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Articles sur Montherlant (hors presse)

65. Un ami de Montherlant, Léo Crozet (1885-1969), bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale

 
 

Montherlant.

Quand on lit à la page 657 des Essais de Montherlant, dans la Pléiade, cette phrase “Un de mes amis, M. Léo Crozet, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale” extraite du texte Un sens perdu publié dans le journal Le Jour en 1933, article repris dans le livre de Montherlant Service inutile, on peut se poser la question : Qui est Léo Crozet  ?

Léo Crozet écrit pour le compte de l’ABF (Association des bibliothécaires français) en 1932 un Manuel pratique du bibliothécaire qui sera réédité en 1937. Cet ouvrage tente d’actualiser les méthodes d’un métier encore trop intellectualisé et de les mettre en conformité avec l’apparition des nouvelles techniques, malgré des résistances et des réflexes hérités des pratiques du XIXe siècle.

De la thèse écrite par Guillaume Lebailly en 2008 sur Le Manuel pratique de Léo Crozet, on lit dans l’introduction :

“Léo-Ange-Hector-Crozet est un personnage à la fois représentatif de son époque et atypique pour ce qui est de son parcours personnel. Né le 28 février 1885 à Châtenay (Isère), il est le fils du capitaine Hector Crozet, un militaire respecté qui a notamment œuvré comme professeur d’art militaire à l’école de guerre de Yamaguchi au Japon. L’ironie de l’histoire voudra que ce fils d’officier soit lui-même déclaré inapte au service et réformé de guerre en 1914-1918.

Crozet est licencié ès sciences (géographie, physique, histologie), possède le diplôme d’aptitude au métier de bibliothécaire ainsi que celui de laborantin à la Faculté des Sciences. Il connaît le latin, le grec et l’allemand. Au cours de ses études scientifiques dans le Quartier Latin à Paris, il s’engage politiquement dans un groupuscule de tendance anarchiste, dont il fondera et dirigera l’hebdomadaire pendant quelques années. Il s’agit de Soyons Libres  ! organe hebdomadaire de la jeunesse.

Il y rencontre Georges Bernanos et Alphonse de Châteaubriand, et rejoint peu à peu l’extrême droite de l’Action Française, de Barrès et de Montherlant, avec lesquels il restera longtemps en contact. Parallèlement à ces positions politiques, il devient bibliothécaire puis conservateur au Havre, où il est apprécié pour son attention aux publics et pour sa volonté de moderniser un milieu qui s’enlise : les préfaciers de son Manuel pratique écriront en 1932 que Crozet a su vivifier une des plus grandes municipales de France. Il entre le premier janvier 1927 à la Bibliothèque nationale, en qualité de “stagiaire”, après un court passage à Versailles. Très impliqué dans les rassemblements professionnels de bibliothécaires, il devient membre actif de l’Association des bibliothécaires français (ABF) et co-fonde la revue Archives et Bibliothèques, où il publie de nombreux articles et chroniques montrant son intérêt pour les questions du libre accès, des nouvelles techniques photographiques, du confort à apporter aux usagers. Léo Crozet est également intéressé par l’observation de ce qui est réalisé à l’étranger en matière de bibliothéconomie et voue très vite une admiration aussi explicite que critiquée au système mis en place par le nouveau modèle soviétique, ce qui lui vaudra rétrospectivement d’être soupçonné d’espionnage bolchevik par les services secrets américains. C’est au cours de cette période qu’il rédige pour le compte de l’ABF les deux éditions du Manuel pratique du bibliothécaire, en 1932 et 1937, qui seront aussitôt traduites en polonais. Conforté par le succès de cet ouvrage, il acquiert davantage de responsabilités professionnelles à la Bibliothèque nationale, où il travaille successivement au Cabinet des médailles et antiques, aux acquisitions du département des Imprimés, et aux relations avec les bibliothèques européennes. Cette importance croissante de Léo Crozet au sein de l’équipe dirigeante de la Nationale est facilitée par son antisémitisme virulent et ses liens étroits avec les forces d’occupation nazies, qui l’autorisent à de fréquents déplacements hors de France. Cette période troublée de la Seconde Guerre Mondiale fera ressurgir ses penchants et ses activités à la fois potentiellement pro-soviétiques et collaborationnistes : Léo Crozet subit de plein fouet les purges administratives de 1944.

 

Montherlant dans les années 60.
(Paris Match).

 

Conservateur-adjoint 3è classe depuis le 28 mai 1941, Crozet voit cette nomination annulée le 28 septembre 1944 : il est d’abord suspendu, le 28 septembre 1944, puis réintégré dans son ancien emploi de bibliothécaire et reclassé en 2è classe le 31 janvier 1945, avant d’être révoqué avec pension le 1er mars 1945, et mis à la retraite d’office à partir de cette date. Dès lors, il continuera de siéger dans diverses sociétés savantes (l’Académie de Versailles, notamment) et se tournera vers des revues généralistes pour publier des articles d’histoire des religions, un sujet sur lequel il avait déjà écrit dès janvier 1929 dans la revue Mercure de France. Après deux décennies de vaines tentatives de recours auprès du tribunal administratif pour recevoir une pension malgré sa révocation, Léo Crozet meurt à Versailles le 17 février 1969, dans une grande solitude, censuré par le milieu professionnel qui avait été le sien et qui entourera désormais son Manuel pratique d’un silence gêné.

C’est à ce personnage étrange, humainement détestable et opportuniste, qualifié d’ami par Montherlant et amoureux de Barrès autant que de l’empire soviétique, que l’ABF confie au début des années 1930 la rédaction d’un Manuel pratique à l’usage des bibliothécaires.

Le dossier personnel aux archives de la BnF (dossier n° 3908) précise que Crozet percevait une pension pour une invalidité de 10%. De fait ce célibataire érudit et apparemment effacé (“très serviable, peut-être trop” écrit le conservateur Charles Bourel de la Roncière dans son dossier de personnel) est connu pour sa santé fragile qui lui vaudra certaines critiques à peine voilées de ses supérieurs sur son inefficacité chronique. Dès 1929, son chef de service le décrit comme “érudit, disert, complaisant, plein de bonne volonté mais d’une santé délicate qui rend difficile une longue assiduité au travail” (dossier 3908). Dans ce même document, son chef Charles Bourel de la Roncière avait déjà un jugement assez tranché : “Malheureusement lent dans la rédaction des fiches. Trop serviable parfois pour le public. Au reste instruit”. Une note signalera également son humeur irrégulière mais la majorité des témoignages le disent courtois et bon connaisseur des théories bibliothéconomiques. L’aura de son Manuel lui fera régulièrement jouer le rôle de consultant technique, lorsque la Bibliothèque nationale mettra en place de nouveaux services, en particulier pendant l’Occupation. Il admirait avec passion Barrès qui avait enchanté sa jeunesse.”

Notes

  • On comprend l’intérêt de Montherlant pour ce Léo Crozet bibliothécaire tourmenté, fragile, au destin qui finira en catastrophe après avoir été durant l’Occupation un des cadres importants de la Bibliothèque Nationale. Dans son dernier roman publié en 1971, (deux ans après la mort de Crozet et un an avant le suicide de Montherlant), Un Assassin est mon maître, Montherlant décrira le calvaire d’un bibliothécaire en place à Alger, Edouard Exupère, soumis à un chef tyrannique (Saint-Justin) et perdant peu à peu sa santé et son équilibre nerveux sous les effets du stress professionnel, du climat délétère pour lui d’Alger et d’une angoisse grandissante qui le détruira. Léo Crozet fut-il le noyau dur à partir duquel Montherlant écrira son dernier chef d’œuvre  ? On peut le penser.
  • Monsieur Guillaume Lebailly, auteur de cette thèse sur Léo Crozet, laisse entendre que Montherlant était membre de l’Action Française. Il n’en fut rien : au contraire, Montherlant écrira : “Je n’ai que des ennemis à l’Action Française”.

Extrait de Pierre Sipriot, Montherlant sans masque, tome 2, page 451, Robert Laffont :

Léo Crozet a découvert Montherlant en 1920, à l’occasion de La Relève du matin. De ce jour, écrit-il à Montherlant : “j’eus l’impression d’avoir découvert le seul esprit contemporain qui, sur toutes les questions essentielles, exprimaient mes sentiments avec une richesse, une force, un art qui m’y laissait découvrir ce que je ne sentais pas réellement.”
Léo Crozet avait été un des fondateurs (avec Guy de Pourtalès et François Legrix) de la Société littéraire de France qui publiait en belles éditions de jeunes écrivains.”

“De 1920 à 1960, Montherlant a rencontré et consulté Léo Crozet chaque fois qu’il devait prendre une décision importante. Ils se retrouvent dans un restaurant ou un café près de la Bibliothèque nationale, rue Vivienne.
Léo Crozet, atteint de dépression nerveuse, s’est laissé interner pendant l’été et l’automne 1963 sur avis de deux amis. “Ces cinq mois d’hôpital, écrit Léo Crozet à Montherlant, m’ont appris bien des choses. Je vous ai dit l’histoire de certains malades et d’un monde que je ne connaissais pas, mais il y avait aussi de simples brutes, vraiment proches de l’animal. Et pour les médecins, je crois être tombé sur les plus dénués de scrupules. J’ai dû les intimider en faisant intervenir le Procureur de la République pour qu’ils soignent ma maladie qu’ils ne voulaient pas reconnaître parce qu’elle est due à un chirurgien maladroit. J’ai obtenu le traitement parce que le Parquet nomma un expert qui me donna raison (…) Par contre, les gens sérieux sur qui je comptais et qui m’avaient promis spontanément leur aide, à qui j’avais confié mes clefs et mes chèques signés en blanc, car ils voulaient m’éviter tout tracas, avaient disparu au moment critique, en juillet, et j’appris qu’ils faisaient campagne pour mon internement. Ils n’étaient que deux mais cela suffisait. N’étaient-ils pas mes délégués  ? (…) Vous m’aviez donné un bon conseil que mes rhumatismes m’ont empêché de suivre : écrire un mémoire sur mon séjour à l’hôpital. Son intérêt sera dans les médicaments que l’on me donna, et qui étaient tous des poisons. Certains à une dose supérieure à cinquante fois la dose maximum  !” (Léo Crozet, lettre à Montherlant, 6 octobre 1963).

Pour les Bibliothèques Françaises (article d’Henry de Montherlant paru dans l’Echo de Paris du 29 juillet 1935)

“C’est une idée excellente que celle de faire décerner par le Comité français du prix Femina-Vie Heureuse un prix à un roman anglais tandis que le Comité anglais du prix Heinemann couronne un roman français. Il est très important de rapprocher dans tous les domaines ces deux grandes nations voisines et si différentes.

Et précisément, l’autre jour, tandis que je préparais les paroles que je prononcerais à Londres – le Comité anglais m’ayant fait l’honneur de distinguer Les Célibataires – et me désolais de ne savoir où trouver à Paris quelques-uns des livres anglais qui enchantèrent mon enfance et ma première adolescence, un curieux document me tombait sous les yeux, qui répondait à la fois à mon souci personnel et à cette préoccupation d’une liaison intellectuelle par-dessus les frontières.

C’était, vieille d’un siècle, une lettre de Palmerston, alors ministre des affaires étrangères. Il y dit que le roi Louis-Philippe serait disposé à faire remettre au British Museum un exemplaire de chaque ouvrage publié en France, à la condition de recevoir en échange, pour les Bibliothèques de Paris, tous les livres publiés en Angleterre. Et le commentateur d’ajouter : Ce document semble établir que, contrairement à l’opinion répandue, ce furent parfois les chefs d’Etat qui rêvèrent d’établir entre les peuples des liens auxquels les forces obscures des nations se refusèrent.

J’ai lu cette lettre dans une revue dont le premier numéro vient de paraître, Archives et Bibliothèques. Ce n’est pas sans angoisse que, ces dernières années, nous avons vu finir l’une après l’autre tant de revues françaises spécialisées dans les choses intellectuelles : c’était un peu de la substance la plus précieuse de la France qui se rétrécissait à chaque fois. Aussi, quand on voit paraître en juin 1935, une revue consacrée uniquement aux besoins de l’esprit, on est presque attendri de cette vaillance et de cette vitalité. C’est un petit voilier qui part dans la tempête. De quel cœur nous le soutenons de nos vœux  !

Un de mes amis me disait : “Chaque fois que je vais travailler à … (ici le nom d’une grande bibliothèque de Paris), je prends avant de partir une pilule de bromure, car je sais à quelle épreuve mes nerfs seront soumis.” Sans aller si loin, reconnaissons que les services qu’ on demande à nos bibliothèques, leur sont demandés presque toujours en vain. Tous les hommes de lettres et de science ont ressenti la disproportion, qui s’accroît, entre le rôle que pourraient avoir nos bibliothèques et celui qu’elles ont en effet. On peut le constater en entrant dans nos grandes bibliothèques parisiennes. Combien rares sont les véritables écrivains, les véritables hommes de science qu’on y rencontre  ! La majorité des lecteurs y prépare quelque travail universitaire ou y compile à tour de bras en vue d’un article de vulgarisation. Sans oublier celui qui y résout un problème de mots croisés. Celui-là trouvera peut-être ce qu’il cherchait. Mais ceux qui se sont attachés à un grand problème, quel secours ont-ils obtenu  ? Pour mon compte, je n’ai jamais fait qu’y grappiller au petit bonheur, sous l’œil sévère des employés et des bibliothécaires, que je n’aborde que dans les sentiments du candidat bachelier quand il approche des examinateurs, sentiment très peu compatible avec la dignité et la sérénité qu’on recommande aux travailleurs de l’esprit…

Chacun de nous, sur cette insuffisance a des documents très convaincants. Mais il en est de publics. C’est un universitaire danois qui mentionne dans la préface d’un traité de philologie, qu’il dut abréger un séjour à Paris en raison du médiocre accueil qu’il reçut dans une bibliothèque. C’est une brochure, publiée à Moscou par la veuve de Lénine, qui rapporte combien Lénine souffrit de la pauvreté des bibliothèques parisiennes et de leur “pitoyable administration”. Et l’on songe au grand homme de demain cherchant dans les bibliothèques une vue exacte du monde et les directives de son action. Si la documentation – idées ou faits, théories ou statistiques – qu’il y trouve est périmée ou incomplète, de quelles souffrances sera payée la mise au point d’un système édifié sur des bases incertaines  ?

Que dire des bibliothèques provinciales  ? Archives et Bibliothèques nous révèle sur elles des choses affligeantes. A une époque où la production mondiale s’accroît d’une telle impétuosité, la plupart des bibliothèques , avec leur budget d’avant-guerre, végètent et déclinent. Elles sont les nobles et silencieuses sacrifiées auxquelles on dispute les crédits indispensables.

C’est un inspecteur général en bibliothèques, M. Pol Neveux, qui résumait ainsi, en 1929, l’état dans lequel, après des années d’effort, de luttes contre l’indifférence générale, il voyait nos bibliothèques.

M. Charles Schmidt, inspecteur général des archives et des bibliothèques, dans l’article liminaire du premier numéro d’Archives et Bibliothèques, écrit : “L’Etat n’a pas fait pour les bibliothèques ce qu’il a réalisé pour l’école.”

Et, voici quelques vœux que je trouve exprimés dans les différents articles de la revue. Aucun groupe scolaire sans des salles de bibliothèque pour les adultes et pour les enfants. Rapprochement des archivistes et des bibliothécaires et rapprochement de ceux-ci et ceux-là avec les universitaires. Universitaires consentant à s’occuper activement des bibliothèques dites populaires, comme cela se fait en Suisse. Fondation, à côté des bibliothèques de conservation, véritables musées du livre, de bibliothèques de travail (on sait qu’un livre feuilleté se détruit en quelques années). Utilisation, pour constituer les catalogues

des méthodes photographiques à la fois fidèles et rapides. (Une bibliothèque de province ayant reçu, il y a vingt ans, un don de vingt-cinq mille volumes, n’a pu encore les cataloguer, c’est-à-dire les mettre à la disposition du public).

A ce propos, l’un des directeurs de la revue met en lumière comment le rôle d’animateurs intellectuels qu’avaient autrefois les bibliothécaires s’effaçant peu à peu devant les préoccupations administratives et la rédaction des catalogues, la carrière a perdu de son intérêt et de son prestige, au point que son recrutement en soit rendu assez difficile. L’auteur du Songe, jeune homme, s’occupa pendant deux années, le jeudi et le dimanche, de la bibliothèque d’un des plus grands patronages catholiques de Paris. Il dirigea, ou s’efforça de diriger, les lectures d’un groupe important de garçons de douze à vingt ans.. Et c’est en se souvenant de cela qu’il se permet de souhaiter qu’ Archives et Bibliothèques ne cesse d’attirer l’attention sur le rôle moral du bibliothécaire, surtout dans les bibliothèques populaires et les bibliothèques de province, en un temps où presque tout ce qu’on imprime n’a pour effet que de troubler l’esprit et de démoraliser la conscience.

Henry de Montherlant

Henry de Montherlant et les Bibliothèques (par Léo Crozet, in Archives et Bibliothèques, n°2, 1935)

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Les Débuts de Montherlant (par Léo Crozet, in Les Nouvelles Littéraires, n°1732 du 10 novembre 1960)

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Sources

  • École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques
  • Pierre Duroisin, Aux origines du dernier roman de Henry de Montherlant : Alger dans Un Assassin est mon maître, in Les Lettres romanes, 2007, Université de Louvain, tome LXI- n°3-4
  • Henry de Montherlant, Un Assassin est mon maître, Gallimard, Paris, 1971
  • Pierre Sipriot, Montherlant sans masque, tome 2, page 451, Robert Laffont
  • Montherlant, Pour les Bibliothèques françaises, in L’Echo de Paris, 29 juillet 1935
  • Léo Crozet, Henry de Montherlant et les Bibliothèques, in Archives et Bibliothèques, Paris, 1935