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Articles sur Montherlant (hors presse)

12. Marcel Jouhandeau “parfois halluciné par la mort d'Henry

 
   

Marcel Jouhandeau, écrivain français, est né en 1888 et meurt en 1979. Il est donc l’aîné de Montherlant, né en 1895. Il admire beaucoup Montherlant. Ils se connaissent. Ils se sont rencontrés en 1922 chez Dermenghem, l’historiographe des mystiques musulmans.
Voici comment, dans Arts, 29 mai 1952, page 7 (cité par J-F Domenget, dans son remarquable livre Montherlant critique, Droz 2003) Jouhandeau décrit le jeune Montherlant : “Montherlant tout jeune homme, encore presqu’un adolescent, se montra d’une gentillesse, d’une modestie exquises avec nous qui étions ses aînés. Il avait pris place autant que je me souvienne, sur un tabouret très bas. Les jambes croisées, il écoutait avec déférence, parlant peu, cavalier parmi les lévites. Le pathétique de son visage reste en moi gravé, comme un émail.
Nous nous sommes retrouvés ensuite chez Jacques Rivière, peu de temps avant la mort de celui-ci, sans doute à la fin de 1924, un de ces mercredis dont les réceptions d’aujourd’hui ne sont que la caricature. La suite des ouvrages que Montherlant, à une cadence précipitée, venait de faire paraître l’avait mis en lumière, au point que tout neuf parmi ceux qui l’accueillaient, Gide, Edmond Jaloux, Charles du Bos, Martin du Gard, il les éclipsait tous. Intimidé plutôt qu’ébloui par sa gloire, il semblait pressé de regagner sa solitude. J’étais debout par hasard près de la porte, quand il sortit et je l’ai surpris, comme si je l’avais photographié, secouant sa main droite que trop de mains avaient touchée, un peu comme un enfant se débarrasserait de chaînes un instant imposées.

Montherlant ne parle jamais de Jouhandeau dans ses œuvres. On a les traces d’une correspondance entre les deux hommes (Lire, Montherlant critique, page 204 et suiv. par J-F Domenget chez Droz)
Un épisode mémorable les a réunis à la Libération quand en 1945, Montherlant et Jouhandeau se retrouvent dans le même bureau d’un fonctionnaire “épurateur”, dans une salle du Quai des Orfèvres et doivent attendre de longs moments que ce fonctionnaire chargé d’examiner leur dossier de " suspect de collaboration" veuille bien s’occuper d’eux. Montherlant handicapé par ses blessures de la guerre en 1918 a les plus grandes difficultés à se maintenir debout et doit absolument s’asseoir. Montherlant, comme le pire est toujours certain, se voit déjà abattu. Jouhandeau observe très attentivement cette scène où les deux hommes imaginent déjà leur assassinat. Montherlant a aussi raconté cet épisode :

“Jouhandeau se lève quand j’entre dans la pièce des inspecteurs et vient me voir. Il a l’air d’un prêtre. Manifestement, il est dans un autre monde. Manifestement, il est innocent, comme moi. Je veux dire un innocent de grand type. Il a à la main un volume de Port-Royal de Sainte-Beuve. Quel abîme ! Cet ouvrage où j’ai vécu les durs mois de l’armistice ! Je lui signale l’emprisonnement de Saint-Cyran au fort de Vincennes et son tremblement dans les premiers moments qu’il se voit en prison ; avons-nous ce tremblement ? Et pourtant ce mot (ailleurs dans Sainte-Beuve) : “Monsieur de Saint-Cyran n’eut aucune de ces faiblesses…
Nous sommes emportés dans un car de police jusqu’à la rue Boissy d’Anglas, où nous attendons longuement (…) Je persuade Jouhandeau que notre affaire prend mauvaise tournure, et il dit que maintenant, il le croit aussi. “Je crois que nous sommes pris”. Il pensait que, pour lui, ce serait fini en une demi-heure. Il dit qu’on veut des têtes et que tous les autres étant morts ou en fuite, on prend ceux qu’on a sous la main ; que nous tombons au plus mauvais moment (oui, nous sommes la lanterne rouge).
Enfin, tandis que nous étions dans les plus sombres pronostics, un inspecteur vient nous dire : “Messieurs, vous pouvez disposer. Une instruction est ouverte contre vous. Tenez-vous à la disposition de la justice”. (Fonds Jouhandeau, texte dactylographié de 1945)
Tout finira bien cependant. Et les accusations de collaboration seront balayées…

Domenget écrit “que cette rencontre scelle l’amitié entre les deux hommes. Amitié tardive (Montherlant a cinquante ans et Jouhandeau cinquante-sept), mais pendant une bonne dizaine d’années assez étroite. Cinquante-huit lettres de Montherlant à Jouhandeau sont conservées dans le fonds Jouhandeau à la Bibliothèque Jacques Doucet. En 1959, Montherlant coupe toute relation avec Jouhandeau, plutôt réservé sur Don Juan.
Cette rupture désole Jouhandeau qui écrira encore de Montherlant : “Il est sensible, généreux, beaucoup plus humain qu’il ne voudrait”. (
Jouhandeau, Journaliers II, nrf 1962, p 144.)

Sont retenus ici les extraits des Journaliers XXVI (fin 1971-1972) (Nrf) écrits par Jouhandeau, quand il apprend le suicide de Montherlant (21 septembre 1972).

Page 138 : “Quand je songe à Montherlant, à son désespoir, à sa mort, les privilèges qui sont les miens me font mal et une espèce de honte. Certes, il est plus urgent de conserver intact l’usage de ses sens que de connaître la gloire. Que signifient les acclamations des hommes, si Dieu vous retire ses dons ? La Foi d’abord. Merci mon Dieu, de m’avoir permis de Vous connaître et de Vous aimer ; cependant l’Enfer des autres m’empêche de jouir paisiblement de mon Ciel.” 

Page 138 : “Parfois, halluciné par la mort d’Henry, je crois être à sa place, d’abord avant le coup de feu et après.”

Page 138 : “La mort de Montherlant m’a détaché de moi-même ; Je ne puis plus regarder mon corps, sans un supplément de pitié.
Son souvenir, celui de l’auteur de Port-Royal est lié à ma lecture du Sophiste de Platon.”

Page 139 : “André Brincourt me demande d’écrire quelques lignes pour Le Figaro sur la mort d’Henry de Montherlant. Non. Je refuse. Certes, depuis qu’il n’est plus, un vide affreux à sa place m’est sensible. Les circonstances de sa disparition me laissent meurtri. Je ne puis plus supporter mon intégrité physique. La vie m’est laissée à quatre-vingt-cinq ans et je ne suis diminué par aucune infirmité.
Ce qui m’empêche de parler de sa mort, c’est la violence qui l’a causée. Rien ne m’est, plus que le suicide, antipathique. J’ai trop de respect de l’être et ma Foi en Dieu ne me permet pas d’envisager sans trouble ce genre d’homicide.
Mon deuil se manifeste intérieurement par une sorte de gêne à poursuivre ma route sans lui, à vivre encore ou à voir encore ce qu’il percevait à peine, aveugle avant de n’être plus.”
 

Page 139 : “J’ignore le nom de l’historien qui a parlé de Montherlant le lendemain de sa mort à la télévision. Je ne pardonne pas d’avoir dit qu’il répugnait à l’auteur de La Reine morte que l’on pût reluquer son cadavre. Pareille vulgarité dans une telle circonstance est un outrage.”

Page 140 : “Est-il permis d’entrer dans l’autre monde par effraction ? Peut-être ; pourquoi pas, exceptionnellement ? Nihil est nisi individuum.”

Page 140 : “D’après ce que m’a dit (le peintre) Edouard Mac Avoy, Montherlant ne savait pas le matin qu’il se tuerait le soir.
Ce qu’il a laissé voir de ses préoccupations à son dernier visiteur peut permettre de le penser. Il s’inquiétait du détail d’un dessin destiné à illustrer
Les Garçons. Henry, pudique, trouvait la main de l’adolescent placée trop près du sexe. Il aurait fait allusion à la politique du jour avec dégoût.
Ce fut sans doute comme un raz de marée, une bourrasque, une surprise même pour lui, de se tuer.”

Page 140 : “Le vide laissé par Montherlant est immense. Il n’est personne qui n’ait été averti de sa fin et ceux qui l’ont connu personnellement, ses lecteurs aussi, mesurent son importance à la profondeur de leur chagrin. Il imposait. Aucun autre écrivain vivant ne dispose de la même majesté.
Il n’est pas de seconde que je n’éprouve son absence. Les paroles que je prononce, les gestes que je fais sont comme intimidés par sa disparition.”
 

Page 141 : “Pourrait-on dire de Montherlant ce qui est vrai de plusieurs écrivains contemporains, disparus comme lui, que son personnage avait plus d’importance que son œuvre ? La postérité le dira. Je ne le crois pas.” 

Page 142 : “Reste dans mon souvenir une lettre de Montherlant qui se terminait à peu près ainsi et ressemble déjà à une prophétie :
Et tandis que bientôt vos vers chrétiens vous dévoreront dans un tombeau, je me consumerai sur le bûcher de Cléanthe.”
Ce qui est curieux c’est à propos de la mort de Montherlant, le nombre de lettres de condoléances que je reçois, même de l’étranger - un peu comme si j’avais perdu mon frère.”

Page 144 : “Je me représente les derniers jours de Montherlant comme ceux d’une taupe aveugle dans son nid solitaire, sans cesse à la merci d’une mauvaise surprise.”