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Articles sur Montherlant11. Montherlant vu par le philosophe Manuel de Diéguez
1.Visages de Montherlant, par Manuel de Diéguez (Extrait de “Paroles françaises”, 6 mars 1948)C’est tour à tour une souffrance et une jouissance pour l'artiste de contempler son lecteur, un lecteur affamé de lui-même, et qui cherche, ignorant des hauteurs et des exigences de la création, sa mesquine sagesse dans l'œuvre qui resplendit entre ses mains : l'auteur le regarde en arracher quelques lambeaux et les réduire à la mesure de son univers étriqué, puis, du haut de sa médiocrité, juger les sommets qui échappent à sa vue. S'il y a une bêtise tonitruante, il y a aussi une bêtise insinuante, celle des certitudes douces, désarmantes, qui jaugent l'univers avec des mots protecteurs, berceurs, maternels. En ce moment, j'ai entre les mains le choix de pages catholiques extraites de l'œuvre de Montherlant. Mme Kasterska, dans sa préface, veut prouver que l'auteur a la foi, toute la foi. “Je plaide non coupable”, écrit-elle. Il y a des mots qui accablent. Montherlant, voyant cet amoncellement, le déplace avec un humour où une pointe de dédain se mêle au sourire. “On a publié de moi jadis - écrit-il - un livre de morceaux choisis intitulé Pages de tendresse. On aurait pu aussi bien réunir un choix intitulé par exemple “Pages de dureté”. Une autre anthologie plus récente portait en sous-titre : Pages à l'usage des jeunes gens. Je pense qu'on pourrait faire de même “Pages à l'usage des femmes”, “Pages à l'usage des académiciens”, etc. C'est très bien ainsi. Écrivant pour tous, sinon pour moi seul, j'accepte qu'on présente mon œuvre sous divers éclairages, chacun d'eux en isolant tel aspect à l'intention d'un public particulier. À condition qu'il me soit permis de rappeler que le projecteur peut toujours être incliné de manière différente, et jusqu'à éclairer la face opposée à la face qu'il éclairait précédemment.” Évidemment, les tenants d'une foi ne peuvent admettre le créateur. Ils le refusent instinctivement parce qu'il renverse les barrières de leurs pâturages. Il s'agit de trouver des catégories, des clans, des ostracismes et de saccager au besoin pour mieux classer. À moins qu'on n'enferme tendrement dans le bercail la “brebis égarée”. Je ne me serais pas lancé dans cette querelle aussi vieille que les philistins si les réactions de la critique catholique devant Le Maître de Santiago ne m'y avaient incité. Le problème se pose sous un jour nouveau. Pour les catholiques intelligents, il est évident que Montherlant n'a pas la foi. Or voici qu'il écrit une pièce catholique ; voici qu'il anime des croyants véritables, voici qu'il crée une Mariana vibrante d'amour divin comme une Inès de Castro vibrait d'amour humain. Le monde de la foi refleurit en nous, créé par la seule volonté de l'artiste. Nos âmes s'élèvent à Dieu ; le renoncement entre en nous ; cette hauteur et cette pureté nous transportent, et ce ravissement nous vient d'un homme qui ne croit pas. Il suffit d'analyser ce sacrilège pour y trouver la raison de cette phrase déjà célèbre : “Quel dommage que ce soit de lui !” Car la blessure est profonde et subtile. Le croyant sent que l'artiste est situé à un certain carrefour d'où les chemins sont ouverts, tous les chemins, même ceux de la foi ; qu'il est donc dans une situation qui englobe la sienne, par conséquent la dépasse. Comment demeurer à son poste et regarder obstinément l'univers avec les œillères qu'on s'est données, quand l'artiste vient et dit : “Vois, ce que tu crois, je peux le créer, et ma création est ma seule foi. Tu es une de mes possibles ; je sais humainement comment cela se fait. Ton âme et ton Dieu sont à moi.” “Mais, dira-t-on, si l'artiste est une sorte d'acteur qui prend, rejette et va son chemin ; pourtant, Alvaro, c'est tout de même Montherlant, du moins une de ses exigences. Si l'auteur n'avait pas la foi d'Alvaro, il ne l'aurait pas créé.” Nous entrons ici dans le problème de la sainteté, dont il est indécent de parler. Sartre définit ainsi l'écrivain bourgeois : un homme qui agit comme tout le monde et veut n'être comme personne. C'est donc un homme qui se marie, se multiplie, va à la messe, dote sa fille ; il écrit des livres aux antipodes de sa vie quotidienne. Il fait vivre des amants, des amoureuses et les conduit par mille intrigues. Le soir, il retrouve sa femme, le pot-au-feu et les marmots. Il faut avoir un certain sens de la sainteté pour trouver cela dégradant. Un créateur sérieux ne se sauve que par la sainteté. Et c'est ici que tout s'éclaire : la sainteté d'Alvaro, ce n'est pas tout à fait celle du chrétien, mais c'est celle de l'artiste, celle qui est indispensable au créateur, et qui admet l'orgueil de vivre selon soi-même. C'est celle de Montherlant qui a conquis la solitude, qui refuse, comme le saint, la dégradation par la chair et l'enlisement dans le siècle. C'est cette pureté-là - celle de sa condition d'écrivain - que Montherlant a conquise. Elle est sa sincérité et sa justification devant tous ses personnages. Il faut avoir vu Montherlant pour savoir ce que cela veut dire : je n'insiste pas. Mais on comprend bien que Montherlant célibataire, cela cache une sorte de catéchisme. Il est clair d'autre part que la sainteté selon le christianisme est bien proche de la sainteté de l'écrivain tel que la conçoit Montherlant, car le catholicisme a découvert les conditions profondes de la vie spirituelle : l'ascèse, la hauteur, la solitude. On ne saurait vivre selon une haute exigence sans retrouver ces vertus. Et cela permettait de créer un don Alvaro, sans être chrétien. Tous les personnages de Montherlant se justifient et s'éclairent par une certaine exigence de sainteté. Sainteté de Costal, d'Alban, de Ferrante… Les Célibataires auraient pu s'intituler “Les Saints manqués”. Et Montherlant a “tué” quelques eunuques devant leur ciel. Malatesta, c'est enfin la sainteté de l'écrivain. Il est vrai qu'en eux tous, il y a un samouraï qui sommeille. L'hostilité d'une certaine presse catholique à l'égard du Maître de Santiago ne trouva pas sa seule raison dans ce sacrilège permanent qu'est, par nature, tout artiste qui se refuse à n'épouser qu'un seul destin. Il est vrai que la foi d'Alvaro n'est pas celle de notre temps. Voici une pièce catholique, née du christianisme véritable, celui de l'ascèse et du renoncement, celui des premiers conciles et des Pères de l'Église ; l'auteur n'étant pas croyant ne saurait suivre le christianisme dans son “histoire”, dans ses compromissions avec le siècle, dans cet humanisme bâtard qui ne sauve rien, dans cette morale vague où s'engloutissent les religions moribondes. Don Alvaro connaît encore la pureté des dogmes, le tête-à-tête avec Dieu, la solitude, comme les anachorètes du désert. Le catholicisme contemporain se sent un peu confus de cette résurrection des âges de foi violente. Il a mauvaise conscience. Il essaie de prendre un ton protecteur. Mais en réalité ce christianisme intransigeant lui parle un langage impudique, et les pharisiens se voilent la face. 2. L'énigme de "Malatesta", Prix de la Liberté 1948, par Manuel de Diéguez (Extrait de Paroles françaises du 5 juin 1948)Malatesta passe pour quatre fois assassin, et peut-être n'assassina-t-il jamais. Constatation terrible. Montherlant (Préface de Malatesta.) “Les époques troublées, dit Basinio, font perdre beaucoup de temps. La moitié de la vie se passe à sauver sa tête. Autant d'indisponible pour les choses importantes.” Aujourd'hui, la mort plane encore sur les têtes dans de vastes régions de l'Europe. C'est dire que la nouvelle pièce de Montherlant, bien que se passant en Italie au XVe siècle, ne perd rien de son actualité, document complexe où l'idée politique se mêle aux méditations sur les caprices de la mort. Malatesta, général intrépide et fin lettré, connaît l'abaissement après la gloire ; il mourra empoisonné, et son œuvre sera brûlée page par page sous ses yeux. Il verra s'écrouler sa dernière espérance, celle de durer dans la mémoire des hommes. Magnifique portrait d'un “loup intelligent”, sans devoirs, viveur, impie et tout pénétré de piété, fourbe par horreur d'être dupe, loyal par exigence de hauteur, jouant d'estoc et de taille dans tous les sens, tellement vivant de toutes les vies des hommes et pourtant tellement désarmé, incapable de faire le tour de soi-même et pourtant résolu à s'y enfermer. “C'est moi-même qui serai l'instrument de mon destin, non un autre, s'écrie-t-il. Enfin moi-même avec moi-même et avec toute la sécurité qui sort de moi pour moi !” Malatesta… Fougueux, assoiffé de gloire, superbe de force et de virilité, et soudain affaibli devant une belle statue ou un visage d'enfant, âme de capitaine, dominatrice et sans pitié, et qui pourtant ne manque pas de tendresse… “Femmes, mères prudentes des humains, s'écrie-t-il, qui à mon âge me portez encore dans vos flancs ! Depuis que j'existe, j'ai été entouré, préservé, soutenu, vivifié par les femmes…” Où est le dernier secret de cet étrange visage ? Dans un glorieux éclat de rire par delà toutes les lois humaines, divines et naturelles. Ah ! le “magnifique démon”, l'éclatante création ! Où sont le bien et le mal ? Jeu de Dieu ! “Il ne s'agit pas seulement de vivre, mais de vivre en étant et en paraissant tout ce qu'on est “, dit Malatesta. Ce qui donne lieu à des dialogues succulents : Le pape : Le bruit court que maintenant encore, malgré toutes vos rétractations et promesses, vous riez beaucoup de ceux qui prennent leur force dans le Christ. Malatesta : Comment rire de ceux qui prennent force dans le Christ, alors qu'ils croient en lui, puisque moi je prends force, par exemple, dans le mythe d'Adonis, auquel je dois bien avouer qu'au fond je ne crois pas ? En matière de sacrilège, notre époque n'est sensible que sur les chapitres de la pornographie et de la politique. Ici l'on déguste un sacrilège élevé dont le goût s'est perdu… La pièce est dominée par le rire et la mort. Le rire d'abord : ce n'est pas un des moindres étonnements que de découvrir Montherlant auteur comique. Porcellio et Basinio sont d'étonnants personnages de comédie. Mais la mort est partout : le poison et le poignard sont au service de la vengeance, et la haine est celle des époques troublées, celle “qui rend bête”. Léviathan a desserré son étreinte impartiale, et “Dieu merci, une condamnation à mort ne déshonore plus personne”. Mais, n'étant pas “fait de l'étoffe dans laquelle on taille les persécutés”, Malatesta se débat comme un diable dans un bénitier, tandis que Platina, philosophe, “attend le temps où l'époque présente apparaîtra ridicule” en déclarant sereinement : “Ce n'est pas parce qu'un homme fait joujou avec un poignard ou une arbalète qu'il m'empêchera de le juger un pauvre singe.” Ici chacun a son opinion sur la mort, même Isotta, qui s'écrie : “Sigismond, ne mourez pas pour rien ! Mourez s'il le faut pour quelque chose, mais pas pour rien, non, pas pour rien !” Devant la mort à tous les carrefours, Malatesta, dont la seule existence est un “continuel miracle”, une “continuelle provocation”, pousse son défi jusqu'aux étoiles, proclame à cor et à cri sa morale glorieuse par delà le Saint Tribunal et ses juges, par delà le pape et la chrétienté, par delà le juste et l'injuste, le vrai, le faux, le ciel et la terre ! Malatesta revendique sa culpabilité tout entière, et ce prolongement… existentialiste du personnage n'est pas sans intérêt. Quoi qu'il en soit, Montherlant ne s'est jamais peint plus profondément que dans ce drame où ricane une funèbre ironie et d'où s'élève pourtant je ne sais quelle complainte méditative et sereine. Une fois encore, après Ferrante, après Alvaro, il se crucifie à sa manière, cette fois-ci dans sa mission d'écrivain, dans sa foi en son œuvre, dans sa plus profonde raison d'être. Mais ce déchirement, c'est aussi une mise à mort. Une de plus. Mise à mort du besoin de durer dans la mémoire des hommes. Jamais Montherlant n'a été aussi loin au delà de tout. Cette longue confession, d'où surgit le portrait le plus vrai qu'un homme aux prises avec la mort puisse tracer de son propre visage, est une libération totale dans la fidélité à soi-même. Sincérité profonde dans le bien et dans le mal ; hauteurs et abaissements d'une âme ; plaidoirie et réquisitoire dans une langue mordante : le héros n'abandonne pas un iota de soi. Là est le dernier mot du drame : “Si j'étais innocent, ce serait horrible, s'écrie Malatesta. Mais j'ai au moins la satisfaction de me dire que je suis coupable. Comme j'ai bien fait de l'être ! Vive ma vie !” On veut croire qu'il y a des mots qui feraient reculer Dieu le Père ! 3. Le maître de “Santiago”, par Manuel de Diéguez (Extrait de Paroles françaises du 14 juin 1948)“Inès, cette nuit est pleine de prodiges. Je sens que je m'y dépasse, que j'y prends ma plus grande dimension, celle que j'aurai dans la tombe.” Ces paroles de Ferrante, dans La Reine morte, résonnent tout au long de la dernière pièce de Montherlant, Le Maître de Santiago, écrite pour la France d'aujourd'hui. Alvaro, chevalier blessé au plus profond de son âme par la déchéance morale de son pays, se retire dans un couvent. La pièce, nourrie d'un drame tout intérieur, se déroule avec simplicité et rigueur pour aboutir à l'un de ces sommets de l'art que la postérité n'oublie pas. Les deux tendances principales de l'auteur, l'exigence morale et le nihilisme, y cheminent de pair. Quand la foi qui nous conduit ne trouve plus de soutien dans le monde, et que le combat singulier contre l'univers dressé tout entier contre les valeurs nobles apparaît sans espoir, plutôt que de trahir sa propre grandeur, il reste l'ascèse des premiers Chrétiens fuyant les Barbares. Mais la pièce religieuse se double d'une pièce politique. Car le pays libéré n'a pas retrouvé sa liberté. Des milliers de Français dans les prisons de France, torturés par des Français avec les instruments de torture pris à l'ennemi, attendent leur assassinat légal ; le délit d'opinion est devenu un délit français. Il règne une justice d'exception, aux verdicts inexorables, flanquée de juges aux fronts bas, fanatiques et bornés, juges révolutionnaires, vrais fonctionnaires d'État à la guillotine, à la confiscation et à l'indignité nationale ; des jurés soigneusement choisis non pour juger, mais pour condamner, plus fidèles à leur parti qu'à la vérité, et une nation tout entière terne et passive où aucune conscience ne se dresse pour crier à la face du monde que ces accusés sont innocents, que cette justice se venge, que cette vérité est née de la victoire. Et tous ces hommes trop lâches pour se dresser devant l’iniquité, blessés pourtant dans leur conscience secrète par tant d'injustice font fleurir le pessimisme sous leurs pas. Le désespoir s'infiltre partout. Les consciences inquiètes, impuissantes devant la vérité dégradée, contemplent cette civilisation qui, chaque jour, fait un pas en arrière. Dans la tourmente, un don Alvaro ayant mesuré sa lassitude, n'a soif que d'un “immense retirement”. Au premier acte, l'on assiste à une réunion de cinq Chevaliers de l'Ordre de Santiago ; don Alvaro, dit le “maître de Santiago”, annonce qu'il ne partira pas au Nouveau Monde consolider la conquête de l'Espagne ; s'il allait aux Indes, ce serait pour protéger les Indiens. “La gloire de l'Espagne, dit-il, a été de réduire un envahisseur dont la présence insultait sa foi, son âme, son esprit, ses coutumes. Mais vouloir changer quelque chose dans les territoires conquis quand il est si urgent de réformer la patrie elle-même, c'est comme vouloir changer quelque chose dans le monde quand tout est à changer en soi… Il y a un état de l'Espagne auquel je veux avoir le moins de part possible. L'Espagne est ma plus profonde humiliation. Je n'ai rien à faire dans un temps ou l'honneur est puni, où tout ce qui est grand est rabaissé et moqué, où partout au premier rang j'aperçois le rebut, où partout le triomphe du plus bête et du plus abject est assuré. Avant, nous étions souillés par l'envahisseur, maintenant nous sommes souillés par nous-mêmes : nous n'avons fait que changer de drame et le dernier est de beaucoup le pire. Aujourd'hui, tout ce qu'il y a de bien dans le pays se tait. Il y a un Ordre du Silence. Mais vous, pleins d'indulgence ou d'indifférence pour l'ignoble, vous pactisez avec lui, vous vous faites ses complices. Hommes de terre ! Chevaliers de terre !” Au second acte, don Bernal, avec l'appui de Mariana, fille d'Alvaro, essaie d'obtenir de ce dernier qu'il aille au Nouveau-Monde. Au troisième acte, le comte Soria, prétendu envoyé du roi, essaie d'obtenir l'accord d'Alvaro. Le roi aurait dit en parlant de lui : “Les cœurs nobles sont prompts aux entreprises désespérées…” Il va céder, mais sa fille dénonce le complot. Et Alvaro va atteindre cette fidélité à lui-même qui est le but de tout son devenir moral : “Il faut avouer, dit-il, qu'un instant j'ai eu le cœur entr'ouvert. Mais cette profonde chute me relance vers en haut. Désormais, je touche à mon but : ce but est de ne plus participer aux choses de la terre. Oh ! combien depuis toujours j'y aspire ! Comme je forçais sur mes ancres pour cingler vers le grand large !” En prières, Alvaro et Mariana montent vers Dieu. “Neige…, neige…, la Castille s'enfonce sous la neige comme un navire sous les eaux. Elle va disparaître. Elle disparaît. De l'Aragon n'apparaît plus que la plus haute cime de la Sierra de Utiel. La neige engloutit toute l'Espagne. Il n'y a plus d'Espagne.” Sans la guerre, la vengeance, le crime et l'abaissement de toutes choses grandes, cette ferveur et cette fidélité à la royauté humaine auraient-elles pu s'épanouir et montrer aux temps à venir le spectacle de la grandeur humaine dans son ultime dimension et son délaissement ? Car la religion des hauteurs exige maintenant le dernier sacrifice. Ce drame de l'ascèse chrétienne en plein XXe siècle rejoint la morale de Samouraï, chère à Montherlant, faisant toujours le sacrifice de son plus grand amour à son exigence morale personnelle. Il est frappant de constater que la littérature d'après guerre est tout entière morale dans son essence, c'est-à-dire préoccupée du problème de l'acte. Dans un monde avili, l'homme se reprend, se résume, recense ses moyens et pose de nouveau d'humbles et grands problèmes, où il s'engage tout entier. Notre pureté rappelle étrangement celle des premiers cénobites qui assumaient tout leur destin, allant avec une logique déchaînée jusqu'au bout de leurs questions. Une telle littérature est dictée par des événements collectifs. L'inadaptation des âmes bien nées au monde qui les entoure conduit aux constructions absolues. L'avantage en est que la scission entre la vie et la pensée se ferme : il redevient important de penser quand on est tout entier dans ses vérités. Dans cet ordre d'idées, Le Maître de Santiago, où la fiction littéraire ne trompe personne, montre combien la vraie France est atteinte par l'avilissement des valeurs et combien profondes sont ces blessures pour que renaisse une voie du renoncement cénobitique dans la patrie de Montaigne, de Voltaire et de Renan. Mais est-il pertinent de parler de renoncement ? Dans ces colères, cette grandeur, ces souffrances nées d'amours blessées, quel profond vouloir tendu vers la résurrection ! 4. Lettre ouverte à Montherlant à propos de “Demain il fera jour”, par Manuel de Diéguez (Extrait de Paroles françaises, juillet 1949)Demain il fera jour est, à mon sens, une pièce admirable qui entre au cœur de notre désespoir. Vous aurez l'écho compréhensif de toute une part de la jeunesse qui refuse de s'aveugler sur les hécatombes à venir. On vous cherche toujours à travers vos personnages ; je m'étonne que ce sort ne soit pas réservé à d'autres, qui mettent autant d'eux-mêmes dans leur œuvre et passent pour des saints. Ils ont moins de talent ou plus d'hypocrisie, si bien qu'ils sortent indemnes de l'aventure d'écrire, ce qui n'est pas à leur honneur. Mais le courage de livrer au public le meilleur de soi-même, celui de mettre au grand jour ses lumières et ses ombres, celui, enfin, de passer en jugement pour avoir regardé en soi-même et instruit le procès, cela est d'une hauteur qui rachète de tout. On ne se venge pas d'un écrivain. Ses voix sont celles de l'homme : on voit bien que ceux qui se vengent ne se vengent que d'eux-mêmes. Mais j'en viens à votre ouvrage. Ce qui est terrible dans Demain il fera jour, c'est qu'on n'y trouve aucun appel à ce qu'il y a de meilleur en l'homme, ni aucun appel, d'aucune sorte, à la pitié, ou à l'horreur, ou à l'espoir. C'est le drame du mépris. Et pourtant il fallait que cela fût dit. Il fallait que fût dite la part d'enfer qui s'étend sur nous lorsque étant détachés de notre haute exigence, nous cessons d'exiger de l'homme ce qu'il n'est pas. Les Philistins ne vous le pardonneront pas Car cette pièce n'est que l'envers effroyable et logique de Fils de personne. Certes, vous êtes impitoyable pour votre personnage : mais jusque dans son abjection, comme on comprend son regard inexorable, à ce “croyant” qui se glorifie de n'être pas un père, mais un “homme qui choisit” ! C'est bien votre plus grande audace, d'être entré dans l'univers du mépris ; de n'avoir pas jeté le voile de la morale toute faite sur le “méchant” de votre drame. Les Philistins ne vous le pardonneront pas. Mais j'avoue que la souffrance de cette mère est une négation si absolue de l'esprit qu'elle ne m'a pas ému une seconde, tant je comprends un regard sans pardon sur ce pathétique, cet irréalisme, cet effondrement inguérissable dans l'amour. Matière amorphe, charriée au gré d'une pauvre passion, dérangement terrible qui gesticule dans le vide, et dégrade, irréparablement ! Et ce fils dont l'élan est taché de l'affreuse exigence de tuer tous les suspects et les “moins que suspects” pour se retrouver “entre Français”, ce fils est de “mauvaise qualité” ! Et va pour une tête ! Un homme qui envoie un autre homme se faire tuer en lui montant discrètement la tête est abominable ; mais j'ai lu dans les journaux que l'armée comprenait maintenant des sections psychotechniques où l'on donne en peu de temps un goût invincible pour les armes aux sujets les plus rebelles : ce qui éclaire bien les catégories de l'hypocrisie que vous aurez contre vous. Je vous sais gré, pour ma part, d'avoir mis votre scalpel dans cette terrible vérité. D'autant plus que le père laisse sa chance à son fils obéissant, qui, s'il était fortement trempé, ne demanderait d'ailleurs pas de permission. Et le hasard aussi joue son jeu narquois : il s'en faut de peu que la mère seule envoie son fils à la mort, par bêtise. Le père a du moins l'excuse de sauver ainsi sa tête. J'ai lu dans les journaux que le général von Manstein serait seul décapité à Nuremberg, parce que sa décapitation étant demandée par les Russes, fournirait un excellent instrument de propagande antirusse aux Occidentaux. Et va pour une tête ! Quand on voit à quoi servent aujourd'hui les “coupables”, on donne tous les droits aux “innocents” pour sauver leur tête ! La peur qui tue Drame de la peur : dans ce monde du meurtre dont vous avez su donner l'extraordinaire présence, on tue aussi dans le désarroi de la peur. Du moins Carrion a-t-il reconnu jusque dans ses fondements l'univers qui l'entoure ; du moins se reconnaît-il coupable, puisque nous le sommes tous, sans alibi ; s'il voit trop tard le poids de son amour, ne fait-il pas sentir toute la force de l'absurde qui le broie, quand, soudain, à l'instant de son déchirement, il se dégrade dans la peur comme une bête traquée ? N'est-il pas le personnage le plus humain de cette pièce, parce que le seul conscient, lui qui réclame son haut visage de l'homme et ne tue que par hasard, pour se défendre contre l'effroyable hasard de ceux qui l'ont d'avance condamné ? Cette panique d'animal aux abois l'accable : maisceux qui brandissent le verdict ? La lâcheté des assassinés plaide-t-elle pour les bourreaux ? Un terrible réquisitoire Un père fait tuer indirectement son fils pour n'être pas lui-même injustement tué ; système de meurtres fatals qui se neutralisent, nulle part définis, partout commis ; monde grotesque et tragique que la peur révèle à gros traits. Sur la pente de l'assassinat les marches sont glissantes : il est constant qu'on passe du mépris au mépris qui tue. C'est une façon de prendre les idées au sérieux. Il est dangereux de défier par trop l'intelligence, acculée à se défendre. Il y a une façon de ne rien comprendre à rien qui finit par se retourner contre vous ! Je sais qu'on criera au monstre, et on aura pleinement raison. Mais il faudrait aller bien peu au cœur de cette œuvre pour ne pas voir, sous l'atmosphère accablante d'un drame sans échappée, une descente profonde dans le monde moderne, une protestation désespérée, un terrible réquisitoire. Croyez, Maître à mon respectueux attachement. 5. “Celles qu'on prend dans ses bras”, par Manuel de Diéguez (Extrait du Journal Combat, 7 décembre 1950)Relisant ces jours derniers la remarquable préface de M. Armand Hoog, aux Liaisons dangereuses, je me demandais ce que diraient un jour les métaphysiciens de l'amour et les stratèges de l'histoire littéraire, d'une pièce, au premier abord fort simple, mais qui ne laisse pas de révéler des perspectives inquiétantes : Celles qu'on prend dans ses bras, d'Henry de Montherlant. ; Quoi de plus courant que cette intrigue : un homme aime une femme qui ne l'aime pas, tandis qu'il est aimé d'une femme qu'il n'aime pas. Un peu plus, on se croirait en plein vaudeville, avec une histoire d'amour bien émouvante. Nous avons tellement perdu le goût de la simplicité, que nous trouverions cela trop facile et indigne d'un grand auteur. Mais il n'est pas besoin de solliciter les textes : la solitude atroce où se débattent tous les personnages, la haine qui crève soudain la trame du grignotement quotidien ("Moi aussi j'ai sept ans de haine qui ont leur mot à dire" : Ravier à Mlle Andriot), le côté si burlesque qui surgit comme le fou dans les pièces de Shakespeare - scène de la bergère, - cet arrière-plan, enfin, d'une ville de lucre et de stupre, d'un Paris présenté comme un coupe-gorge (et qui semble l'arrière-plan indispensable aux chefs-d'œuvre de la littérature érotique en France), tout cela, on le devine, recouvre un thème plus secret, qu'il s'agit de mettre à jour. Ainsi, la conquête par Valmont de la présidente de Tourvel n'est qu'une histoire de couchage ; et tout le livre semble tissé d'histoires de cet acabit. Mais on voit bien que d'autres choses sont en cause, qui donnent son vrai sens à l'ouvrage : le point limite du rationalisme atteint, le déterminisme psychologique absolu va retrouver la part d'ombre, et l'angoisse de ne rien atteindre jamais, avec le marquis de Sade… Tel est le déguisement du démon qui transcende l'aventure banale de personnages tout ordinaires… ; Les personnages de Laclos semblent atteindre le réel ; le plaisir est l'ultime raison, l'absolue connaissance. Valmont dispose de multiples demoiselles, en attendant que cède la forteresse dont il a entrepris l'assaut. Mais je ne sais quoi nous avertit déjà que cette transparence va éclater, que les bases mêmes de l'esprit sont en cause dans cette "parfaite, algébrique fiction de l'homme de verre". Ravier, lui aussi, est abondamment fourni en maîtresses ; lui aussi proclame qu'il n'y a rien en dehors du plaisir, avec moins d'élégance, il est vrai, que Valmont. Et il revient sans cesse sur ce thème déjà cher à Costals : Il n'y a que la possession, il est vain de viser au delà de l'homme. Pourtant, quelque chose nous avertit de l'échec, ne serait-ce que cette mystique de la chute que Ravier partage avec Valmont, cette croyance à la souillure par l'acte de chair ("Je t'aimais innocente, je t'adorerai corrompue"), qu'on trouve chez tous les apôtres de la seule chair, et qui donne à leur cynisme je ne sais quel accent amer d'inlassable revanche. Mais chez Laclos du moins on rencontre les accents de la joie, les cris de triomphe, l'ivresse de créer par jeu la créature selon ses vœux. Il y a quelque chose de démiurge chez Valmont, alimentant de sa seule substance sa création, puis s'en nourrissant en retour, comme fait l'artiste des chefs-d'œuvre qu'il a promus à l'existence. ; Rien de tel chez Ravier, condamné à ne rencontrer que le vide. "Rien n'est plus bas, ni plus vulgaire, que la façon dont je t'accepte, mais à peu près tout ce qui naît est d'origine impure", proclame cet apôtre du plaisir, lorsque enfin l'objet de sa passion va lui céder. Il a d'ailleurs avoué, dès le début, parlant de ses maîtresses : ”Mais tout cela ne va pas loin en moi". Et à cette jeune femme qui se donne, ses paroles sont d'un Janséniste. C'est Paphnuce parlant à Thaïs : ”Tu mens ! Tu es fausse. Tes yeux mentent. Ton corps ment, toutes les papilles de ta peau mentent. Tu n'es pas à moi, tu ne me donnes rien, tout est faux dans ce que nous faisons en ce moment". Voilà des mots qui ne trompent pas : ils sont d'un exterminateur du péché, s'appelât-il Don Juan. Mais ce désespéré est cloué sur place. Sade, du moins, veut forcer la vérité : s'il n'atteint rien, du moins a-t-il tout essayé. Entre le contentement de Laclos, rieur, suffisant, complaisant, goguenard et la "frénésie éperdue" de Sade se place ce troisième personnage, immobile, qui va vers le plaisir en grimaçant, poussé par le hasard, tout en regardant du côté de l'ascèse, proclamant que seule la jouissance compte et assoiffé de pureté. N'est-ce pas pour la pureté qu'il admire Mlle Villancy, et ne dit-il pas expressément au début, qu'il ne veut pas la séduire ? Imaginez les personnages de Laclos tendant leurs rets sans croire, ne se prenant plus à leur jeu ; la possession sans plaisir ; la chute enregistrée comme une conséquence mathématique de l'intrigue, exprimant le choc de robots se heurtant parce qu'on a fait intervenir le déclic : voilà un paysage littéraire que nous ne connaissons pas encore, qui n'est ni celui, joyeusement libertin, des Liaisons dangereuses, - pour peu qu'on n'en scrute pas les fêlures, - ni celui, éperdu et furieux, du Marquis. Sur les terrains de la désolation érotique, ce classique est à naître : mais n'en voyons-nous pas l'ébauche dans ces trois actes de Celles qu'on prend dans ses bras, où tout semble jeté dans un abîme ? ; ; Précisément, le mot y est : ”Je ne peux pas vous parler autrement qu'à cœur ouvert, en jetant tout dans l'abîme, comme si je parlais à une planète inconnue". Et voit-on une conclusion plus désolée que celle-ci : ”Les jeux sont faits… Malheureux sans toi ou malheureux avec toi…" ? L'élément bouffon ne prend-il pas dès lors toute sa portée métaphysique, - question de bon goût mise à part, - lorsqu'on se demande s'il s'agit de la bergère ou de Mlle Villancy. ("C'est faux, c'est faux à crier, mais j'en ai envie", s'écrie " le loufoque", parlant de la bergère dans laquelle Mlle Villancy est assise et qu'il veut acheter.) Ici, le droit au jeu reparaît dans l'œuvre, comme elle apparaît dans l'ordre cosmique, à titre de seule consolation de Dieu. Et l'intervention de la loufoquerie dans l'art, - je pense à la loufoquerie d'un Jarry, par exemple, - n'est-elle pas le signe de la rivalité de l'artiste avec la Création, dont elle secoue l'absurdité, en introduisant la farce ? La farce fait craquer l'édifice. Le rire intervient comme une soupape de sûreté lorsque l'atmosphère devient irrespirable. ; Car, Il ne faut pas s'y tromper : sous leurs grands airs de politesse, tous les personnages de Celles qu'on prend dans ses bras s'entredévorent. Le pessimisme qui y règne est sans sortie de secours. Les êtres s'y pourchassent comme des insectes sur la mer. Ils ne se trouvent jamais ; pourtant ils se déchirent, et patiemment. Même lorsque Ravier n'en peut plus de chagrin, Mlle Andriot ne cesse de se préoccuper d'elle seule, - comme Ravier, comme Mlle Villancy. Mieux, elle ramasse une épingle pour la lui planter dans le cœur. Au cri de Ravier : ”Mon malheur va de la terre au ciel", elle répond : ”Comme l'homme sait mal souffrir ! (…). Si c'était moi (…). Mais moi, en sept ans (…)", etc. Ces deux êtres se torturent : Ravier par estime de soi-même, Mlle Andriot par obstination dans l'aveuglement. Et lorsque la trahison de Mlle Andriot éclate, c'est presque un cri de libération que pousse Ravier : ”Ne vous occupez pas de ce serpent, je lui écraserai la tête quand je le voudrai. Moi aussi, j'ai sept ans de haine (…)". ; Une pièce qui s'inscrit au coin de la férocité supérieure de l'esprit. 6. Montherlant romancier entre vivant dans "La Pléiade", par Manuel de Diéguez (Extrait du Journal Combat, 2 avril 1959)Entrer dans La Pléiade(1), cela compte dans la carrière, même posthume, d'un écrivain ; s'il est encore vivant, cela permet de faire le point avec plus de lucidité, comme si l'on bénéficiait déjà d'un peu du recul de la postérité. Voici donc Les Jeunes Filles, Le songe, Les Célibataires, Les Olympiques, Les Bestiaires, La Petite Infante, etc., réunis dans un volume de quinze cents pages, mêlés aux poèmes admirables hors desquels la dimension incantatoire de l'œuvre de Montherlant ne peut être saisie… Le tout est précédé d'une étude vraiment extraordinaire de Roger Secrétain : il était impossible de condenser en moins de pages plus de vues définitives, ingénieuses, troublantes. Il faut lire le parallèle entre Stravroguine et le Costals des Jeunes Filles et les quelques lignes qui traitent des métamorphoses de l'auteur dans la création romanesque : ”On peut tout faire sortir de soi quand on a du génie. On n'en peut pas sortir pour autant". A dix-sept ans, la première fois que je pris la plume, ce fut pour écrire sur Montherlant. Depuis lors, j'ai peut-être publié une trentaine d'articles sur cet auteur, souvent pour défendre presque seul des œuvres qui faisaient contre elles l'unanimité de ces mêmes critiques qui, trois ou quatre ans plus tard, ayant changé d'humeur ou de maîtres, criaient au chef-d'œuvre avec des cocoricos de découvreurs dans la voix. Tel d'entre eux pousse la condescendance jusqu'à convier Montherlant à siéger à ses côtés à l'Académie, ayant découvert Le Maître de Santiago à l'occasion d'une troisième reprise. Tel autre, sur l' " échec" du Don Juan révoque en doute tout le bien qu'il a pu dire antérieurement d'autres œuvres de Montherlant, tant il tient encore à se réserver des surprises… Voici donc Vingt ans déjà que je me donne le ridicule de dire du bien de Montherlant : jusqu'à ce jour, je ne l'ai fait que d'un point de vue strictement esthétique. Ce qui m'intéressait, c'était la structure des œuvres, les sources profondes de leur langage, le secret de leur lyrisme, les nécessités cachées qui font que les chefs-d'œuvre obéissent à d'impériales rigueurs dans le dédale de leur psychologie. Mais aujourd'hui je revendique de jouer un peu aux vieillards, c'est-à-dire à m'interroger sur 1a "nourriture" ; car il faut avoir dépassé au moins la trentaine pour découvrir qu'une œuvre est aussi un compagnon - au sens étymologique de quelqu'un avec qui on partage le pain. Qu'on me pardonne donc un peu d'autobiographie critique - elle me concerne à peine. Tout a commencé avec Cervantès. Une seule fois Montherlant m'a mis hors de moi, lorsqu'il a dit que le Quichotte était trop long, qu'il faudrait en couper un bon tiers. (Hélas !) Le Quichotte était ma bible ; naturellement, je n'en savais rien, parce qu'à vingt ans, on n'a pas de bible - On se noie seulement dedans. Or, chez Montherlant, j'ai trouvé tout de suite les deux dimensions fondamentales du Quichotte - c'est-à-dire de l'homme - celle du fou et celle du paysan qui compte son grain. Mais, en vieillissant, j'ai été pris d'une vénération de plus en plus profonde pour le bon sens ; j'ai découvert que Sancho est un immense personnage aussi. Bien plus, j'ai compris que le génie n'est pas une exaltation de l'imagination, mais un formidable bon sens, celui de Jules César, certes, mais aussi celui du Quichotte lui-même, doué de la foi profonde qui consiste à accepter toute la logique d'une géniale folie. De sorte qu' au cœur de l'œuvre de Montherlant, comme de Cervantès, on trouve le malentendu, "la plus grande force qui soit au monde", selon le mot de Vauvenargues. L'œuvre n'aurait donc pas résisté aux admirations de l'adolescence si je n'y avais pas trouvé, de plus en plus victorieusement implanté, le solide Sancho. Le génie doit savoir joindre les deux bouts , qui s'appellent, chez lui !e ciel et la terre. J'aime que le Maître de Santiago se préoccupe de faire rapiécer ses draps. Telle scène des Lépreuses se situe dans le plus pur "burlesque profond" du Quichotte ; elle devrait servir d'introduction à Montherlant dans les petits classiques à l'usage des écoles, car on la retrouve partout (dans la satire des faux intellectuels du Don Juan par exemple), comme un ruisseau frais et rieur. C'est la scène où Mme Dandillot montre à Costals le ticket des pesées de Solange révélant que celle-ci a perdu, de chagrin, deux kilos sept cents grammes du 9 au 30 décembre ; puis elle sort d'un petit sachet de soie la couronne d'une dent cassée de sa fille, preuve irréfutable de décalcification. Là-dessus, on apporte à Costals un pneumatique, dans lequel "l'équipe de Jeunes du Studio 27" exhorte le Maître à "reconsidérer l'univers" : car ladite équipe de Jeunes s'est justement attribué "le plus délicat de ces examens nécessaires" : prendre la mesure de l'homme. La pauvre Mme Dandillot n'y comprend goutte ; elle demande s'il s'agit de lycéens. Mais Costals répond qu'il s'agit d'hommes dans la trentaine, parce qu'" il y a certains milieux de pensée à Paris où l'on n'est pas précoce". Et là-dessus, il décide d'épouser Solange parce que cette dent cassée "pose un problème réel", à la "différence de ces jeunes andouilles qui reconsidèrent l'univers". Arriba Sancho ! Naturellement, Montherlant est jusqu'aux racines du côté de Sancho, parce qu'il est jusqu'au ciel du côté du Quichotte. Montherlant- Sancho, c'est la démystification de la fausse spiritualité des pseudos grands problèmes et du vague à l'âme, des idéologies creuses et des gesticulations intellectuelles de l'universelle hypocrisie. Et pour Montherlant, comme pour Unamuno, il est bien évident que le Quichotte est une pure figure de la vraie folie, la "folie" des "spirituels". "Fou éthéré, fou de haute gamme, fou gradué en folie", disait Rabelais. J'ai toujours lu, compris, approfondi Montherlant dans la perspective du Quichotte. Lorsque, dans Brocéliande, Montherlant a abordé à son tour ce problème, je n'ai pas été surpris de le voir incarner le personnage du Quichotte dans un pauvre homme, pour montrer qu'une certaine folie est liée à toute vie spirituelle véritable : c'est l'humble, l'éternel Quichotte demandant pardon à Sancho sur son lit de mort "de lui avoir fait croire qu'il existait encore des chevaliers errants", et qui meurt d'avoir perdu sa folie. Aujourd'hui, je suis heureux de voir M. Secrétain aboutir discrètement aux mêmes conclusions dans des formules comme celle-ci : ”Le cas extraordinaire de Montherlant est que sa vocation de moraliste se dégage directement de la vie et se nourrit aux mêmes sources que son imagination." Un moraliste qui dégage le spirituel de sa gangue à l'aide d'un fou et d'un paysan… Mais de qui parlons-nous ? Et ne dites pas que les fous, ici, ne sont pas des inspirés ; même cette folle au sens pathologique de Thérèse Pantevin, dans son couvent, est une inspirée, lorsqu'elle écrit ces lignes bouleversantes ; "C'est la pitié qui est le miracle, et non pas que Notre Seigneur marche sur les eaux. La pitié suffit et se suffit (…) Prenez-moi sur vos genoux afin que je ne meure pas !" Oui, c'est un fou et un paysan, aux deux extrêmes d'une grande œuvre, qui entrent ensemble aujourd'hui au ciel de notre littérature dans cette collection au nom de constellation. (1) Gallimard. 7. Montherlant d'Henri Perruchot, par Manuel de Diéguez (Extrait du Journal Combat, 4 novembre 1959)La Bibliothèque idéale (1) où parait aujourd'hui le Montherlant d'Henri Perruchot, semble destinée à faire pendant à la collection des Écrivains de Toujours du Seuil où il existe déjà un Montherlant de Pierre Sipriot. Pour l'instant, la Bibliothèque idéale ne s'est pas encore offert le luxe de traiter d'un grand écrivain classique : seuls les grands contemporains y trouvent place. Il est trop tôt pour comparer les mérites respectifs de ces collections, dont la plus ancienne a conquis une place de choix dans l'estime du public lettré. Il est très important que la critique puisse s'exprimer en librairie, ce n'est que par le livre que la critique vit vraiment et qu'elle découvre en toute liberté ses nouvelles lignes de recherches. Nous nous proposons de comparer un jour les mérites respectifs de ces collections lorsque la seconde sera devenue plus adulte. Le livre de Perruchot dont on connaît les éblouissantes biographies de Gauguin, de Van Gogh, de Toulouse-Lautrec, brille par un non-conformisme très documenté et assez explosif sous ses airs de n'y pas toucher. Ainsi il est dit que la carrière de Montherlant s'est faite " à l'écart et toujours de plus en plus du Tout-Paris, alors que c'est ce Tout-Paris qui crée, entretient, confirme et détruit les réputations(…). On pourrait citer presque tous les noms des grands écrivains français de ce premier demi-siècle, on constaterait qu'à de rares exceptions près, ils ont passé une grande partie de leur vie dans la société de gens qui sont utiles pour une réputation". Ainsi s'expliquent "la persistance des attaques dont Montherlant a été l'objet et la mauvaise grâce qu'on a toujours mise à lui faire sa place". Et Perruchot d'indiquer l'intérêt qu'aurait une étude "faite un jour par quelqu'un d'averti des dessous de la vie française". De même, on trouvera dans ce petit livre des remarques très justes sur les "thèmes impopulaires" chez Montherlant et sur le "message" de cet écrivain, ce totalisme qui fait qu'il est toujours ceci et aussi cela, qu'il n'exclut rien, si ce n'est la vulgarité et la bêtise, ouvert au catholicisme et au paganisme, au plaisir et à l'ascèse, au pouvoir et à la retraite, à la pitié et à !a dureté. Une telle richesse est évidemment suspecte à une époque où il faut à tout prix se monter la tête sur des visions partielles du monde. Mais j'ai hâte d'en venir à l'essentiel de l'ouvrage de Perruchot, à ce lieu où l'on sent frémir le mystère ; et c'est un sujet qui nous est cher à tous deux - un jour nous en avons bavardé longuement, et je lui exposai ce que devrait être, à mon sens, une critique du style, et si elle pourrait aboutir à une sorte de transvaluation de la psychologie. Aujourd'hui, après une critique encore strictement psychologique du style de Montherlant - aisance, vigueur, etc. - Perruchot note qu'une étude sérieuse du style exigerait un long développement "qui dépasserait le cadre assigné". Mais ici Perruchot a mis en place, avec un art que je crois concerté, tous les documents nécessaires à une interprétation plus transcendante du style, à une sorte de psychanalyse existentielle de l'écriture. Je crois que le style, chez le grand écrivain, traduit son comportement victorieux devant ce mystère que les choses existent : le grand écrivain répond à sa manière - par une victoire propre - à une panique originelle, prémétaphysique devant ce fait que le monde existe plutôt que rien. Or, Perruchot sait placer Montherlant dans sa vision la plus originelle. Après avoir montré la passion de la vie chez Montherlant, il sait montrer "la mort égale à la vie, la contrebalançant, n'étant ni pire ni meilleure qu'elle". Et "que répondre à cette sorte de litanie du néant qu'égrène toute l'œuvre de Montherlant" ? "La vie est une munificence du néant, et imméritée" (Chant funèbre)… "Le néant, comme un grand diamant noir" (La petite Infante)… Encore une fois, Perruchot met en place tous les documents mystérieux qui suggèrent le "pont" entre la vision, la biologie et le style. Et d'abord, cette citation de Montherlant : ”J'écrivais l'acte I (2) à Grasse, à l'hôtel Muraour, l'hiver 1943-44. Le maître d'hôtel qui me sert me dit une parole impolie. Je quitte la salle sur-le-champ, monte dans ma chambre, me jette sur mon lit où je me mets à trembler convulsivement, parcouru de frissons (j'étends sur moi mon manteau) et en vérité tressautant sur le lit comme le diacre Paris sur son tombeau. Je note tout cela, pour le faire passer dans l'acte I, où je mettrai les mots mêmes que je prononçais sur mon lit ("Mon âme me fait mal." "Si j'ai fait tout ce que j'ai fait et si l'on me traite ainsi, à la fin de ce que j'ai fait…", etc.). Fort bien, mais à rapprocher de : ”Au vrai, les événements ne m'ont jamais importé. Je ne les, aimais que dans les rayons qu'ils faisaient en moi en me traversant". Qui ne sent là le mystère d'une mythologie supportant l'écrivain à la "surface éblouissante" du néant qu'on appelle la vie, et où la chair se fait verbe, selon l'admirable expression de Balzac. Et Montherlant est tout au bord de ce mystère lorsqu'il explique sa propre progression intérieure par une considération biologique singulière : ”Je n'aimais que la chaleur et recherchais le soleil, je n'ai plus pu supporter la chaleur et ai fui le soleil. Les médecins ne m'ont donné là-dessus que des explications confuses". Oui, le livre de Perruchot rôde étrangement autour du mystère du style, mettant en place des matériaux en attente de leur dévoilement. Qui cernera un jour d'un doigt précis ces ombres ? (1) Gallimard. 8. "Don Juan" et la critique littéraire, par Manuel de Diéguez (Extrait du Journal Combat, 15 décembre 1959)Il y a dans cette pièce une scène inénarrable c’est celle où la "double veuve" fait parader trois "intellectuels" qui "ont des idées sur Don Juan". Ayant fait représenter moi-même un Don Juan, sorte de "défi à Dieu", il faut désormais que je me range parmi les cuistres et les songe-creux. Mais du moins me voici à mon aise pour défendre cette pièce, on ne me soupçonnera pas de complaisance. A vrai dire, ce qui me décide, c’est tout le mal qu’on en dit. Ayant suivi d’assez près l’activité théâtrale de Montherlant depuis 12 ans, un spectacle parallèle à ce théâtre a toujours retenu mon attention, c’est celui qu’offrait la critique dont les ruades et pétarades se faisaient à contre-temps avec un synchronisme remarquable : mais, contrairement à l’adage selon lequel nul ne revient sur ses pas, il est une faculté maîtresse, semble-t-il, de la critique littéraire, c’est de se renier sans honte, il y suffit d’un délai de deux ou trois ans. Ainsi, après la première représentation de "Celles qu’on prend dans ses bras" j’en avais dit du bien dans "Combat" alors que toute la critique semblait s’être donné le mot pour un éreintement : on faisait grief comme aujourd’hui à l’auteur d’être descendu des sommets héroïques dont on lui reproche tant, justement, de ne pas descendre lorsqu’il s’y trouve. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque à la reprise de cette pièce, il y a trois ans, je constatai que ces mêmes critiques criaient en chœur au chef-d’œuvre. Mais cette fois ce n’est pas de la surprise, c’est la stupeur que j’éprouve lorsque je vois tel critique qui a toujours attendu l’occasion d’une reprise et la consécration du succès pour dire du bien d’une pièce de Montherlant qu’il avait éreintée à la création, écrire froidement : ”Il est tragique que le créateur de personnages puissants et neufs comme Ferrante, roi de Portugal et Don Alvaro, Maître de Santiago, nous présente un Don Juan dont le caractère le plus frappant soit une profonde insignifiance". Ce qui est tragique il me semble, c’est une critique dont le premier postulat consiste à supposer qu’un dramaturge de 64 ans ; comme Montherlant n’a pas voulu faire ce qu’il a fait. Et que, si son personnage est insignifiant, c’est par hasard, parce qu’il a échappé au contrôle de l’auteur, par maladresse, négligence , impuissance de ce dernier. Ainsi, on reprochait à Montherlant qu’Alvaro fût orgueilleux, que Ferrante fût faible, alors que l’auteur s’est donné tant de mal, justement pour peindre une dimension orgueilleuse du christianisme ou pour montrer la faiblesse d’un monarque absolu. Ainsi tel critique déplore que Don Juan soit "un vieillard" dominé par une triste obsession sexuelle, inapaisée, inapaisable" alors que Montherlant dans ses notes remarque : ”les Don Juan de jadis étaient des damnés, celui-ci est un obsédé". Ce genre de griefs ne manque pas toujours d’un comique involontaire : ainsi le même critique, au reste académicien, s’irrite que les "intellectuels" ridiculisés passent pour des sots. "Ce n’était pas difficile. Ils sont caricaturés tout exprès" note-t-il. Il faut le renvoyer à Molière dont les médecins, décidément, sont "caricaturés tout exprès". De même il est un peu raide de reprocher à Don Juan "que son art d’aimer soit tissé de contradictions dont la seule trame solide parait être un parfait mépris des femmes". Un Don Juan parfaitement respectueux des femmes serait d’un cynisme rare, singulier, délectable certes, mais enfin Montherlant n’a pas voulu de ce cynisme-là. Et il faut se féliciter, il me semble qu’on ne puisse être un Don Juan sans tomber dans un abîme de contradiction ; sinon le gaillard aurait décidément la partie trop belle. En vérité, il faut le constater, la réaction de la critique même académicienne est celle d’un titi parisien qui au cinéma prend parti pour ou contre tel personnage et crie : ”Vas-y ! Ce qui donne ceci en langage académique : ”Et quand arrive la jeune Linda, qu’il lui offre des bijoux et qu’en fait elle se moque de lui, nous en éprouvons le plaisir d’une vengeance personnelle." Ceci dit, que vaut cette pièce étrange, si l’on regarde ce qu’elle est au lieu de se substituer à la volonté de son auteur : si l’on ne prend point parti pour ou contre le personnage, si l’on ne reproche pas à Montherlant d’avoir changé de genre et d’avoir surpris le lecteur, si l’on ne rend pas "insulte pour surprise" selon le mot de Suarès ? Comment échapper enfin à cette sorte de fascination d’un écrivain qui, nous ayant habitués au genre noble, nous déconcerte ? Ce sera un spectacle singulier pour la postérité que celui d’un auteur qui a eu tant de mal à vaincre le goût du public pour les personnages médiocres et à qui on interdit ensuite de peindre la réalité lorsque celle-ci est médiocre. Voici donc un personnage léger, exalté, d’une mobilité d’âme maladive et dont le tragique réside dans une étrange obsession de la mort. Mais le foudroiement classique par la statue du Commandeur ne nous atteindrait plus, tandis que le foudroiement de ce Don Juan-ci a quelque chose qui nous atteint de plein fouet ; ayant mis son masque il ne peut plus le retirer, il s’est incrusté dans son visage, il s’est mélangé à sa chair, et sur ce masque est apparu une tête de mort. Voilà qui est aussi fantastique et surnaturel que la solution du théâtre classique avec son Commandeur ; mais ce tragique plaqué sur un visage, cette mort qui frappe un inconscient, marquant au front cet obsédé, ce forcené, ce dément pour qui "la chasse et la possession sont une drogue", voilà une conception de Don Juan d’une sobriété et d’une profondeur qui l’apparentent à la tragédie grecque. Montherlant a placé en exergue cet extrait d’un vieux romancero espagnol "la mort et l’amour s’en allaient vers Madrid". Mais je crois surtout que cette pièce nous propose une dimension tellement inédite du théâtre de Montherlant qu’elle ne sera vraiment comprise que plus tard. A la suite de Brocéliande, autre pièce également à personnage médiocre et un peu fou emporté in fine par un tragique qui brusquement l’apparente au Quichotte, ces trois actes ne prendront leur dimension véritable que par la folie. Tout le comique et le tragique de la pièce doivent baigner dans une sorte d’irréalité et de douce démence qui en feront ressortir et en rendront inquiétant le tragique. Comment voir sous un angle rationnel, réaliste, quotidien un personnage dont la première réplique nous inquiète déjà par ce comique irréel et subtilement fou. "Il y a un an tout juste j’avais rendez-vous à l’autre bout de ce pont avec une petite sournoise qui n’est pas venue. Mais peut-être qu’elle est arrivée quand j’étais parti et qu’elle m’attend là depuis un an. Je vais m’en assurer. (Il va vers le pont, regarde et revient.) Non, personne." Vous avez bien lu : Il y va. Si vous ne trouvez pas cela inquiétant, si vous ne voyez pas là une dimension de la folie encore jamais exploitée au théâtre - et Dieu sait si la folie a enrichi le théâtre - une folie mêlée à ; un comique bizarre et irréel, alors vous ne sentez pas la pièce. Allons, une œuvre rare, gênante, qui se réfracte dans la conscience en mille traits et fait bouger en vous, comme une bête nouvelle, une forme inconnue de l’art, une telle pièce est assurée de son avenir. Et aux Don Juan innombrables qui raisonnent sur la mort, sur Dieu le Père, la fatalité ou le destin, combien je préfère ce Don Juan insensé et vertigineux, cette sorte de Juif errant au masque terrible qui s’écrie pour finir : ”Une tête de mort ? A la bonne heure ! En avant ! Au galop pour Séville." |
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