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Articles sur Montherlant (hors presse)144. Henry de Montherlant, anarchiste de droite ?(Note : texte du 13 février 2019 écrit par Charles T. sur ce site)
« C’est là signe certain de barbarie: dans toute société, ce sont toujours les éléments d’intelligence inférieure qui sont affamés d’être à la page. Incapables de discerner par le goût, la culture et l’esprit critique, ils jugent automatiquement, d’après ce principe que la vérité est la nouveauté. » (Les Célibataires)
Après avoir joué les soldats héroïques, l’armistice lui cause des pleurs. La France est dès 1914 réduite à la part congrue de puissance moyenne. Les combattants ont souffert pour rien, nos vertus sont mortes, le sacrifice collectif a perdu son sens. Ainsi marqué au fer par la Grande guerre où il a été blessé, nombre des œuvres qu’il publia ensuite (Les Bestiaires, Les Olympiques, Aux fontaines du désir, La Petite infante de Castille, etc.) resteraient empreintes d’un même goût pour les valeurs cavalières et fraternelles. Emprunt d’un mysticisme hautain et épris d’un appétit sensuel pour la force, il aimait les voluptés funèbres de la tauromachie, le rugby, les tranchées, et toutes les «formes de la vie virile» qui permettent de s’éprouver. De tous les personnages qui l’ont habité, lequel était le vrai ? Tous ses masques s’opposent, et pourtant chacun semble miraculeusement authentique. Coexistaient en lui un galvanisant cocktail d’injonctions contradictoires: solitaire et altruiste, Montherlant a défendu toute sa vie, c’est peut-être son unique « thèse », le principe de l’alternance et du syncrétisme, que ce soit en pensées (défendre une idée puis son contraire) qu’en actes (critiquer le voyage puis passer dix ans à ne faire que ça). Cultivant avec passion ses paradoxes et les sublimant dans une solitude susceptible d’aménagements, Montherlant revient à la définition de Gautier et de l’art pour l’art en disant qu’une œuvre peut être grande sans qu’il y ait d’enseignement. Prude et cynique, tendre et grossier, Il était tout simplement d’une autre distinction que celle des auteurs à thèses, qui dégoulinent de moraline et avalent des principes au petit déjeuner. Montherlant n’en reste pas moins moraliste. Ce philosophe sans philosophie s’est astreint à un programme clair: critiquer, fustiger, inculquer, éduquer.. Montherlant a ainsi excellé à véhiculer l’image d’un contre-exemple exemplaire, se forgeant de son propre chef les oripeaux d’un obscur mythe antique. Le renouvellement de l’épique chez Montherlant se traduit par la construction d’un idéal chevaleresque à travers une grande diversité de modèles. Refusant de se fondre dans la masse, ses personnages agissent en solitaire ou choisissent de faire partie d’une société, d’une caste regroupant une poignée de réfractaires élus. Qu’il s’agisse de la figure du libertin, du torero ou de l’athlète, ce chevalier affirme sa valeur dans la violence et dans le combat. « J’ignore l’utilité de mon sacrifice, et dans le fond, je crois que je me sacrifie à quelque chose qui n’est rien, qui est une de ces nuées que je hais. Croyant mon sacrifice inutile, et peut-être insensé, sans témoin, sans désir, renonçant à la vie et à la chère odeur des êtres, je me précipite dans l’indifférence de l’avenir pour la seule fierté d’avoir été si libre. » Dès 1925, « cessant de sourire à la gloriole », il renonce à la vanité sociale, ce « cancer qui ronge le monde civilisé », renonce au désir d’argent, aux intérêts du monde, au mariage, et sur le plan spirituel, abandonne son « grossier amalgame du paganisme avec un catholicisme décoratif »: « Que m’importent les liens du sang ! Il n’y a qu’un lien, celui avec les êtres qu’on estime ou qu’on aime» Après de multiples voyages, ce rentier de la bohème côtelée revient en France en 1932. Devant le réarmement de l’Allemagne, il publie un long article sur l’état de la France qui ne se prépare pas à la guerre inévitable, où le sentiment national et l’esprit public font défaut. Où le situer ? Montherlant se décrit, à la dérobée de ses carnets, « par la naissance du parti pris du passé ». Classiquement antimoderne, nostalgique par éthique, réactionnaire par respect de ce qui fut, svelte et sportif par amour de ce qui reste à découvrir, ce prophète de l’instant réclamait le passé en guise de valeur. Toujours à l’écart de l’avant-garde, vivant niché dans une sorte d’intemporalité sociale, son civisme est nappé des mêmes équivoques qui vicient sa morale. Catholique à la Maurras, il voit l’Eglise comme l’épouse d’un Empire où le Pape apparait moins comme le pasteur d’une humanité souffrante que comme un César chrétien. Métamorphosant le plaisir en absolu, sa morale kaléidoscopique s’appuie sur un socle disparate, où vont bon train la tradition catholique, sans la foi, mais aussi la culture chevaleresque japonaise, la rectitude orientale et la sagesse gréco romaine. S’insurgeant dans des oeuvres méconnues contre l’idée de la supériorité de l’Européen sur l’Autre, ses pérégrinations autour de la Méditerranée l’ont amené en Espagne, au Maghreb et en Italie. Il y vit tout simplement, écrit aussi, se démène, étire ou épure ses phrases, et se démultiplie. Pratiquant tous les genres littéraires (roman, essai, théâtre, poésie) Montherlant connut sa plus grande gloire dans les années trente, notamment grâce à son essai Service inutile. Si ce livre lui vaut la réprobation d’une partie de la droite, il influence l’opinion qui continue de faire de lui un écrivain sur qui il faudra durablement compter. La « lettre d’un père à son fils » qui termine le volume se recommande comme un catéchisme que tout anarchiste se doit d’avoir feuilleté. « Les vertus que vous cultiverez par-dessus tout sont le courage, le civisme, la fierté, la droiture, le mépris, le désintéressement, la politesse, la reconnaissance, et, d’une façon générale, tout ce qu’on entend par le mot générosité. Le courage moral, qui a une si bonne presse, est une vertu facile, surtout pour celui qui ne tient nul compte de l’opinion. Si on ne l’a pas, l’acquérir est une affaire de volonté, c’est-à-dire une affaire facile. Par contre, si on n’a pas le courage physique, l’acquérir est une affaire d’hygiène, qui sort du cadre que je me suis tracé ici. Civisme et patriotisme ne font qu’un, si le patriotisme mérité son nom. Vous êtes d’un pays où il y a du patriotisme par saccades, et du civisme jamais ; où le civisme est tenu pour ridicule. Je vous dis : “Si vous êtes patriote, soyez-le sérieusement”, comme je vous dirais : “Si vous êtes catholique, soyez-le sérieusement”. Je ne fais pas grand cas d’un homme qui défend avec vaillance, en temps de guerre, le pays qu’il a affaibli par mille coups d’épingle en temps de paix. N’ayez pas besoin que votre pays soit envahi pour le bien traiter. Conduisez-vous aussi décemment dans la paix que dans la guerre, si vous aimez la paix. La vanité, qui mène le monde, est un sentiment ridicule. L’orgueil, fondé, n’ajoute rien au mérite ; quand j’entends parler d’un “bel orgueil”, cela me laisse rêveur. Non fondé, il est lui aussi ridicule. La seule supériorité de l’orgueil sur la vanité, c’est que la vanité attend tout, et l’orgueil rien ; l’orgueil n’a pas besoin de se nourrir, il est d’une sobriété folle. A mi-chemin entre la vanité et l’orgueil, vous choisirez la fierté. La droiture est ceci et cela, et en outre elle est une bonne affaire. Elle obtient tout ce qu’obtient la rouerie, à moindres frais, à moindres risques, et à moindre temps perdu. Le désintéressement n’a d’autre mérite que de vous tirer du vulgaire, mais il le fait à coup sûr. Toutes les fois que, pouvant prendre, vous ne prendrez pas, vous vous donnerez à vous-même cent et mille fois plus que vous ne vous fussiez donné en prenant. De toutes les occasions dont vous ne voudrez pas profiter, dans le monde invisible vous vous bâtirez une cathédrale de diamant. La France d’aujourd’hui a créé un certain nombre de mots véritablement obscènes, parmi lesquels celui de resquiller. Ne resquillez pas, fût-ce dans le domaine le plus humble, car cela va du petit au grand. Le mépris fait partie de l’estime. On peut le mépris dans la mesure où on peut l’estime. Les excellentes raisons que nous avons de mépriser. Qui ne méprise pas le mal, ou le bas, pactise avec lui. Et que vaut l’estime de qui ne sait pas mépriser ? J’avais toujours pensé qu’on pouvait fonder quelque chose sur le mépris ; maintenant je sais quoi : la moralité. Ce n’est pas l’orgueil qui méprise ; c’est la vertu. Aussi sera-t-il beaucoup pardonné à celui qui aura beaucoup méprisé. Et encore j’ajoute ceci : qu’il n’y a pas besoin de n’être pas méprisable, pour mépriser. » (Lettre d’un père à son fils) Sachant mettre de lui-même dans tous ses personnages, les forts comme les faibles, étant entendu que « partout où il y a élévation, il y a grâce », son cycle romanesque des Jeunes filles déchaînera également les passions. L’honneur des jeunes filles de France était atteint. Les plaintes relancèrent son succès. Proscrire le moindre attachement, éviter tout sentimentalisme, se perdre dans la volupté et le plaisir des sens sont les grands principes de sa façon d’être avec les femmes. Pas très branché intersexualité, Montherlant, misogyne même? Ah, forcément. Certains ont cru voir dans ses héroïnes des épouses dévouées ou de simples midinettes superficielles, c’est étonnant jusqu’où la mauvaise foi permet d’aller.. Si la femme est raillée, c’est surtout qu’elle est, elle aussi perfectible. Pour cet extra-lucide, le constat est patent, l’évidence l’oblige à l’annoncer: « Le désir est incomplet. L’amitié manque de viscères. L’amour tel qu’on l’entend est une infériorité. » Reprenant à son compte la célèbre phrase de Gobineau, « Il y a le travail, puis l’amour, puis rien », il justifiera son désintérêt de la chose publique en prônant ces deux autres valeurs. Son article tiré d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1934 et intitulé L’Ecrivain et la chose publique traite directement de la relation de l’auteur au politique. Dans ce texte, qui peut être considéré comme un manifeste contre l’engagement de l’artiste quel qu’il soit, il rappelle qu’un auteur ne doit jamais prendre parti pour des choses qu’il ne maîtrise pas totalement et qu’il ne se doit d’être le représentant de rien. Sacrifiant tout à ce qu’il nomme sa « part nécessaire », il écrit par pulsion vitale, sans souffrir des distractions extérieures, en domptant le réel, en joug des tracas antiques plus que de l’écume des JT. Aucun train-train du quotidien ne l’affecte. Au-dessus ou à côté, Montherlant a saisi que « la politique est l’art de capter à son profit les passions des autres », un art de se servir des gens. Des autres, des conventions, des lois et des modes, Montherlant se désolidarise, sans non plus le crier, avec tact et religiosité: il affirme son aristocratie dans l’instant, et choisit la fidélité au passé contre l’évaluation du présent. L’histoire n’était pas cyclique, méliorative, nous n’étions pas voué au mieux. L’espoir, ravalé comme des larmes, était ainsi devenu trop lointain pour que l’éloigné redevienne actuel. À bien y regarder, la seule révolution possible dans un monde égaré par la chimère du progrès n’était- elle pas d’essence réactionnaire ? C’est en tous les cas l’image du château de sable construit durant des heures par des enfants qui savent bien que la marée l’emportera qui conditionne la plupart des théories politiques de ce mystérieux anarchiste incurable. Il y a dans cette alternance permanente une volonté pratique de mener son existence: « Puisque le monde n’a pas de sens, il n’y a pas lieu de se conduire avec lui d’une façon arrêtée une fois pour toutes. Je n’ai cessé d’insister sur le protéisme qui doit caractériser l’homme intelligent. Cet homme doit être comme un orgue : on presse un bouton et on a, à volonté, une conception tragique, une conception sceptique, une conception héroïque, etc. de l’univers. C’est ce que j’ai appelé, faute de mieux, l’alternance. » Lorsque Montherlant formalise ses idées, il recourt fréquemment à un schéma historique, visant à replacer les éléments contemporains dont il parle dans une continuité ancrée dans son imaginaire : ainsi en va t’il de l’opposition structurante qu’il établit entre le « Tibre » et l’ « Oronte ». Les deux fleuves qui baignent respectivement Rome et Antioche sont pris, dans Le Paradis à l’ombre des épées, comme métaphores de deux formes d’esprit qui domineraient l’histoire. Le Tibre, ce serait l’esprit occidental, « le catholicisme romain, la Renaissance, les concepts de tradition et d’autorité, le classicisme, les nationalismes » ; l’Oronte incarne de son côté les valeurs « fondées sur l’invérifiable », le messianisme, la Réforme, la Révolution française et ses dérivés ultérieurs comme le libéralisme ou le bolchévisme. Aucun préjugé de classe chez lui; la haine, le mépris, la violence ou l’égoïsme ne sont pas en soi des concepts négatifs, ni positifs, tout dépend comme toujours de l’utilisation que l’on en fait. Considérant que l’individualisme est le produit des civilisations supérieures, tout en étant éminemment français, Montherlant s’avoue très légèrement patriote. Dans son petit carnet, il se confie : « Tout le mal est fait sur la terre par les convaincus et les ambitieux… Être patriote en France est une crucifixion… » Il se garde le droit d’accuser ses compatriotes, mais en s’accusant « comme aussi coupable et plus qu’aucun d’entre eux », avec Malraux, Drieu La Rochelle, Mauriac ou Aragon, il fait partie de la bigarrée brigade des Barrésiens, qui réunit surtout ceux qui exaltent la partie « culte du moi ». Montherlant serait en prime aussi sensible à certains de ses côtés traditionnels. Qu’entend-on par ce mot galvaudé ? Barrés en propose justement une définition dans ses superbes Amitiés Françaises: « Nous ne rêvons pas d’un eldorado. Nous ne sommes pas les éternels émigrants qui dessinent au bord de la mer mystérieuse et sur le sable d’un rivage détesté les épures d’un vaisseau de fuite. » Tentant de concilier l’antiquité païenne et le catholicisme originel des valeurs charitables, dans le fond ce que Montherlant souhaiterait voir réaliser était assez simple: s’il a magnifié la « beauté dans le repos », c’est sans doute pour rappeler qu’il n’est d’activité utile que dans la volupté… Le « moine soldat » décrit par Montherlant dans l’avant-propos de Service inutile ira ensuite chercher le coup de feu, en 1938, au moment des accords de Munich, auxquels il est l’un des seuls esprits lucides à s’opposer vigoureusement. Dans l’Équinoxe de Septembre, publié peu après, Montherlant met ses compatriotes en face des choix auxquels ils sont confrontés en cette heure où « le jour est égal à la nuit », et où il craint la passivité d’une société française imprégnée par la «morale de midinette ». « Peur de déplaire, peur de se faire des ennemis, peur de ne pas penser comme tout le monde, peur de peindre la réalité, peur de dire la vérité. Mais, en fait, ce sont tous les Français qui, depuis le collège et dès le collège, ont été élevés sous le drapeau vert de la peur. Résultat : le mot d’ordre national « Pas d’histoires ! » ; la maladie nationale : l’inhibition. Depuis près d’un siècle, depuis vingt ans plus encore [1918] on injecte à notre peuple une morale où tout ce qui est résistant est appelé « tendu », où ce qui est fier est appelé « hautain », où l’indignation est appelée « mauvais caractère », où le juste dégoût est appelé « agressivité », où la clairvoyance est appelée « méchanceté », où l’expression ‘ce qui est’ est appelée « inconvenance » ; où tout homme qui se tient à ses principes, et qui dit non, est appelé « impossible » ; où tout homme qui sort du conformisme est ‘marqué’ (comme on dit dans le langage du sport) ; où la morale se réduit presque exclusivement à être « bon », que dis-je, à être « gentil », à être aimable, à être facile ; où la critique se réduit à chercher si on est moral, et moral de cette morale-là » (L’équinoxe de septembre, 1938) Antimunichois, puis vichyste, il a raconté l’impréparation politique, le je-m’en-foutisme du commandement, le crétinisme des vieilles badernes parlementaires et le conformisme des militaires en 1938 ; il a décrit le désastre, l’exode et la débâcle de 1940, tout en prétendant rester désengagé. Principe sans doute acceptable sur le plan métapolitique mais beaucoup plus contestable quand il s’applique à la réalité historique. Montherlant manque tout simplement de réalisme. En novembre 1941 paraît Le Solstice de Juin, l’ouvrage qui lui sera reproché tout au long de sa carrière. Sont attaqués, en bloc, les défaitistes incapables de s’attaquer au redressement moral souhaité par le Maréchal, les revanchards qui refusent de voir flotter le drapeau hitlérien sur la France, les électeurs de droite, qui ont été impuissants à repousser les forces de gauche, les héros qui se disputent la gloire de servir, les tièdes qui laissent aux autres le soin de remettre la machine en route, les anciens qui s’autorisent à n’importe quoi…, les jeunes qui rejettent le passé et se croient des petits chefs, etc… Pour Montherlant, la cause première de l’effondrement de la France est coupable de la fin de la chrétienté. Prenant d’abord la guerre comme un des visages implacables du destin, il se laisse fasciner par une forme de grandeur, sans en mesurer l’abjection qui la permettait, et voit dans les troupes de la Wehrmacht une élite chevaleresque telle qu’il en a rêvé. Il s’extasie devant la symbolique du nazisme qui fait du soleil son astre privilégié. Bref, il est, du haut de son perchoir d’ermite, davantage sensible à une imagerie plus qu’à une idéologie. Comme le remarque le critique André Blanc d’une manière plus générale, son «attitude esthétique est extrêmement fragile puisqu’elle ne se réfère à aucune autre valeur que celle qu’elle proclame elle-même, à aucun choix métaphysique, social ou politique». La Reine morte, présentée en 1942, suscitera, comme l’Antigone d’Anouilh, d’importantes polémiques. Chacun lisait selon sa berlue. Conflit entre l’amour et la raison d’état, cette reine morte relate le dilemme auquel est confronté le prince Don Pedro, fils du roi Ferrante, roi dur, exigeant, capable de dire à son fils : « Je vous reproche de ne pas respirer à la hauteur où je respire ». Il faut croire que tout le monde ne partageait pas sa vision de l’altitude. Collabo Montherlant ? Dès 1940, il a refusé de participer à la rédaction de La Gerbe, puis refusé de se rendre à Weimar… Mais il a indéniablement manqué d’à propos dans certains de ses écrits. Son dossier d’épuration sera à juste titre classé sans suite. Avec Giono, il aura sans doute payé ce qu’il représentait plutôt que ce qu’il avait commis à savoir une morale aristocratique prise comme le prétexte d’une indifférence. Ayant eu le tort de publier sous l’occupation, on lui a ensuite reproché une forme de myopie intellectuelle qui l’empêcha de voir que la bravoure individuelle qu’il valorisait n’était pas de mise dans cette guerre de masse et d’armement lourd où l’acte individuel n’a que peu d’impact. On a exhibé ses côtés surhomme nietzschéen, son homosexualité romaine et son Solstice de juin pour mieux dessiner le catafalque dans lequel il semblait attendre, tapis dans l’ombre sans trop rechercher la lumière, que le souci de grandeur, réapparaisse. Doit-on continuer à l’en blâmer outre mesure ? Au lieu de démasquer Montherlant, peut-être la critique n’a-t-elle fait que remplacer un masque par un autre. Paresse ou jalousie ? Qu’importe, les pièces de Montherlant triomphaient alors sur les scènes européennes et américaines, ses livres bénéficiaient de tirages importants et de traductions nombreuses, la télévision lui offrait une multitude de possibles qu’il exploiterait habilement pour insuffler aux Célibataires une seconde jeunesse ou pour asseoir la renommée du Maître de Santiago. Ses deux derniers romans, Le Chaos et la nuit (1963) et Un assassin est mon maître (1971), Montherlant semble les avoir écrits pour se persuader qu’il faut partir. Dans Le Chaos et la nuit, un vieil anarchiste espagnol est las d’avoir souffert trente ans dans la prison de ses illusions révolutionnaires et il saisit la nuée fasciste et la nuée communiste entre ses deux bras pour les écraser l’une contre l’autre. Celestino, à Paris, vit de ses rentes, qui lui donnent une certaine aisance. Il ne fait rien, que penser ou rêver politique, passant ses journées à lire et à annoter des journaux et des livres. Quelles sont au juste les idées de Celestino ? Elles sont confuses, et un de ses amis ne craint pas de le traiter de « retardé idéologique », voire de « faux homme de gauche ». Individualiste intraitable, en Espagne, et même pendant la guerre civile, il n’a été inscrit à aucune formation. L’un de ses compagnons d’infortune le dépeint ainsi: « Ta volonté aime peut-être l’avenir, mais ton caractère profond est du passé; les anarchistes sont toujours du passé, parce qu’ils ne croient qu’à la mort. » Très nettement destructif, conservateur malgré lui, toujours plus ou moins en marge du parti pour lequel il s’est battu, Celestino se prépare à ce voyage comme on se prépare à la mort. Alors qu’il assiste à une corrida, il est victime d’une illumination : le taureau représente l’homme, trompé durant toute sa vie, de plus en plus persécuté et bafoué à mesure qu’il approche de sa fin, mourant enfin sans avoir rien compris. « Je me résume en une phrase : rester seul, délibérément, dans une société où chaque jour davantage votre intérêt évident est de vous agréger, c’est cette forme d’héroïsme que je vous convie ici à saluer. » Aujourd’hui l’idée selon laquelle l’écrivain a redoublé de ruses pour magnifier son existence et dissimuler des pans entiers de sa vie privée fait désormais figure de lieu commun. C’est dommage. Le ring qui accompagna sa vie cabossée méritait mieux… Citations
« C’est une dure mais juste loi que celle qui rend les peuples responsables des actes de leurs chefs : car les peuples ont les moyens de ne pas laisser à leurs chefs l’autorité, comme les chefs ont le devoir de gouverner s’il le faut contre les goûts de leurs peuples. Les peuples ont les gouvernements qu’ils méritent. On nous dit quelquefois : « Les peuples sont des enfants. Si les Français avaient d’autres maîtres, vous verriez comme ils changeraient vite… » Nous ne sommes pas insensible à cette raison, et elle nous touche particulièrement quand nous l’entendons, comme il nous arriva, dans la bouche de personnes très humbles; nous y sommes si peu insensible que bien des fois nous avons exprimé notre surprise que, conduit et inspiré comme il l’est, le peuple français eut encore tant de vertus. Mais enfin ces hommes et ces femmes sont traités en adultes, et non en enfants : les hommes votent, les hommes et les femmes témoignent en justice, ont autorité sur leur progéniture, et s’ils n’exigent que pour de petits intérêts sordides et jamais pour autre chose (à l’exemple de ces mutilés de guerre qu’on n’a jamais vu exiger de façon efficace, lorsqu’il s’agissait des affaires de la France mais qui ont bien su le faire une fois -en barrant la circulation sur les grands boulevards, de leurs petites voitures!- lorsqu’il s’est agi d’une augmentation de leurs pensions) s’ils acceptent tout sans haut-le-cœur, s’ils ne vomissent ni la vulgarité, ni la bassesse, ni la bêtise, ni les bobards dont on les gave, eux aussi sont coupables. S’ils souffrent le mal, c’est qu’ils n’en souffrent pas. Gouvernants, parlement, nation, nous nous refusons à distinguer. Le parlement, c’est la France. Elle a envoyé là ceux qu’elle préférait. Ce qui se passe au Conseil des ministres, c’est ce qui se passe au Café du Commerce. Tout le monde est solidaire et complice. » (L’Équinoxe de septembre)
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