucun d’eux. On entend toujours sa voix.
“Je n’ai jamais dit que ce dont j’étais plein.” “Il n’y a que moi qui ne sois pas un songe pour moi.”

Ce mélange d’un corps et d’une " âme" qu’est chacun de nous est difficile à administrer. Il tint toujours, quant à lui, à les satisfaire l’un et l’autre, et à les bien servir, dans toutes leurs exigences. Il avait foi en eux. Mystique de la chair. Mystique de l’âme. Tout cela s’accordait. Sequere naturam. Sequere Deum, selon l’heure. Alternance. Hédonisme et stoïcisme pour les philosophies. Un Pétrone et un Sénèque à portée de main pour les lectures (mais en même temps, puisque tout devait devenir tout à l’heure écriture, un Littré aussi, pour assurer la beauté de sa propre langue). Il y a grand péril à penser trop à soi-même. On n’a pas à être un héros pour soi. Le mot de Voltaire me revient souvent à l’esprit : “Encore une fois, penser à soi, c’est ne penser à rien, à rien du tout :qu’on y prenne bien garde.”
Mais peut-être, et même si on ne le veut pas, penser à soi est-ce penser aux autres. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, et quand on ne le voudrait pas. On a des “semblables”. Et ainsi le plus subjectif des écrivains retombe-t-il dans la commune condition humaine. Ainsi cesse-ton de faire le dieu et trouve-t-on des lecteurs, et après tout sans déplaisir.

Montherlant, volontaire et lucide, ne s’est jamais perdu en lui-même. Il était sans vanité, s’il n’était pas sans orgueil. Il s’est cherché et trouvé. Quel admirable progrès du petit jeune homme qui à dix-neuf ans s’appliquait à se faire la mèche et le port de tête de Barrès, à ce vieil homme que j’ai connu, si fort et si droit et dont le visage avait une simplicité de pierre.
Je lis dans ces derniers Carnets : “J’ai souvent écrit que ceux qui ne s’acceptaient pas tout entiers étaient contrefaits. Je viens de retrouver là-dessus une phrase éclairante de Sénèque : “C’est une grande chose de ne jouer qu’un seul personnage. Or sauf le sage, personne ne le fait.”
Il souhaitait, en 1967, être devenu ce sage. Il était désormais au-delà de l’orgueil même et ajoutait : “Je me méfierais bien de qui aurait une volonté de grandeur. Sa grandeur serait inexistante.” Simplement, il s’acceptait tout entier.

Je ne pense pas que beaucoup d’écrivains aient eu de leur métier une aussi haute idée. Un écrivain, selon lui, ne doit pas écrire sur commande et n’importe quoi sur n’importe quoi.
C’est “un homme qui, à tort ou à raison, croit qu’il a un certain nombre de choses à dire, et veut les dire, et ne dire qu’elles” .
 Il avait horreur et dégoût de la bassesse vulgaire et lâche de ce temps, de ses “vachardises”.
 “Je pense, écrit-il en 1967, qu’il faut mourir écœuré et rassasié.”
Les dernières pages, admirables, de ses Carnets, en août 1972, nous assurent que c’est bien ainsi qu’il est mort. “Un artiste, écrit-il, doit alterner sa vie et son œuvre, à volonté. Il ne doit jamais se laisser mener de force à la vie ; il doit n’y entrer et n’en sortir qu’en volontaire. Toujours mener et n’être pas mené.”
Il est mort le maître de sa mort, comme il l’avait été de sa vie, mort par amour de la vie même.

Jean Guéhenno       
de l'Académie française