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Articles sur Montherlant (hors presse)

102. Henry de Montherlant vu par Paul Gadenne

 
 

Paul Gadenne


“Montherlant est de ces hommes qui ont porté, au moins en apparence, à leur sommet, au moins leur sommet d’expression, quelques-unes des valeurs positives de l’être humain, de ces hommes qui allient la hardiesse et l’insolence de la pensée à la fierté de l’allure et au courage physique.”

(Paul Gadenne)


Introduction

Paul Gadenne (1907-1956) est un des grands écrivains français du XXème siècle.

Naissance en 1907 à Armentières (Nord). Il passe l’agrégation de Lettres classiques en 1931. Atteint de tuberculose et après plusieurs longs séjours en sanatorium, il est contraint de quitter l’enseignement en 1940. Il se retire à Bayonne, puis s’installe à Cambo-les-bains où il meurt en 1956. Il est l’auteur de romans et d’essais :

  • Siloé, Gallimard, 1941
  • Le vent noir, Julliard, 1947
  • La rue profonde, Gallimard, 1948
  • L’avenue, Julliard, 1949
  • La plage de Scheveningen, Gallimard, 1952
  • L’invitation chez les Stirl, Gallimard, 1955
  • Les Hauts-Quartiers, Le Seuil, 1973, son chef d’œuvre, posthume
  • Baleine, Actes Sud, 1982
  • L’inadvertance, Le Tout sur le Tout, 1982
  • Poèmes, Actes Sud, 1983
  • À propos du roman, Actes Sud, 1983
  • La coccinelle, Le dilettante, 1985
  • Le guide du voyageur, Séquences, 1986
  • Bal à Espelette, Actes Sud, 1986
  • Scènes dans le château, Actes Sud, 1986
  • Le jour que voici, Séquences, 1987
  • La conférence, Séquences, 1989
  • Trois préfaces à Balzac, Le temps qu’il fait, 1992
  • Le rescapé, Carnet 1949-51, Séquences, 1993
  • La rupture, Carnets 1937-40, Séquences, 1999
  • Une grandeur impossible, Finitude, 2004
  • G. R. le livre de la haine, Finitude, 2005

Encore incomprise, peu lue, peu connue, son œuvre qui tend vers une inaccessible perfection, obsédée par la conscience de soi, persuadée que le monde appartient à qui sait se tenir immobile, résiste au temps et garde ses fidèles à chaque génération renouvelés.

Gadenne est persuadé que la littérature, que les grandes révélations sur l’âme humaine, sont venues d’hommes dont la vie a été peu chargée d’évènements. Il cite en exemple Proust qui passe dix-huit ans de sa vie enfermé dans une chambre aux parois de liège au seuil de laquelle expiraient les bruits du monde, et vivant là la plus étonnante des aventures intérieures, et Dostoïevski renouvelé par ses quatre années passée au bagne où il vécut seul, sans livre, sans un mot des siens.

On sait que Montherlant, renonçant aux voyages après 1935, se retira dans son appartement du Quai Voltaire à Paris, et fuyant le monde, préféra, jusqu’à sa mort en 1972, son œuvre à toute autre activité.

Il y a une parenté entre les héros des romans de Gadenne et ceux de Montherlant : le même accablement, le même désarroi, face à la tragédie du monde. Ce sont des victimes souvent innocentes mais dépassées par les évènements et finalement perdues, hors circuit, rejetées.

Un autre écrivain, célèbre avant 1940, et au purgatoire maintenant, est Emmanuel Bove, fascinant créateur de personnages qui ressemblent comme des frères à ceux de Montherlant et de Gadenne.

Trois écrivains du désastre intérieur. Trois écrivains majeurs.

Texte de Gadenne sur Montherlant, écrit en 1946

Extrait de son livre d’essais Une Grandeur impossible aux éditions Finitude, Bordeaux, publié en 2004


Montherlant

 
 

Gadenne à Ustaritz en décembre 1955,
4 mois avant sa mort

Une défaveur, un décri se sont attachés depuis la Libération à la personnalité de Montherlant. On admettait fort bien que Montherlant se mit au-dessus de la société et, sans en être, la morigénât (ce qui arrive d’ailleurs aux moralisateurs du type Rousseau).

Mais on n’a pas accepté qu’il se mit au-dessus de la Patrie. Il a traité la Patrie comme le reste, comme faisant partie des préjugés bourgeois auxquels il avait déclaré la guerre. Cela lui a paru un jeu de flirter avec l’ennemi. Une gaminerie sans conséquence, plutôt avantageuse. L’esprit en cela n’a pas été fidèle jusqu’au bout à Montherlant. Il lui a manqué l’esprit du cœur. Et sans doute le cœur tout court. Ce n’est pas la logique qui a manqué en cela à Montherlant (car même chez cet être alternatif il y a une logique). Mais il a révélé sous son vrai jour la nature de son rapport avec la France. Il a montré qu’il était capable d’apporter dans ses rapports avec un pays, avec son pays, la même désinvolture que dans ses rapports avec les personnes, qu’il était un homme à bottes d’écuyer et à cravache. Il nous avait appris comment on tue les femmes. On sait bien que la femme est non pas un autre sexe, mais une autre espèce, un peu inférieure à l’homme, que la femme n’est pas une personne morale. Montherlant a cru pouvoir traiter son pays comme il dit qu’il traite ses maîtresses. Le parti pris de l’irrespect joue de ces mauvais tours.

Nous savons depuis lors comment on tue son pays quand il est déjà frappé – et comment on se tue soi-même. Moralement au moins. Car n’allons pas croire que Montherlant puisse prendre quelque chose au sérieux, voire soi-même. Si Drieu eût été Montherlant, il ne se fût pas tué. (NDLR : erreur de Gadenne car Montherlant s’est suicidé en 1972 !)

Ce dernier épisode – dernier en date- achève la figure de Montherlant, comme celle d’un égotiste. C’est même à ce titre qu’il faut le retenir.

On peut aussi refuser son estime à un tel caractère. On ne peut refuser de reconnaître son importance, sa qualité d’exemplarité. Montherlant peut nous aider à définir assez magistralement un type d’homme. Un type qui compte d’assez beaux exemplaires : Stendhal (et plus loin Montaigne), Barrès.

Il est de ces hommes qui ont porté, au moins en apparence, à leur sommet, au moins leur sommet d’expression, quelques-unes des valeurs positives de l’être humain, de ces hommes qui allient la hardiesse et l’insolence de la pensée à la fierté de l’allure et au courage physique. Car ce n’est pas seulement une œuvre qu’il faut juger ici, c’est la personne, c’est l’homme. On peut dire, en gros, que l’œuvre de Montherlant est consacrée à l’exaltation des valeurs positives, des qualités viriles (il rencontre ici Drieu et Malraux). Mais aussi il est prisonnier d’un système égotiste où il est admis que ces vertus se cultivent pour elles-mêmes. Il y a là un danger qui guette ces hommes. Ces vertus sont entachées d’un constant regard sur soi-même. Si Montherlant fait une croisade, il est sa propre Jérusalem. Il ne reconnaît rien au-dessus de lui, l’homme se confondant ici avec son courage. Son idéal est lui-même, on ne veut pas sacrifier à autre chose qu’à soi-même. La fierté d’être un homme doué de toutes les prérogatives de l’homme – et le mot est ici entendu non au sens de l’espèce mais au sens plus restreint de “vir”- doit se suffire à elle-même. On n’a rien à demander de plus à un tel homme que d’être toujours davantage soi-même. Tout est ici une question d’envergure. L’aventure humaine est vécue à ce point brûlant et unique où elle a pour acteur et pour fin : moi-même. On est sa propre patrie, son propre Etat et son propre ambassadeur. On légifère. On a sa morale, qui procède d’une énorme confiance en soi, et d’un mépris génial pour autrui. On vit à un certain niveau. Un niveau qui vous interdit les pensées basses. Le bas et le haut étant définis par rapport à ce qu’on peut soi-même concevoir comme tel.

Paul Gadenne
Une Grandeur impossible,
pages 119 à 122


Henry de Montherlant