www.bigben.be
AccueilBiographieOeuvresBibliographieArticlesAudio & Video

Articles sur Montherlant (hors presse)

99. Défense de Montherlant, par Alain Bosquet (1919-1998)

Dans la promiscuité littéraire de notre temps, Montherlant est un seigneur.”
Alain Bosquet

Introduction

Nous publions ici un article écrit par Alain Bosquet paru dans Combat du 30 avril 1963 à propos du roman de Montherlant Le Chaos et la nuit, un des plus remarquables romans de Montherlant.

 
 

Alain Bosquet

Né en Ukraine, fils d’émigrés russes, Alain Bosquet (biographie Wikipedia) est un écrivain et un poète français. D’abord émigré en Belgique, Alain Bosquet fait ses études à l'Université de Bruxelles puis à la Sorbonne. Mobilisé en 1940, il fait la guerre dans l'armée belge, puis dans l'armée française. Il se retrouve rédacteur du premier journal de Charles de Gaulle, La Voix de France, à New York en 1942. Il débarque avec l'armée américaine en Normandie en juin 1944.

De 1945 à 1951 il est chargé de mission au conseil de contrôle quadripartite à Berlin. En 1958, il part deux ans aux États-Unis où il est professeur de littérature française à l’université Brandeis. Il sera ensuite professeur de littérature américaine à la faculté de lettres de Lyon de 1959 à 1960. De 1961 à 1971, il est directeur littéraire des Éditions Calmann-Lévy. D'abord journaliste, traducteur et critique littéraire (Combat 1952/1974 – Le Monde 1960/1984 – Le Figaro et Le Quotidien de Paris), il se consacre au roman, à la poésie, à l'essai. Écrivain prolifique, il a notamment publié Langue morte, La Confession mexicaine, Le Middle West, Pierre Emmanuel, Une mère russe, L'Enfant que tu étais, Ni guerre ni paix, Les Fêtes cruelles, Le Métier d'otage, et trois romans parus en un tome, Les Solitudes.

Parmi les principaux livres de poèmes, tous parus chez Gallimard, on compte Poèmes, un, Poèmes, deux, Sonnets pour une fin de siècle, Un jour après la vie, Le Tourment de Dieu, Bourreaux et acrobates, Je ne suis pas un poète d'eau douce.

Naturalisé français en 1980, il est élu membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1986.

Défense de Montherlant

“Comme d’affreux vautours, trop de mes confrères se sont abattus sur Montherlant, dès qu’eut paru son roman, Le Chaos et la nuit (Gallimard, 1963). C’est à qui l’accablerait de ses sarcasmes, le couvrirait d’insultes, le frapperait d’opprobre et de reproches. A entendre ces féroces jaloux, Montherlant ne serait plus l’un des quatre ou cinq écrivains de ce temps, mais un bandit, un criminel et un menteur. Moi qui ne l’ai jamais rencontré, je suis révolté par cette injustice soudaine et massive. Ces Messieurs se vengeraient-ils de Montherlant pour l’avoir trop longtemps – et trop aveuglément – admiré ? Je pense, à supposer qu’ils fussent honnêtes, que le drame est plus profond. Ce qu’on reproche à Montherlant, c’est de rester fidèle à une image de soi où l’orgueil, le bel orgueil de l’âme solitaire, se double d’une forme toute particulière de l’humilité : l’attitude superbe qui refuse le dialogue pour rester totalement responsable de ses propres hantises.

Je songe que notre époque est dure aux grands joueurs. Partout, on recherche une prétendue vérité, qui se veut sérieuse, morale, utile. Sartre se veut tel : insupportable de prétention et d’étroitesse bavarde. Ou bien alors, on s’incline devant la recherche : la première éprouvette de laboratoire venue, comme si la nouveauté de la recette était une nouveauté durable. Et l’on vomit le parti pris de la noblesse. On ne supporte pas qu’un écrivain promène sur le monde un regard de commisération hautaine. On quémande de la charité pleurnicharde, ou des pirouettes qui doivent passer pour des affres douloureuses. Honni soit qui dit : “Je possède, je domine, je maîtrise, parce qu’au fond de moi, je sens que tout m’échappe, et qu’il est dans ma nature de laisser tout s’échapper.

Montherlant a toujours été l’enjeu de son jeu : pas besoin des autres, et pas besoin de petits complices ! Il a toujours méprisé ceux qui s’offraient à partager son mépris. On vit seul, et on doit mourir seul, face à la foule muette qui vous lit, puisqu’on est bien obligé d’employer un langage qui est aussi le sien. “Mon cerveau me sort par les yeux à force de sincérité”, dit le héros de son roman. Le cerveau, oui mais il n’est pas nécessaire que ce soit le cœur, ou les tripes. Quel chaos décrit Montherlant ? Celui du personnage qu’il invente, et celui qui l’habite. Qu’y a- t-il de plus honorable, de plus émouvant ? Partir en guerre contre les idées qui “sont toujours sanglantes” ; connaître “le bonheur d’avoir détruit”, fut-ce l’image de soi-même : découvrir que la religion est “un trou au milieu de l’intelligence” ; conclure avec sérénité que tout est “indifférent et illusoire” : que faut-il à ces messieurs de plus déchiré et de plus intact à la fois ?

Dans ce chaos, il y a un ordre frémissant. Au milieu de cette nuit, il y a le glaive souple et pur d’un style qui la rend ensoleillée. Le bourreau porte une cape d’hermine ? C’est pour mieux dissimuler qu’il est en même temps la victime. Le capitaine à cheval donne-t-il un coup de pied au fantassin ? C’est qu’il se sait d’avance à genoux, parmi les pâquerettes. Il ne s’épargne pas : inutile que les foules s’apitoient. Que les autres demeurent libres ! Il n’est pas un marchand de molles tendresses. Dans la promiscuité littéraire de notre temps – il faut se déboutonner, ou courir à Sainte-Anne, ou devenir un Clément Ader en chambre – Montherlant est un seigneur. C’est de notre faute, si nous avons oublié que l’art est aussi un artifice, le plus coûteux de tous.”

Montherlant dessiné par André Delfau,
né en 1914, peintre, dessinateur et décorateur de théâtre