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Articles sur Montherlant (hors presse)

100. Mission de Montherlant, par Marcel Jouhandeau

Cet article, daté du 12 juillet 1957, est extrait de l’hebdomadaire français Artaban. Pour rappel, Jouhandeau (biographie Wikipedia), écrivain français, est né en 1888 et est mort en 1979.

Henry de Montherlant.

Marcel Jouhandeau.

Mission de Montherlant

Dans l’œuvre de Henry de Montherlant, est-ce parce que j’ai beaucoup d’amitié pour lui, c’est lui que je cherche d’abord, ce qui m’amène souvent à préférer ce qu’il fait de moins bien à ce qu’il fait de mieux, si je l’y retrouve davantage. Par exemple, je préfère Brocéliande à La Reine morte, Celle qu’on prend dans ses bras à Port-Royal, mais les Carnets sont mon gibier. L’homme que je veux surprendre intimement y est partout, à chaque ligne présent. Dans ces Carnets, mon objet sera d’éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à l’attitude de l’auteur envers lui-même et envers les autres, pour en dégager, autant qu’il est possible, son éthique.

*

Montherlant affecte volontiers une désinvolture, une insolence, un cynisme qui risquent de le compromettre, de le faire méconnaître. J’ai rencontré ces jours derniers un garçon intelligent qui à brûle-pourpoint m’a lancé : “Voulez-vous savoir ce qu’on aime en Montherlant ? C’est la cravache”. Voilà qui éclaire ma route. Que signifie au juste cette métaphore ? J’interprète : que ce que l’on aime en Montherlant, c’est la rigueur, une sévérité qui s’emploie à fustiger la médiocrité où elle se montre et où elle se cache. Nous souvenir à ce propos de la réplique du Roi dans La Reine morte :

En prison pour médiocrité.

Voilà cependant qui expose à se méprendre sur lui. La malveillance y voit un manque de cœur, une inaptitude complète à la tendresse, à la pitié. En 1935, je lis sous la plume de Montherlant :

“Le mépris est vertu quand il s’applique à la bassesse, à tous les péchés contre la morale. Et c’est être méprisable alors que de ne pas mépriser.”

Cravache. Il poursuit :

“La raison de ma tristesse est moins le mal en lui-même que cette indulgence et cette complaisance pour la malhonnêteté que je rencontre chez nombre d’êtres qui dans leur vie sont nets.”

Je me plais à remarquer que cette apologie du mépris s’étale sur la même page que l’éloge de l’eau pure, de l’eau glacée, dont nous retrouvons l’écho au commencement du Maître de Santiago. Mais l’envers de ce mépris (car le mépris a son revers), quel est-il ? L’émotion éprouvée irrésistiblement devant ce qui est chic, émotion toute chargée d’admiration, voire d’enthousiasme.

En 1944, Montherlant écrit :

“Chaque fois que je vois un être faire quelque chose de chic ou de propre, cela me fait du bien. Cela me revigore, m’exalte même, me donne une sensation analogue à celle que me donne une œuvre d’art ; le monde m’est rendu avec ou sans crête de feu au-dessus de lui. Mon climat est l’honnêteté.”

“Pouvoir croire en l’homme, non en ses talents, en son courage. D’eux on ne doute pas, mais en son refus de toute mesquinerie. Je rêve d’une société dans laquelle tout le monde se conduirait bien.”

Il s’agit là, bien sûr, d’autre chose que du bien et du mal ; il s’agit de la manière de vivre noblement, jamais basse.

*

Montherlant passe pour un égoïste, voire pour un égoïste fieffé et voici ce qu’il dit de son altruisme :

“J’ai une grave maladie, celle de me mettre un peu trop facilement à la place des autres, à la place de l’ouvrier en grève, à la place de l’Allemand dans les guerres, à la place de l’indigène en Afrique.”

Encore :

“Je n’étais pas fait pour souffrir et à seule fin de participer à la chose humaine, c’est moi qui a cherché la souffrance, en dehors de mon destin. Volontaire pour le malheur.”

Il énumère, en 1935 (nous ne sommes qu’en 1935), tous les écrivains martyrs, qu’ils aient subi la mort ou l’exil et de s’écrier :

“Quelle compagnie secourable !”

Page 356 des Carnets, il s’explique :

“Celui qui contient beaucoup d’humanité retrouve en soi les germes et les épanouissements de tous les sentiments. Il se porte sans cesse, avec aisance, par l’imagination, dans les personnes des autres et voit que, de leur point de vue, il est logique qu’ils fassent ce qu’ils font, même quand ils le font contre lui.”

Montherlant s’inscrit contre tout fanatisme :

“Les gens qui ont une conviction absolue me rebutent, même si leur conviction va dans le sens de ce que je crois, de ce que j’aime.”

*

Nous surprenons ici la source d’une générosité inépuisable qui se fonde sur le respect en toutes circonstances possibles de l’homme, de sa personnalité, de sa liberté sans limites :

“Marmot de douze ans, écrit-il, ce qui m’attirait vers Scipion l’Africain (j’aime que Montherlant ait avec moi la religion de Scipion l’Africain), c’était son respect pour les Numides qu’il combattait et il n’y avait guère pour me toucher dans les Croisades que les traits de bonne entente (de courtoisie) entre chrétiens et Sarrasins.”

*

Nous venons de voir comment Montherlant se comporte, aime qu’on se comporte avec ses ennemis. Notons cette confidence qui nous permet de connaître ce qu’il se propose d’être pour ses amis :

“Serins, écrit-il, ceux qui disent que la vie n’a pas de sens, quand il y a toujours la possibilité de rendre heureux ce qu’on aime et de se nourrir de son bonheur du même coup.”

Voilà donc le mot de passe pour cet amateur de soi : c’est le bonheur des autres, de quelqu’un d’autre, peut-être de plusieurs et d’en être la cause.

*

On dit Montherlant suffisant, imbu du prestige de sa caste et ce qu’il pense des humbles, le voici :

“Je reste à Paris l’été, parce qu’alors, il n’y a plus dans cette ville que le petit peuple ; elle me dégoûte moins.”

Encore :

“Si je n’étais resté en contact étroit sans cesse avec les obscurs, je serais misanthrope.”

Plus loin :

“L’idée musulmane que quiconque n’est pas comme les autres, - le fou, l’original, l’idiot, - sont sacrés, est une idée sublime.”

Mieux :

“Les seuls qui suivaient les empereurs romains dans leur dernière fuite avant la mort et leur restaient fidèles, les derniers, c’étaient les humbles, leurs esclaves.”

Encore :

“M’arrive-t-il de dire son fait à un domestique, je lui fais un cadeau, pour l’avoir engueulé.”

Montherlant bénit jusqu’à l’humiliation.

“Perdre la face est de peu d’importance du moment que le solide est sauvegardé.”

Il n’aimerait pas seulement les humbles, ce superbe, humble lui-même :

“Je me sens plus à l’aise, quand on m’insulte que lorsqu’on me loue.”

Ou encore :

“Je connais bien tous les défauts des hommes, parce que je les étudie en moi-même.”

On le dit bourreau du sexe et il écrit :

“J’aime tant les jeunes filles qu’il suffit qu’on me dise que l’une d’elles a eu un zéro en histoire et géographie pour que j’aie envie de l’épouser.”

Voilà notre lion tout près de la sensiblerie, ce qui me rappelle et semble justifier une réflexion d’une femme sur lui :

“Montherlant, le mufle magnifique.”

*

N’ai-je pas raison maintenant de donner en exemple un homme qui passe pour un monstre et qui au fond est un sage, bien plus, professeur de sagesse.

Montherlant commente ainsi cette pensée de Dostoïevsky :

““La vie est un paradis, mais nous ne voulons pas le savoir.” Peut-être touchant ma vie privée, ai-je eu le mérite de le savoir presque sans cesse. Qu’on me dise, comme dans les vieilles légendes : Tu mourras dans un an, mais d’ici là nous te ferons largesse de tout ce que tu désires, je ne sais ce que je demanderais d’autre que ce que je possède.”

Il cherche les raisons de cet optimisme et croit les trouver :

“Je me demande ce qui est le plus caractéristique de ma vie, et je pense que c’est l’équilibre, équilibre assuré surtout par le tempérament de mes deux forces essentielles : plaisir sexuel et création littéraire.”

Il me semble que Montherlant oublie trois données de ce qu’il appelle ailleurs “un chef d’œuvre de conduite”.

Pour moi, je les vois d’abord dans son détachement des richesses :

“J’ai trente-huit ans, j’ai haï les biens, je n’en ai jamais eus, et ceci : “Ni famille, ni foyer, ni groupe, ni seulement un domicile installé. A l’hôtel, avec une valise, que faire d’autre que créer ?” Enfin : “Je n’ai rien accepté qui fût étranger à ma part essentielle.”

Sa seconde force est la préférence qu’il accorde sur toute compagnie à la solitude.

“Que peut-on, écrit-il, contre un homme de qui le seul objectif est d’être tenu à l’écart.

“En sortant de quelque société que ce soit, quel bondissement de délivrance !”

On trouve les mêmes accents dans l’Imitation de Jésus-Christ.

Sa troisième force, le goût du travail :

“Comme les croyants ont besoin de prière, j’ai besoin d’une heure de travail par jour.”

Et si Montherlant dit une heure, c’est parce qu’il a le sens de la mesure, “une règle d’or : ne pas écrire trop, ne pas lire trop longtemps, ne pas trop entreprendre.”

*

Il donne pour ses patrons : Pyrrhon, Anacréon et Regulus, et n’en imagine pas l’un sans les deux autres : Scepticisme, Volupté, Héroïsme.

L’éthique de Montherlant est faite en somme d’exigences perpétuelles envers soi et de délicatesse à l’égard des autres (la liste des grossièretés qu’il établit en témoigne) :

“Ceux à qui nous ne pardonnons rien sont nos seuls amis.”

Cravache.

“Qui s’est fié à toi, ne le déçois pas, ce serait te décevoir toi-même.”

Cravache. Et pour clé de voûte cet ultime aveu qui est une profession de foi :

“Un peu seulement d’imposture n’a gâté quoi que ce soit.”

Enfin, à propos de la mort, puisqu’il faut passer par là :

“Saint Louis à l’agonie murmure = Jérusalem. Napoléon : Tête… corps d’armées. Gœthe et Tolstoï font le geste d’écrire.

“Ne voudrions-nous pas, poursuit Montherlant, nous dédoublant, nous suspendre au-dessus de notre bouche, pour savoir pourquoi nous avons vécu ?”

Et il ajoute :

“A vrai dire, ne le sais-je pas ?”

*

Pour conclure, je dirai avec lui que la mission de l’homme supérieur (la sienne), n’est peut-être que d’exprimer le plus grand nombre de contradictions, de les assimiler et de les avoir enfin réconciliées dans sa vie, dans son intelligence, dans son cœur.

Sources

Les Carnets de Montherlant : Carnets. Années 1930 à 1944, coll. “Blanche”, Gallimard, Paris 1957, 396 p. reprennent en le replaçant dans l’ordre chronologique, le texte intégral des Carnets XXIX à XXV (1947/A67), Carnets XLII et XLIII (1948/A69), Carnets XXII à XXVIII (1955/A89) et Carnets XIX à XXI (1956/A92).