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Articles sur Montherlant (hors presse)

60. La demeure de Montherlant, par Marguerite Lauze

 
 

Marguerite Lauze, vers 1926.

Cet article est extrait du numéro de Plaisir de France, tome XVI, de Décembre 1949.

Marguerite, Etiennette, Augustine Lauze (1892-1973) fut une des amies les plus fidèles de Montherlant et ce durant des dizaines d’années. Elle fut avec son fils Jean-Claude Barat, désignée par Montherlant comme uniques héritiers par un billet signé le jour de son suicide le 21 septembre 1972.

Il existe déjà un testament de Montherlant daté du 18 juillet 1951 confirmé le 17 juin 1959 dans lequel il est écrit :

“Je soussigné, Henry-Marie-Joseph-Frédéric Millon de Montherlant, 25 Quai Voltaire à Paris, exhérède tous mes parents au degré successible. J’institue comme légataire universelle Madame Marguerite, Etiennette, Augustine Lauze, 64 rue de Verneuil, Paris, ou à son défaut, son fils M. Jean-Claude Barat, 36 rue du Bac, Paris. Je révoque expressément tout écrit de moi qui pourrait être interprété comme une disposition testamentaire, à l’exception des présentes et des traités pour des œuvres posthumes que j’ai signés avec M.M Gallimard. Fait à Paris le 18 juillet 1951.”

Revu le 17 juin 1959.
Montherlant

Marguerite Lauze a écrit plusieurs articles sur Henry de Montherlant, dont celui-ci :

“On dit que pour connaître un homme il faut connaître sa demeure, et cela est très vrai. Cela est très vrai notamment pour Henry de Montherlant.
Il habite depuis dix ans – il emménagea le jour de la déclaration de guerre – sur les quais, une maison du XVIIème siècle, d’ailleurs sans style et sans beauté. Mais cette maison fut habitée par Alfred de Musset et son frère : ils y occupèrent étant jeunes gens deux mansardes au haut de l’escalier que monte chaque jour Henry de Montherlant. D’un côté, la maison qui la jouxte est celle où mourut Voltaire. Un peu plus loin celle où Baudelaire écrivit Les Fleurs du mal. Puis l’hôtel de Transylvanie, fatal au chevalier des Grieux. Vis-à-vis, c’est la Seine et le Louvre. Un des plus nobles paysages de Paris.
La cour de la maison vous met tout de suite dans “l’atmosphère”. Au fond, le perron d’un antiquaire est flanqué de deux sphynx de granit. Et les Parisiens avertis savent que ces lions gardent un patio espagnol du XIIè siècle, véritable monument historique, rapporté pierre par pierre de Burgos, patrie du Cid tueur de taureaux. L’antiquité et l’Espagne, avant même que nous ayons franchi son seuil, nous annoncent Henry de Montherlant.
On est introduit dans un salon vert passé et or. Et de tout le logis, qui est assez vaste, ce salon est – avec le petit vestibule – la seule pièce que vous connaîtrez jamais. Personne, hormis quelques très rares intimes, ne connaît la chambre de Montherlant, son cabinet de travail, le décor dans lequel réellement il vit et crée ses ouvrages. Comment est la bibliothèque  ? Comment est son bureau  ? Tout ce qui pourrait donner une impression d’intimité ou une impression sur l’intimité est repoussé derrière un rideau de fer.
Il y a là, manifestée par un intérieur, une des caractéristiques les plus frappantes de sa nature : la réserve, la vie privée tenue à l’écart de tous. Le trait est bien oriental et espagnol. Rien n’est plus jalousement dérobé aux visiteurs que la partie privée de la maison des Orientaux. Har’m l’appellent-ils (nous en avons fait harem), cela signifie : ce qui est secret. Même discrétion en Espagne. Un Espagnol vous invitera au café, au restaurant, à son cercle : très rarement chez lui et si vous allez chez lui vous ne connaîtrez qu’une pièce “à l’usage des étrangers” comme chez Montherlant.
Les objets de son salon sont des antiques grecs, romains, égyptiens. Je ne les décrirai pas, Montherlant se réservant de le faire un jour : disons seulement que quelques-uns sont de très belles pièces, provenant de collections célèbres et qui ne dépareraient pas un musée. A l’exception d’une console vénitienne du XVIIIème siècle, les meubles sont Directoire et “retour d’Egypte”, style approprié à l’antiquité.

 
 

Marguerite Lauze à la fin de sa vie.
(Paris Match, octobre 1972).

On y peut noter des fauteuils de Jacob, sur les dossiers desquels sont peintes des scènes rendues amusantes par le commentaire qu’en fait Montherlant. L’une représente un petit garçon qui s’enfuit, poursuivi par un bouc ; la légende, selon Montherlant, en doit être : “Ne laissez pas vos enfants jouer avec des inconnus.”
L’autre nous montre une galère fendant les flots guidée par un timonier majestueux : Montherlant explique : “ceci veut dire que dans la vie il faut savoir naviguer”.
Mais le meuble le plus impressionnant est sans doute le fauteuil dans lequel vous reçoit d’ordinaire le maître de maison. Le fauteuil, dessiné par David, exécuté par J-B Séné, est un des sièges de la salle des séances de la Convention Nationale. Il fit ensuite partie du mobilier de Napoléon Ier au palais des Tuileries. (Une plaque gravée encastrée dans le bois, rappelle ses titres de noblesse.) Il a été exposé à l’Exposition du Meuble, au Musée Carnavalet, en 1937. Ce ne doit pas être sans émotion que Montherlant s’assoit chaque jour sur un siège où se sont assis peut-être Saint-Just et Napoléon.
Ce peu d’objets, de meubles, cet insouci du confort, cette prédominance de marbre (statues en marbre, table de marbre, console de marbre, colonnes de marbre) donnent à toute la pièce une froideur, elle aussi voulue, qui s’accorde bien avec le premier trait de cet intérieur que nous avons signalé : la réserve. Noli me tangere. Tout semble concerté pour rappeler poliment au visiteur qu’il est un étranger, qu’il n’a rien à connaître dans ce logis, hormis les quelques pièces de musée qu’on veut bien lui montrer, et qu’il n’a pas à s’attarder. Disons-le, ce salon est délibérément inhospitalier. Il n’y a guère plus d’une année que Montherlant s’est décidé avec force soupirs, à mettre sur la table unique un objet unique (je veux dire : qui est l’objet unique de la pièce si l’on excepte une lampe indispensable, et les antiques) : un cendrier dont je lui avais fait cadeau. Montherlant lutta des mois avant de se décider à faire aux visiteurs une concession qui, en réalité, fut une nécessité, car lesdits visiteurs, assez mal élevés pour ne pouvoir se retenir de fumer, comblaient la mesure en secouant avec constance la cendre de leurs cigarettes sur le plancher.
A présent, aussitôt que “l’homme du dehors” est parti, le vieux domestique russe vient vider le cendrier et exécute avec la brosse à pied une nouvelle sorte de ballet russe qui fait disparaître du parquet les empreintes poussiéreuses ou boueuses. Ainsi, en quelques instants, les moindres traces de “l’homme du dehors” sont effacées et le noble logis retrouve toute sa pureté.
Depuis des années Montherlant a perdu le goût qu’il avait jadis de posséder de beaux objets. S’il n’achète plus d’antiques, c’est en partie parce qu’il ne sait plus où loger ceux qui dans les pièces har’m de son appartement s’entassent, rangés l’un auprès de l’autre sur des étagères ou même par terre, comme dans une réserve de musée, et c’est bien, en effet, un musée qu’il faudrait pour donner à chacun d’eux une présentation convenable. Mais c’est aussi parce que l’instinct de possession et peut-être même l’intérêt pour le monde des choses extérieures se sont affaiblis en lui. Montherlant n’est plus attentif qu’à l’âme humaine, et son regard n’est plus que ce “regard intérieur” dont parle le Maître de Santiago.”

Marguerite Lauze

Fauteuil
dessiné par David.

Commode vénitienne
du XVIIIe siècle.

Buste antique.

Bustes antiques.

Testament de Montherlant de 1951, revu en 1959, désignant Marguerite Lauze et Jean-Claude Barat ses légataires uniques.