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Articles sur Montherlant (hors presse)

90. Le Temps comme il passe par Henry de Montherlant : en marge du “Temps dépassé” livre posthume du philosophe Amédée Ponceau (1884-1948)

Il s’agit ici d’un texte peu connu de Montherlant jamais publié dans ses Essais (Pléiade) mais qui a paru le 1er novembre 1953 dans le n°11 de la nouvelle Nouvelle Revue Française, pages 935 à 938.

 
 

Henry de Montherlant.

“Ce sont les souffrances intimes de l’artiste qui donnent les œuvres immortelles”, écrit Amédée Ponceau, dans son beau livre posthume Le Temps dépassé. On allait protester, une fois de plus, contre ce dolorisme exclusif – comme s’il y avait une primauté de la souffrance sur le bonheur, ou seulement sur la sérénité  ! – quand, heureusement, quelques lignes plus loin, l’auteur se ravise : “Il ne faut pas que l’œuvre d’art soit une simple révélation des arrière-plans douloureux de l’être intime. Il faut que l’œuvre constitue un langage auquel d’autres âmes puissent adhérer.” Mais il faut aussi que l’œuvre adhère à toutes les formes possibles de la vie. Flaubert voulait que la “monstruosité” de l’artiste fût de ne pas participer à la vie.

La monstruosité de l’artiste me paraît tenir à ce que toutes les formes de la vie, les plus disparates, les plus opposées, soit qu’il les vive, soit qu’il les observe, sont également bonnes pour son art, c’est-à-dire pour lui. Il dit avec le stoïque : “Prends-moi, jette-moi où tu veux. Partout je retrouverai mon génie secourable.” Et cela peut le mener très loin.

L’artiste, du moins le créateur de fictions, par nécessité professionnelle, se met à la place des autres, de tous les autres. Il est tous les autres. De là une sorte de paralysie pour la vie sociale, car la vie sociale demande qu’on s’oppose, et on ne s’oppose plus lorsqu’on comprend trop bien. Ce n’est pas tout, et, il nous faut, d’évidence, faire sa part à Amédée Ponceau. Un homme ordinaire redoute la maladie, les blessures sentimentales, les traverses, les défaites. L’artiste, lui, est anesthésié à leur endroit, quand il ne se réjouit pas d’elles carrément : elles étendent son registre ; il les transmue en art comme le chrétien les transmue en offrande ; elles l’amusent. Je l’ai écrit : une souffrance, à certains moments, serait payée par un romancier chèque sur table. Il n’est pas jusqu’à sa mort qui ne lui soit un objet de curiosité. Et ce n’est pas encore tout. Un homme ordinaire éprouve en soi une certaine résistance au mal. L’artiste, lui, l’éprouve moins forte ; il sait ce que l’expérience du mal pourra apporter à son œuvre ; il croit que, s’il tue, il pourra écrire Crime et Châtiment. Qui ne voit la situation étonnante où se trouve ainsi l’artiste dans la société  ? Voilà un homme qui ne peut pas souffrir, ou qui ne peut souffrir que d’une façon bizarre, inhumaine, où tout en souffrant il est ravi de souffrir. Et voilà un homme qui ne peut détester le mal ni chez les autres, ni en soi : il sympathise avec lui par les raisons de l’art, c’est-à-dire par un idéalisme. Il n’est pas exagéré de dire qu’un tel individu, dont l’échelle des valeurs diffère si fort de celle qui a cours, est vraiment à part de la condition humaine, et qu’il y a en lui sinon quelque chose de démoniaque – n’abusons pas de ce mot, qui porte à sourire – du moins quelque chose d’anormal et d’essentiellement anormal. Et voici le petit discours qu’un jour j’ai mis dans la bouche de l’artiste :

“Vous croyez que je suis venu pour jouer avec vous, et je suis venu pour brouiller le jeu. Vous croyez que je triche parce que vous croyez que je joue avec vous, et vous ne voyez pas que je ne joue pas avec vous. Que vous pensiez me tenir, et que c’est moi qui vous saute sur le dos, je ne l’ai pas fait exprès. Eternellement, je vous échappe, et je ne le fais pas exprès. Vous ne me cherchez ni où je suis, ni quand j’y suis, ni où je vais. Je gagne à tous les coups, et si je perds c’est pour varier un peu. Comme la flamme folle d’elle-même, je rampe puis je m’élève puis je rentre dans ma cendre, d’où je m’envolerai de nouveau à volonté. Je meurs, sachant que je ressusciterai. Et pourtant en mourant je saigne ; mais vous ne voyez pas le sang ; et quand je ne saignerais pas vous le voyiez.” (…)

Doué au plus haut point du sens du désordre universel, sensible au plus haut point à cette prodigieuse salade qu’est la vie, toujours insaisissable, toujours justifié, toujours impuni, l’artiste se sent le maître du monde, ne serait-ce que parce qu’il lui échappe, son enfant terrible et chéri ; il sait bien que – si on ne lui ferme pas la bouche, - c’est toujours lui qui aura le dernier mot. Un jour, à la guerre, nous croisâmes un cadavre de cheval, et soudain des corbeaux, qui étaient cachés dans les profondeurs de la charogne, en jaillirent et piquèrent vers le ciel. Pour l’artiste, de cette royale pourriture qu’est la vie s’élèvent toujours non des corbeaux mais des oiseaux du paradis. On dirait que la nature, pour compenser ce qu’il y a de terrible dans la destinée faite à l’artiste, de devoir passer un tiers, oui, un tiers de sa courte existence enfoui dans la mine obscure du travail, retranché de l’ampleur et de la chaleur de la vie, lui a donné, lorsqu’il remonte à la lumière, de pouvoir posséder cette vie d’une possession plus qu’humaine.

Nous voici loin de la parole d’Amédée Ponceau, que “le jeu (artistique) peut nous apparaître non pas comme l’oubli de la vie véritable, mais bien plutôt comme le pressentiment de la vie véritable”. Nous voici loin du pressentiment, avec cette possession plus qu’humaine.

Note

Amédée Ponceau est un philosophe français (Saint-Amand-Montrond, 1884 - Paris, 1948) qui développa une philosophie de l'existence. Proche de Sartre auquel il emprunte, il forge le concept d'action constituante : l'individu se fait par le biais du dépassement de soi dans l'action. Son premier livre, Initiation philosophique (1944), le pousse à poursuivre sa réflexion dans différents domaines de la pensée comme la politique et la littérature. Il meurt à son bureau en achevant ces lignes :

"Le sommeil, la réflexion, la mort nous surprennent dans les positions les plus diverses - positions dans lesquelles il faut rester au moment où l'on est surpris. Être surpris par la mort comme on est surpris par la réflexion. Peut-être celui qui meurt est-il celui qui renonce à échapper à une certaine position bienheureuse dont l'occasion - en apparence tragique ou malencontreuse - lui est fournie. Vient un jour où l'on ne laisse pas échapper l'occasion de mourir - comme on ne laisse pas échapper, une fois par hasard, l'occasion de réfléchir."
(Wikipedia)

Œuvres d’Amédée Ponceau

  • Initiation philosophique, Paris, Marcel Rivière, 1944 (2 tomes)
  • Timoléon, réflexions sur la tyrannie, Paris, Myrte, 1950
  • Paysages et destins balzaciens. Daubin 1950, éditions Jupiter 1959, Beauchesne 1974
  • Musique et angoisse, Paris, La Colombe, 1951
  • Le temps dépassé : l'art et l'histoire, Paris, Marcel Rivière, 1973