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Articles sur Montherlant (hors presse)

98. Montherlant en désordre, par Roger Nimier (1925-1962)

Introduction

 
 

Roger Nimier

Dans le numéro 177 du Bulletin de Paris du 28 février 1957, Roger Nimier (biographie Wikipedia) analyse les Carnets de Montherlant qui viennent de paraître en 1957.

Roger Nimier, né le 31 octobre 1925 à Paris et mort dans un accident de voiture le 28 septembre 1962 à La Celle-Sant-Cloud, est un écrivain français. Romancier, journaliste et scénariste, il est considéré comme le chef de file du mouvement littéraire dit des “Hussards”. Sur le chapitre politique, il cultive volontiers un certain anticonformisme de droite : Charles Maurras et l’Action française ont exercé sur lui une influence qu'il reconnaît. Il signe en 1960 le Manifeste des intellectuels français qui répond au Manifeste des 121 et soutient l’action de la France en Algérie.

Montherlant en désordre

“Nous avons connu les belles allées, le château fort et le jeu de paume. Nous avons vu le couvent, les hallebardes et même les banderilles accrochées dans la salle d’honneur. Voici tout le reste : le tas de sable, les pierres, jusqu’aux plans de l’architecte, déchirés en mille morceaux.

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“Deux sortes de gens, dit Montherlant, abusent du je : les vaniteux et les scrupuleux. Ceux-ci en reviennent toujours à parler d’eux, parce qu’ils sont le seul objet qu’ils soient sûrs de bien connaître. Qu’affirmer, sinon ce qui se passe en eux ? Tout le reste leur est matière à incertitude : l’objet leur fait peur. Et chacun de leur je est l’aveu modeste de leur honnêteté et de leur impuissance.

Il est vrai que chaque page de Montherlant était déjà un seigneur, entouré de laquais. Le laquais s’appelle préface, note, explication, avertissement. C’est comme un défilé de trompettes, de clercs, de bourgeois, avant le passage du carrosse.

En publiant ses Carnets, Montherlant fait tout le contraire. Une préface de cavalerie annonce un bourgeois tout simple. “Je tiens au jour le jour des carnets depuis l’enfance.” Nous n’aurons droit qu’à quinze années. Pourquoi ? Parce que la jeunesse est stupide, parce que la vieillesse est discrète. De ces quinze ans, manquent encore bien des choses : ce que les livres ont avalé, les citations trop longues, les sujets importants qui sont rangés dans des dossiers, ce que la chasse d’eau de nos cabinets a envoyé aux enfers en 1943 – et pour finir, l’auteur s’excuse si, par le fait de () manipulations, il se trouve qu’une ou quelques- unes de ces notes soient insérées à deux reprises dans le présent volume malgré le soin apporté et tutti-quanti.

Aux uns, tant d’humilité semblera louche. Aux autres, elle apportera une confirmation. Voici laquelle.

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Tout ennemi de Montherlant peut ouvrir sans crainte les Carnets. Il trouvera de quoi se moquer d’un auteur qui passe si naturellement des grandes citations aux petits détails – paraissant vivre entre Tolstoï (p.180) et ses doigts de pied (p.179).

Il serait donc sage de penser qu’un piège nous attend.

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Quand Montherlant naquit, toutes sortes de fées l’entourèrent : critiques, académiciens, peut-être même des maréchaux. Toute indépendance et tout respect, toute avidité et tout orgueil. Il était un bon sujet. Bon sujet pour les historiens de la littérature d’abord. On pouvait dire l’adolescence et la croix, la guerre, le sport, les Grecs. Plus tard, l’exil, l’Espagne ou l’Afrique ; puis les dames ridicules, et le catholicisme encore, etc. Il se trouve pourtant qu’entre ces grands sujets, Montherlant s’est beaucoup absenté et qu’au milieu du succès, de la publicité, il s’est soigneusement caché.

Le désespoir, la timidité, l’ennui, se sont manifestés à leur façon. Dans Les Voyageurs traqués, tout va au cœur, la tristesse mange le discours. Les sentiments de cette famille, récemment, ont connu grande fortune, accrochés aux évènements et affligés d’un sobriquet, le mot “absurde”. Beaucoup plus simplement, Montherlant jugeait l’homme seul et de trente ans sans jeunesse, sans maturité, insatisfait, misérable.

Plus tard, on songe aux textes excellents de Mors et Vita ou à la symphonie gaillarde des Jeunes filles, mais on risque d’oublier au passage Les Célibataires, apologie moqueuse de la crainte, de la douceur, du repliement. C’est aussi pourquoi, après dix pièces de théâtre qui furent des victoires, Montherlant publie ses Carnets.

Ailleurs, il rappelle le comte de Guiche retirant brusquement son chapeau qui lui servait d’écran, alors qu’une dame, en public, s’intéressait à lui. Montherlant, c’est le comte de Guiche, la dame, la gloire qui sait si bien pressurer la vanité des hommes. Le chapeau retiré, ce sont les Carnets.

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A quoi on ajoutera que la devise de Montherlant, au temps de ses grands essais, était : Aedificabo et destruam.

Ce même temps, il accumulait sur des petits carnets mille réflexions qui nous font dire à sa place : Scripsi et fornicavi.

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Ayant essayé de donner une idée de l’aspect du tas de sable et des gravats, on peut en venir aux détails. Précisément, Montherlant montre à tout instant que si les grandes pensées l’enflamment, les détails le frappent au cœur. La littérature d’anecdotes, imposée par Stendhal, cinquante ans après sa mort, triomphe chez Malraux, et chez Jouhandeau, et chez Morand. Et chez Montherlant.

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Les citations sont intéressantes. C’est l’homme qui fait des découpages, sa silhouette fabriquée à l’aide d’une grande feuille contenant les écrits du passé.

De même complexion, de la même taille, d’un appétit égal et pour la nourriture, et pour la dignité, Montherlant conçoit, mieux que personne, Louis XIV (si incompréhensible pour les Français). Citation :

“Pendant la guerre de la Succession à plusieurs époques, la désertion décime nos armées : plusieurs fois la peine de mort est proposée dans le conseil du roi. Le maréchal de Nangis insistant auprès du roi pour l’obtenir, le roi s’écrie : “Eh ! Nangis, ce sont des hommes”.”

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Ni démagogie, ni tendresse, ni fatigue, ni bonté, c’est autre chose qui tient aux devoirs de l’intelligence, même contre soi. C’est ce que Montherlant qui sera notre plus grand historien dès qu’il le voudra, comprend admirablement.

Cependant, s’il traite de l’Empire, je l’empêcherai de dire comme il le fait :

“Brève et dure étiquette de Napoléon sur Saint-Cyr : Saint-Cyr, général très prudent.”

C’est oublier que Napoléon croyait qu’il n’aurait jamais besoin de maréchaux capables et préférait les officiers énergiques, jouisseurs, rougeauds, dorés sur tranche – bien saignants, si l’on veut. C’est pourquoi Murat ou Ney – si publics, si farouches, si braves devant le canon, si faibles devant le papier – étaient ses hommes et restent célèbres auprès des petits garçons de nos écoles, qui ne sont guère que des fantassins. Masséna – un général pour Roger Vailland – le prudent Gouvion Saint-Cyr, furent des militaires d’une autre espèce. Ce dernier sachant dire non. Napoléon ne l’aimait pas. Il fut très utile en Russie, comme on peut l’être dans les heures difficiles où il faut être sage, les heures où la mort ne rapporte rien.

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Les Carnets sont faits pour montrer l’homme dans le milieu de sa vie et, de toutes façons : mangeur, lecteur, patriote, solitaire, fornicateur, académique, nullement académicien, susceptible, timide.

Ce ne sont pas des mémoires : dans des mémoires, on plaide. Ce n’est pas un journal, car dans les journaux intimes on joue du violon ou de l’orgue. Cela se rapprocherait plutôt du dernier livre d’André Gide, Ainsi soit-il, qui peut se définir ainsi : “le Journal dénoncé” ou “Ce qu’on vous a caché”.

Le “journal” de Montherlant est tout tracé, à travers ses œuvres : 1920, collégien (La Relève du matin) ; 1922, soldat (Le Songe) ; 1924, sportif (Les Olympiques) ; 1926, torero et peut-être païen (Les Bestiaires) ; 1927, 1929 désespéré (Les Voyageurs traqués) ; 1932, Français malgré tout (Mors et Vita) ; 1934, célibataire, breton (Les Célibataires) ; 1938, 1941, décidément païen (L’Equinoxe de septembre, Le Solstice de juin) ; 1942, car il est espagnol (La Reine morte) ; 1946, homme de la Renaissance (Malatesta) ; 1951, comme nous avons été enfants avant que d’être hommes (La Ville dont le prince et un enfant) ; 1954, janséniste (Port-Royal) ; 1956, nous sommes cinq mille à descendre de Saint Louis (Brocéliande).

Or, tous ces thèmes, admirablement orchestrés, ne font pas tant penser au syncrétisme ou à l’alternance qu’à la persistance.

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A cheval sur les pages 273-274, cette excellente remarque :

“Quand je lis Gœthe : “Une grande personnalité se trouvera un jour inévitablement face à face avec les sciences”, je m’amuse beaucoup à voir Gide ne pouvoir se promener, au Tchad ou ailleurs, sans un herbier en bandoulière qu’il nous ouvre à tout propos (…). Allons, allons, mes chers confrères inutile d’en remettre, car tout le monde le sait depuis longtemps : l’un aussi bien que l’autre, vous êtes Gœthe. L’un aussi bien que l’autre, votre vieillesse est gœthéenne.”

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Ces déguisements, n’est-il pas vrai que Montherlant n’en paraît pas loin quand il relate (p.294) sa vie de danger, à Paris, la crainte du commissaire ou du règlement de compte ?

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A tout instant des réflexions comme :

“C’est toujours durant le bouche à bouche que votre estomac délicatement gargouille, ou que vous avez envie de renifler.” (p. 296)

La Rochefoucauld n’écrivait rien de pareil. Mais il n’a jamais dit non plus, comme on voit deux lignes plus loin :

“Ce soir où j’étais si triste, alors l’orage, la pluie nocturne d’août, et l’espérance qui renaît. Car je connais ma destinée.”

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Pourquoi Montherlant fut-il partisan des rouges en Espagne ? Ce sera un sujet de thèse intéressant. Par amour de l’Espagne, ce serait possible et cela voudrait dire beaucoup. Ou bien, parce que ceux qu’il estimait (Bernanos, Malraux) marchaient de cette façon ? Parce que la droite française lui déplaisait en insistant sur les déterreurs de nonnes ? Parce qu’il fallait bien être intellectuel pour une fois en courant droit au vaincu (position de tout repos) ?

On pose cette question pour une seule raison : c’est que l’Espagne est depuis vingt ans la bonne conscience des Français.

Ces sottises ne comptant pas dans l’affaire, on peut examiner la guerre d’Espagne d’une autre façon. Elle a beaucoup intéressé les romanciers de ce pays, en leur fournissant une étape pour leur héros : après le bachot, Téruel. Elle a préfiguré les évènements que nous savons : où les braves gens lisaient Autant en emporte le vent, en pressentant que la pomme de terre manquerait, les intellectuels trouvaient leur Scarlett O’Hara dans la Passionaria. Celui qui devinait mieux encore et qui s’appelait Georges Bernanos voyait venir l’année 1944 à travers l’épuration des îles Baléares par les franquistes.

Cette guerre amusait donc les militaires d’Allemagne ou de Russie qui essayaient leur matériel et les intellectuels de France qui contemplaient leurs idées. Le cœur ne manquait pas ni aux uns ni aux autres. Ce n’est pas le plus gai.

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A celui qui admirait Montherlant et s’indigne aujourd’hui en lisant les Carnets, nous dirons ceci : “C’est là précisément où il n’agite aucune intention, c’est là où il montre sa naïveté, que Montherlant mérite non de l’admiration, mais notre intérêt.”

Et dans cet animal bizarre, préhistorique (c’est-à-dire avant la récente guerre), imparfait, si l’on veut trouver un morceau excellent, on ouvrira le livre à la page 206. On y trouvera les auteurs que leur siècle poursuivit de sa haine, d’Epictète à Dostoïevsky, avec cette remarque : “Quelle compagnie secourable !”

Et puis :

“Il n’est pas sans profit que la nécessité vous jette brutalement dans toutes sortes d’états que, par incuriosité, paresse ou crainte, vous n’auriez pas été chercher de votre propre mouvement. Oui, j’aime ce qui m’arrive. Il y a un homme en moi qui adhère à la nécessité et qui l’aime : peut-être parce que j’ai toujours rusé avec elle et lui ai presque toujours échappé : elle m’est donc chose nouvelle.”

L’homme qui n’a pas subi la nécessité, c’est celui qui ne peut supporter l’ennui, qui fait la chasse au plaisir pour donner un goût à chaque journée.

Scolie (p. 210) :

“Certaines gens ne peuvent pas supporter l’ennui que dégagent pour eux certaines autres gens (…) et je dirai presque qu’à l’occasion, ils sacrifieraient leur vie, préférant la mort au commerce de celui qui pourrait les en sauver, mais qui les ennuie trop.”

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Sources de l’article de Roger Nimier

  • Carnets de Montherlant. Années 1930 à 1944, coll. “Blanche”, Gallimard, Paris 1957, 396 p
  • ou dans Essais de Montherlant, Pléiade, Gallimard, (où figurent ces Carnets).

Commentaires

Dans le très complet Montherlant critique de Jean-François Domenget publié chez Droz en 2003, on trouvera plusieurs références à Nimier-Montherlant, et notamment :

“Les Hussards ont admiré Montherlant. Roger Nimier a perçu, sous le masque du professeur d’énergie, “un autre Montherlant : bourgeois, facétieux, ou bien dans La Rose de sable, sensible à la beauté des choses, amoureux des êtres, et plus simple qu’on ne croit” (…) Les jeunes Hussards ouvrent à Montherlant les colonnes des journaux et revues où ils ont de l’influence. Lui ne se lie pas avec eux. Il se borne à faire paraître, dans Opéra, dans La Parisienne, ou dans Arts, des articles, des interviews et son roman l’Histoire d’amour de la Rose de sable.”

Domenget signale aussi de Michel Golsan : Montherlant et les Hussards : d’une génération l’autre, in Marc Dambre, Les Hussards : une génération littéraire, Presse de la Sorbonne nouvelle, 2000, p. 265-277.

En 1951, selon Domenget, Roger Nimier rencontre Montherlant et assiste pour la première fois à une représentation de La Reine morte (On ne se lasse pas de tuer les femmes, de Roger Nimier, Opéra, 16 mai 1951). Dans Carrefour, du 15 octobre 1952, Nimier encourage les lecteurs à découvrir dans le Fichier parisien (de Montherlant) un Montherlant inattendu, naïf, presque fou par plusieurs aspects de son existence et tout à fait baroque, (in Montherlant se promène, par Roger Nimier.)

Il faut lire aussi d’autres articles de Nimier sur Montherlant, notamment dans le Bulletin de Paris sur La Rose de sable, en février 1954, et dans Journées de Lecture, tome second, (pages 185 à 200), Paris Gallimard 1995.