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Articles sur Montherlant (hors presse)

34. Alice au pays de Montherlant par Henri de Meeûs

“Même si Cabrol (Montherlant) ne me donnait pour ainsi dire rien, il serait pour moi une source de joies sans fin. La moindre goutte d’eau, j’en ferais une mer et j’en jouirais comme s’il m’avait donné une mer. De toute évidence, c’est lui que je dois poursuivre, cet excitateur de talent, ce pourvoyeur de délices, et lui seul. (…) Déjà je bande mon cœur. Quelle fierté ! Quelle puissance !”
(Alice Poirier, Récit de Grete)

“Cette amitié est pire que la mort. Je suffoque, j’étouffe. Ah ! Qui me délivrera ? Tempête de désolation et de malheur.”
(Alice Poirier, Récit de Grete)

“J’ai cru que vous m’aimiez, mais croire, ce qui s’appelle croire, d’une façon absolue, parfaite, totale. D’une Foi que jamais aucune raison ne parviendrait à détruire. (…) Ne m’épousez pas, Rilet, si ça vous embête. Mais ne détruisez pas cette Foi. Je veux mourir à l’intérieur de cette Foi. Je n’aurais eu que ça dans ma vie.”
(Alice Poirier, lettre à Montherlant du 23 juin 1952)

“Je vous ait dit cent et mille fois que je ne me marierai pas.”
(Lettre du 28 février 1932 d’Henry de Montherlant à Alice Poirier)


 
 

Alice Poirier, jeune fille.

Alice Poirier, docteur en philosophie, auteur d’une thèse importante sur Chateaubriand, issue d’une famille fort aisée, est une des nombreuses amoureuses de Montherlant.
Le problème d’Alice est que, très volontaire, elle ne renonçera jamais à l’espoir d’une fusion totale (cœur, corps, esprit), y compris par le mariage, avec un Montherlant qui s’escrimait à lui refuser cette union. “Plutôt le cancer ou la tuberculose que le mariage” lui répondait-il.
Montherlant refusa ses propositions sans cesse recommencées de 1927 à 1950, puis il finit par rompre définitivement avec elle après l’avoir, à plusieurs reprises, avertie de cesser de l’importuner avec ses obsessions amoureuses, sexuelles et conjugales, ses “imbécillités nuptiales”.
Pour la Critique littéraire, Alice Poirier passe pour être une des deux ou trois jeunes femmes qui ont servi de modèles à Montherlant lorsqu’il créa ses deux héroïnes , Andrée Hacquebaut et Solange Dandillot , du roman en quatre tomes Les Jeunes filles écrit de 1936 à 1939. Ce roman eut un succès inouï et fut vendu à plusieurs millions d’exemplaires.

Avertissement

L’essentiel de ce qui est écrit dans cet article repose sur deux documents. Les deux documents se renvoient l’un à l’autre comme dans un jeu de miroirs. Le premier document qui est Le Récit de Grete ne relate peut-être pas la complète réalité vécue, ni l’exact déroulement du Temps, mais ce Récit - qui n’est jamais intitulé roman - approche, sans aucun doute et de très près, une description d’amour fou à sens unique et réellement vécu par Alice Poirier qui, femme volontaire, directe, franche et têtue, et incroyablement, névrotiquement fidèle à son amour, n’a jamais craint d’exprimer ses phantasmes.
Le second document Les Lettres à une jeune fille sont des extraits d’une correspondance réelle qui se poursuivit de 1927 à 1950 pour Montherlant en tout cas.

1. Le récit de Grete : Introduction

Le livre Récit de Grete (183 pages) est écrit par Alice Poirier et publié chez Bernard Grasset en 1955. Ce livre avait été annoncé avec un sous-titre “Montherlant et moi”, car il s’agit du récit de l’amour ressenti par Grete (Alice Poirier) pour Michel Cabrol (Montherlant).

Dans le Récit de Grete publié en 1955, Alice Poirier prend avec la chronologie certaines libertés. En effet, elle date la rupture de Montherlant de 1946. Or, en réalité, la rupture date de 1950. Ce Récit est très proche de l’expérience vécue par Alice. Si elle modifie certaines dates, si elle enjolive peut-être, si elle accentue parfois le côté comique des situations, elle ne cache pas l’authenticité de cet amour qui ne s’éteindra jamais.
Le mot “Roman” ne figure pas sur la couverture du livre. Dans ce récit de souvenirs de 182 pages, Alice Poirier (Grete) raconte comment elle a vécu, à partir de 1927, une passion dévorante pour Montherlant qui refusera toujours ses avances. Elle s’entêta à les réitérer sans faiblir durant une trentaine d’années. Malgré son bon cœur, sa patience et l’intérêt qu’Alice représentait pour lui comme “sujet” romanesque, Montherlant excédé par les demandes d’Alice - il prit son temps - la mit en demeure dans la vie réelle en janvier 1950 de cesser ses harcèlements. Elle n’en fit rien. Il rompit alors définitivement, par une lettre très sèche datée du 2 mars 1950 et ne répondit plus dorénavant aux lettres d’Alice, cessant dès lors tous les contacts.
Mais Alice, perdue dans son obsession, persista néanmoins à le poursuivre par lettres et billets au moins jusqu’en 1957 (Sipriot écrira : “jusqu’en 1963”) malgé un Montherlant qui restait muet.

Alice Poirier n’oublia jamais l’écrivain qu’elle nommait son Rilet chéri. Et elle demeurera pour toujours un des modèles qui a le plus inspiré l’auteur des Jeunes filles.

Alice Poirier a inscrit sur la première page de son Récit une épigraphe de William Blake : “Si le fou persistait dans sa folie, il deviendrait sage”.
On peut dire en effet que la passion d’Alice Poirier était une sorte de folie. Elle en était consciente, car très intelligente, mais constatait que son cœur et son désir étaient incapables d’obéir à sa raison.

Il y a donc certains détails qui dans le Récit de Grete (qui n’est pas un roman, mais un témoignage de souvenirs vécus et racontés) furent peut-être "arrangés" par Alice Poirier. Il ne faut jamais perdre de vue que Montherlant sort relativement intact de ce livre. Il est toujours adoré, admiré, jusqu’à la fin et continue à l’être même après la rupture.
C’est Alice qui ne s’épargne pas, montrant au public, parfois avec un grand sens du comique, le ravage obsessionnel d’une passion pour un homme très supérieur qui l’a éblouie, incendiée, immobilisant involontairement son amoureuse telle une statue de sel dans un amour non partagé.

Ce récit laisse donc au lecteur une impression à la fois tragique et bouffonne, car Alice ne se ménage pas, n’hésite pas à montrer les ridicules d’une passion qu’elle est incapable de maîtriser. Elle appellera son amour : Cher Rilet, Rilet chéri, Cher petit étalon, Merveilleux Prince, Royal Ami, Taureau valeureux, et ne lui témoignera aucune rancœur, aucune haine d’avoir été refusée. Cet amour pour Montherlant fut sa raison de vivre. On sait qu’elle ne fut pas la seule victime de cet incroyable amour que de nombreuses femmes éprouvèrent pour Montherlant, personnage solaire, doté d’un charisme qui les fascinait.

Voici la dernière ligne du Récit, après que Montherlant se soit définitivement éloigné d’Alice :

“Penchée à sa fenêtre, les yeux enfouis dans ce jardin qu’elle aime, dans les aiguilles sombres du grand sequoïa, qui a son âge, Grete (Alice) attend le retour du Taureau”.

Alice Poirier n’avait toujours pas compris ! Espoir quand tu nous tiens…

2. Lettres à une jeune fille : Introduction

Il s’agit d’un mince petit livre, intitulé Lettres à une jeune fille, qui est un choix de lettres de Montherlant et d’Alice Poirier, écrites entre 1927 et 1950 pour Montherlant et de 1927 à 1957 pour Alice Poirier. Ce choix trop restreint hélas fut publié en 1985 par Le Cercle de l’Inédit français avec une préface de Pierre Sipriot, et l’autorisation des héritiers de Montherlant et d’Alice Poirier. On peut regretter que les familles n’aient pas publié davantage de lettres d’une correspondance sans doute volumineuse de la part d’Alice Poirier à Montherlant. On sait par contre que l’écrivain, quand il acceptait de lui répondre, le faisait par des messages courts, toujours sur ses gardes devant cet amour, cet Hippogriffe, qui l'aurait étouffé et qui aurait nui à son œuvre s’il y avait cédé.

Alice Poirier, modèle d’Andrée Hacquebaut ? Certainement, au moins pour une grande partie du modèle. Mais aussi modèle de Solange Dandillot.

Il faut noter aussi qu’Alice Poirier écrit son livre publié chez Grasset après (ou en réaction à) un autre livre, celui de Jeanne Sandelion Montherlant et les femmes publié chez Plon en 1951. Jeanne Sandelion, poétesse, fut aussi une grande amoureuse de Montherlant et, peut-être servit-elle également de modèle à l’écrivain pour son Andrée Hacquebaut (voir article n°28. Jeanne Sandelion (1899-1976), poétesse et amoureuse de Montherlant, par Henri de Meeûs sur ce site).
Deux amoureuses se disputaient donc Montherlant et désiraient, consciemment ou non, endosser chacune seule le personnage d’Andrée Hacquebaut, même si elles s’en défendaient !
Durant cette période, plusieurs femmes ont prétendu être le modèle d’Andrée Hacquebaut. Alice Poirier n’a pas supporté que Jeanne Sandelion se soit parée des plumes d’Andrée Hacquebaut. C’est pourquoi elle ne fut guère tendre pour sa consœur et exprima à diverses reprises sa jalousie ou sa colère vis à vis de ses “concurrentes” dans l’amour que ces autres “jeunes filles” portaient à son cher Rilet - Montherlant - le -Taureau !
Alice Poirier quand elle publie en 1955 n’a pas oublié Jeanne Sandelion et voit dans les récits de celle-ci une imposture.

 

Alice Poirier au volant de sa Peugeot Quadrilette (vers 1925).

 

On peut aussi se poser la question si, en lançant dans le public le récit de la passion amoureuse d’Alice Poirier, l’éditeur Grasset n’avait pas voulu régler certains comptes avec Montherlant vainqueur après la guerre d’un très long procès contre Grasset. C’était l’avis du critique littéraire André Rousseaux qu n’aimait pas Montherlant.
En effet, le jugement rendu libérera Montherlant définitivement de Grasset et lui permettra de porter dorénavant les couleurs de Gallimard. En effet, le jugement qui condamne Grasset rend en 1948, la liberté de publier ailleurs à des écrivains (édités chez Grasset) comme Mauriac, Montherlant, Maurois, Malraux.
En 1949, par décision du Président de la République Vincent Auriol, Grasset peut reprendre sa maison.
En février 1949, Montherlant qui veut se séparer de Grasset depuis 1940 rédige un “mémoire sur ses Relations personnelles avec Bernard Grasset.”
Un procès se poursuivra donc entre Grasset et Montherlant, où il apparaît que le sort de Montherlant chez Grasset “est le plus défavorisé subissant la baisse (des ventes) la plus forte et la plus prolongée”. Montherlant reproche à Grasset de l’avoir volontairement boycotté. Justice sera rendue en 1953 à Montherlant.
En 1954, après près de douze ans d’absence en édition courante, l’œuvre de Montherlant est enfin rééditée en totalité chez Gallimard. (Extrait du chapitre XX, p.327 à 334 du tome 2 de la biographie de Sipriot sur Montherlant).
Montherlant n’avait rien à gagner de la publication en 1955 des confidences d’Alice Poirier, même si celle-ci dévoilait en toute lucidité ses ridicules à elle et même si elle avait veillé dans son Récit de Grete à ne pas abîmer l’image de son idole.
Mais Grasset a trouvé en Alice Poirier, peut-être, une occasion de revanche en dévoilant le cas de cette amoureuse de Montherlant.


1. Le Récit de Grete

 

Alice Poirier est née en 1900 et décède en 1995. Sa mère est allemande, son père est français et combat sur le front en 1914. Sa mère pleure à chaque revers des Allemands. Alice nourrit un sentiment de culpabilité d’avoir une mère allemande, ce qui accentue sa tendance au repli sur soi. Alice est une fille sage, dépourvue de curiosité.
Alice a 17 ans quand sa mère lui explique comment les enfants viennent au monde, - et en mère scrupuleuse qui n’épargne aucun détail - , cette explication tardive donna un choc à Alice qui “fut comme foudroyée moralement”. La femme passive, la femme conformée de telle sorte qu’elle subit son destin, qu’elle doit le subir, quelle humiliation ! Avant même d’approcher l’amour, elle eut le mépris de l’amour.
Alice adolescente n’était pas jolie. Elle se mit à mépriser tout effort de toilette. Coquetterie devient pour elle synonyme de prostitution. Les vêtements sont sales, les bas retenus par des ficelles, les cheveux en broussaille (…) Alice se renferme en elle-même, fuit les enfants de son âge, parce qu’autour d’elle, on déteste les Allemands, et aussi parce qu’elle sait maintenant que les garçons, de par leur nature, imposent aux filles leur destinée.
Ses parents la gâtent, ses désirs sont exaucés. Bijoux, argent, manteaux, chapeaux, etc… Elle rejette tout cela.
A dix-huit ans, elle décide de ne jamais se marier. Elle passe un an après la guerre dans un pensionnat de filles nobles en Allemagne, et elle tombe amoureuse d’une jolie maîtresse qu’elle gâve de charcuteries.
Plus tard, elle suit des cours de lettres à la Sorbonne à Paris. Elle tombe platoniquement amoureuse d’une jeune femme russe aux yeux verts qui finira par se marier, abandonnant Alice à un profond désespoir. Va naître alors dans son esprit la “solution du charbonnier” : soit pour se délivrer de l’obsession d’une relation sexuelle, faire monter de la rue n’importe qui - le charbonnier par exemple - et lui offrir cinquante francs pour qu’il la dépucelle.
Elle passera directement de la solution du charbonnier au rêve éblouissant : Montherlant !
Un jour de 1927, elle lit un article de journal où il est question de Montherlant, poète, manieur de flammes et de prestiges, un taureau sans doute, quelqu’un enfin, digne d’elle ! Elle lui écrit. Et Montherlant répond ! Elle est au comble du bonheur
A une amie, elle écrit sa joie : “Je ne sais pas si tu me comprends bien, mais toutes ces idées bouent en moi, me tirent dans un océan de félicité où j’ entasse bonheurs sur bonheurs. Je projette des étincelles, des langues de feu. (…)
Elle cherche l’admiration de Montherlanrt. “S’il voyait mon cœur, il tomberait à genoux. Cette certitude me ranime. Il faut qu’il connaisse mon cœur (…) C’est à son esprit, c’est à son caractère que je veux faire appel. Je rougirais de faire appel à ses sens. Aussi j’ai décidé quand je le verrai (car je le verrai) de m’habiller le plus simplement possible. Je mettrai ma robe d’il y a trois ans,celle qui n’a coûté que quarante-six francs. Je ne mettrai pas de bijoux. Je ne mettrai pas de poudre. Mon visage sera net et nu comme celui d’une religieuse. Par contre, mon esprit et mon cœur, je les lui ferai voir. Je brillerai d’un tel éclat qu’il tombera à genoux. O séduction de la vertu, séductions de la valeur, la seule qui soit digne de moi et de lui ! Je ferai des choses immenses avec lui. Car je l’aime.”

Elle a vingt-deux ans, et elle aspire à s’unir à l’écrivain. “Montherlant, même s’il ne me donnait pour ainsi dire rien, serait pour moi une source de joies sans fin. La moindre goutte d’eau, j’en ferais une mer et j’en jouirais comme s’il m’avait donné une mer. De toute évidence, c’est lui que je dois poursuivre, cet excitateur de talent, ce pourvoyeur de délices, et lui seul. (…) Déjà je bande mon cœur. (…) Quelle fierté ! Quelle puissance !

On peut dire que la poursuite derrière Montherlant durera vingt ans. Mais elle ne réussira pas à l’attraper, car Montherlant était aussi véloce que le lapin blanc de Lewis Caroll dans Alice au Pays des merveilles

Les amies d’Alice s’inquiètent pour elle : “Tu te montes le cou d’une façon extraordinaire. Montherlant, s’il n’est pas d’une honnêteté à toute épreuve, cherchera sans doute à profiter de ta naïveté.(…) Ma pauvre amie, comme tu es peu adroite. Il me semble que tu es en train de faire un tas de sottises, que moi (qui n’ai pas tes mérites), j’éviterais facilement. Mais je voudrais avant tout que tu retiennes ce conseil : Montherlant sera à toi s’il te désire. Il t’épousera s’il a envie de toi, une grosse envie (…) Fais-toi donc désirer si tu veux l’obtenir et, pour te faire désirer, emploie les moyens les plus simples, les plus “plats”. Raconte-lui des bobards. Fais des chichis. Mais surtout sois coquette, habille-toi bien. Je t’assure qu’un peu de poudre fera plus d’effet sur lui que cent pages sur la vertu.(…) Tu as tort d’agir comme s’il était un saint”.

Dans son Journal daté de 1926, Alice renouvelle son dégoût de l’argent et de ce qu’il obtient. Elle se dit saturée des voyages (comme Montherlant le sera à partir de 1935).
Son but est de trouver la gloire.
Elle reçoit une lettre de Montherlant : “(…)Très intéressé par votre projet d’écrire quelque chose sur moi. Je rentrerai à Paris, je pense, en mars-avril et alors, si vous le voulez bien, nous pourrons nous voir. Je suis en ce moment dans un bled sauvage, bien loin d’Agadir où j’ai l’intention de voyager cet automne (…) Car le désert et l’océan, selon moi, se ressemblent. Dans ce pays d’ailleurs tout se ressemble. Tout est fondu dans la même implacable monotonie. Le ciel est sans nuages, les bicots ont sur leurs têtes leur serviette de toilette, les arbres ont leurs feuilles qui ne tombent jamais. (…)”
Dès le lendemain, Alice lui répond une lettre où elle mêle son admiration pour les paysages, l’annonce de deux certificats de licence à obtenir, une dissertation sur l’héroïsme.
“Avec mes gros souliers, un torchon sur la tête, je patauge alors sur les bords de l’Isar, me donnant à ma "chasse aux idées.

Dans son Journal, elle écrit : “Les tambours battent, les violons grincent, les trompettes déchirent la nuit. Un battement se fait alors en moi, une oscillation. Une voix dit : “Il va t’aimer.” (…) Je me sens alors pénétrée d’une passion si violente qu’après deux heures cela bout encore.”

Montherlant vient de rentrer à Paris. Alice compte le voir. Elle fait une chose qu’elle ne fait jamais : elle entend la messe.

 
 

Henry de Montherlant.

“L’église était vide, deux ou trois personnes seulement étaient agenouillées à la table de communion. Ces personnes, elle les voit sublimes, participant d’elle et de Montherlant, roulées dans le même feu de pureté et d’amour (…)
Elle veut voir la maison où il habite. Il pleut. Mais une telle exaltation la soulève, une telle tornade de joie qu’elle ne sent pas la pluie. Elle glisse, ses souliers boivent l’eau, mais, en elle-même, elle danse, elle s’envole. Elle esquisse des ballets sous la pluie (…)
Cette course de l’autobus lui paraît sa course à elle vers ses rêves ! Brusquement la figure de Montherlant se forme des ténèbres, surgit, remplit le monde. Paris s’anéantit. Des rivières de fleurs coulent du ciel. Des palais s’élèvent avec des colonnes de porphyre où s’étirent des félins endormis. Elle est harcelée, inondée, suffoquée de bonheur.”

Elle écrit à une amie qu’elle a invité Montherlant chez elle. Dans cette lettre son imagination se déchaîne. Soit Alice Poirier est une spécialiste du second degré, grande comique prête, pour la farce, à se faire passer pour ridicule, soit elle écrit au premier degré, y croit, confie ses phantames et pourrait être considérée comme un cas psychiatrique. On peut penser vraisemblablement qu’elle en rajoute pour le plaisir d’être publiée. Elle joue avec sa souffrance. Jeu dangereux pour elle et qui dut déplaire à Montherlant !

Voici ce texte, petit morceau d’anthologie à la Andrée Hacquebaut :
“(…) Je n’ai aucune idée de la façon dont les messieurs se comportent envers les dames. Depuis ma première lettre, j’avais encore écrit plusieurs fois à Cabrol (Montherlant). Il avait répondu aimablement. Et puisqu’il acceptait de faire l’ennuyeux voyage de Vauboyen, c’est donc que la perspective de me rencontrer ne lui déplaisait pas.
Eh bien, ce qui m’a surtout frappé, ç’a été de le voir habillé d’un veston. Je l’imaginais tout nu, comme les dieux de l’Olympe.
Et je me disais aussi qu’il était venu pour m’assaillir. Ne l’avais-je pas provoqué en lui écrivant la première ? J’imaginais donc trois ou quatre gestes joyeux et rapides. Il quitterait son chapeau dans l’antichambre, avec, sur le coin de la lèvre, un sourire d’une politesse douteuse. Je le guiderais ensuite dans le salon, où il continuerait de quitter, dans un silence magnifique, son veston et ses bretelles. Ensuite, dans un grand tourbillon plein d’éclairs, il se ruerait sur moi et il me terrasserait. Je m’évanouirais.
Voilà donc ce que je me figurais. Et j’étais naturellement pénétrée d’une frousse intense. Renoncer pour cela ? Il n’en était pas question. Une chose que j’ai voulue moi-même, si par chance elle s’offre, mon honneur exige que je dise oui. Or j’ai voulu Cabrol (Montherlant). J’ai voulu qu’un acte tangible, charnel, crée la communication entre moi qui veux être une artiste et lui en qui je vois comme la source de tout art.
Tout de même, je frissonnais. Etre violée par lui était le signe, le gage que j’allais être en contact avec le génie. C’était donc un acte hautement souhaitable. Encore fallait-il qu’il sût ce qui réellement se passait dans ma tête ! (…) Je me trouvais donc coincée dans une impasse. Me refuser ? Impossible. Ne pas refuser ? C’était courir le risque d’un malentendu, lui faire croire que je manque de dignité, lui qui doit me comprendre ! et m’aimer ! et m’admirer ! Par bonheur, l’alternative que je redoutais ne se présenta pas. Cabrol (Montherlant) quitta son chapeau dans l’antichambre mais il garda son veston et ses bretelles. Je respirais.
Il fut charmant. Impossible de feindre une telle gentillesse. D’ailleurs, pourquoi feindrait-il ? Ma terreur s’était envolée. Il me parlait, il avait l’air d’y prendre plaisir. Et moi, si parfaitement seule avec lui et en même temps si parfaitement en sécurité - jamais il y a seulement huit jours, j’aurais pensé faire mon délice de ces choses. C’était inattendu. Inattendu et ravissant. (…) Tout se passait comme en dehors de moi. Félicité informe, délicieuse, presque sans pensée, presque sans sentiment, séparée du temps et de l’espace. (…) Il me parla ensuite de mon emballement pour lui qu’il appelle d’un mot gentil, mon "hippogriffe”. Nous fûmes bien d’accord que jamais Cabrol (Montherlant) n’arriverait à tuer l’Hippogriffe.. Comme tous les dieux, l’Hippogriffe peut mourir mais c’est pour ressusciter aussitôt après. (…) Enfin Cabrol (Montherlant) eut ce mot stupéfiant : “Mademoiselle, si vous aviez un époux, seriez-vous heureuse ?” (…) Je ne sors pas de l’extase ; mais ça alors, c’est le feu d’artifice, écrit Grete (Alice).

Cette question “innocente” de Cabrol (Montherlant) va faire partir la fusée d’Alice vers le 7ème ciel. Elle ne reviendra plus jamais sur terre !

Alice est consciente de sa naïveté : penser qu’un contact charnel avec Montherlant est indispensable pour qu’elle "sorte" son propre talent !
Engrossée par Montherlant afin que naisse son génie à elle d’artiste et ensuite en route vers la gloire ? Elle est incapable de se contrôler et prend feu quand elle l’entend prononcer le mot de “mariage”. Que Montherlant devienne son mari ! Qu’il continue à lui donner des idées, des images ! Qu’il soit pour elle jour après jour et sans jamais la quitter, le modèle, la réalisation anticipée de ce qu’elle voudrait être elle-même.
Fécondée par Montherlant pour trouver son génie à elle. Mais Montherlant ne songe pas à la violer. Montherlant est un honnête homme, dit Alice. Elle n’a donc plus qu’à attendre.

Vient un autre rencontre, réelle ou phantasmée : (…) Une autre fois, ce fut à la Bibliothèque Nationale, Grete (Alice) lisait La Psychologie de Dumas et Cabrol (Montherlant) assis à côté d’elle, faisait semblant de lire (car il ne sait pas l’allemand) le Don Carlos de Schiller.
Ici, on pense à une rosserie d’Alice. Et comme la présence d’Alice à côté de lui, si c’est vrai ( ?) et non un phantasme, devait agacer l’écrivain qui avait à la Bibliothèque nationale toujours une place réservée pour lui seul !

Alice échafaude la possibilité d’un mariage avec Montherlant : “Je me marierai en juin.Tenue discrète pour les invités et pour moi. Pour Cabrol (Montherlant), une longue robe de druide en soie blanche. Nous aurons deux voitures. Trainées, c’est une idée à moi, par des vaches. Dans l’une, je prendrai place avec Cabrol (Montherlant) et nos invités. Dans l’autre, il y aura des musiciens et quatre torches. La cérémonie - je ne l’imagine pas chrétienne - aura lieu dans la forêt. J’envisage tout cela hors du temps, somptueux et étrange (…) Quelle sera ma vie demain avec Cabrol (Montherlant) ? Il est d’abord décidé qu’il aura trois mois de vacances conjugales par an, trois mois pendant lesquels il sera libre de faire ce que bon lui semblera, de me laisser sans nouvelles, sans adresse. Et puis, il est aussi entendu que nous ne coucherons pas dans la même chambre.
La promiscuité du vase de nuit avec un si grand poète, quelle chose horrible ! Une pièce de l’appartement sera donc réservée tout exprès à l’amour. Il y aura un lit de feuilles mortes, du musc, des roses, et dissimulés derrière une tenture, trois musiciens en chômage. Et Cabrol (Montherlant) prendra un bain avant. “

Cette fois Alice est en plein non-sens, à mon avis intentionnellement. Car le récit fut écrit après la rupture définitive de Montherlant en mars 1950. Mais Alice Poirier comme un avion privé de son moteur en panne, va néanmoins continuer jusqu’en 1963 (dixit Sipriot) à entretenir la flamme de son amour impossible. Elle a donc décidé de mettre par écrit dans son Récit de Grete toutes les idées folles, toutes les possibilités ou phantasmes envisageables en théorie avec Montherlant.
Elle les reprend, les évoque, les détaille en prenant le ton d’une folle - qui - ne - l’est- pas pour atteindre aussi un effet littéraire comique. Elle ne se prive pas de se montrer obsessionnelle, mais elle a beaucoup d’humour et malgré sa passion dévorante et réelle pour son cher Rilet, elle ne peut s’empêcher de décrire des situations très drôles, imaginées, et sans doute décrites en poussant un peu, avec le ton d’aujourd’hui : non-sens, farce et autodérision, très proches de nos exigences de liberté créatrice et de notre faible souci de moralité.
En ce sens, Alice Poirier, traitée de folle par la Critique quand parut son livre, reste étonnamment moderne. Montherlant qui avait beaucoup d’humour a -t-il ri d’être représenté marié, revêtu d’une robe blanche de druide ? J’en doute…

Commence maintenant pour Alice une période dificile.

Montherlant essaie de lui échapper, ne répond plus au téléphone. Elle passe chez lui. Le concierge lui dit que Montherlant a fait ses valises et qu’il a pris le train à la gare de Lyon. Mais il a laissé un paquet pour Alice, une masse de coupures de presse en allemand qu’il souhaite qu’elle traduise. Alice fait la moue, car malgré sa mère allemande, elle sait mal l’allemand. Malgré tout, Alice va traduire les documents allemands, les renvoyer à Montherlant, mais accompagnés d’une lettre qui est un commentaire philosophique sur l’héroïsme, tel qu’on le lit dans les courts traités de philosophie qu’elle aime rédiger, pleins de clarté, de vivacité, d’énergie et dont certains furent publiés.
Sans conteste, "Alice Poirier est une des modèles de Montherlant dont le caractère et la plume sont le mieux trempés" (Sipriot).
Alice Poirier, plus que Jeanne Sandelion peut-être, a vraiment servi de modèle pour construire à la fois les personnages d’ Andrée Hacquebaut et de Solange Dandillot…Car à lire son histoire, on retrouve des aspects caractéristiques des deux héroïnes des Jeunes Filles. Et en cherchant bien, Alice Poirier exprime parfois certaines pensées mystico-érotiques de Marie Paradis, la troisième héroïne des Jeunes Filles qui harcelait aussi Costals de son délire…

Les mois se suivent. Alice est déçue par le manque de chaleur de Montherlant. Elle écrit dans son Récit :

Après chaque échec, je monte plus haut. Cet écrasement est une victoire. Cet aplatissement est un triomphe. Champagne éternel, je ne fais que mousser et déborder. Cabrol (Montherlant) me bouche de force. Attention ! Le bouchon saute et je déborde de nouveau. " C’est toute l’histoire de la relation Montherlant - Poirier. Un champagne en ébullition, Montherlant essaie vainement de replacer un bouchon, mais comme il n’y parvient pas, la mousse reprend ses débordements. Ni bouchon, ni douche froide ne calmeront Alice !

Le mois dernier, quand je lui ai écrit, je lui ai rappelé l’Hippogriffe (le Mariage, ndlr). Alors, il a eu cette réponse cruelle : De grâce, Mademoiselle, mettez l’Hippogriffe à l’écurie. “Quand je songe à cela, j’ai un peu froid dans le dos, un peu envie de me suicider. Serait-il possible que ne s’accomplisse pas mon vrai destin ? (…) Et en lui, quelles ténèbres ! En lui, je ne devrais voir que le “non” ; or je vois, et dans le même temps, le “oui” et le “non”. Il n’a pas pu manquer d’observer que toute ma vie je l’ai tissée autour de lui et qu’il en est en partie responsable. Chaque fois qu’il a prononcé le mot “mariage” il a pu voir ma fièvre, comme je marchais “à fond.”

Alice est persuadée qu’elle possède non encore révélé le génie d’écrire mais pour que celui-ci soit mis au jour, il faut qu’elle atteigne (consomme) Montherlant :

(…) “Ce goût de cendre dans ma bouche. Cette soif continuelle. Ces paysages éteints. Je fais voltiger dans tous les sens mon écume intérieure sans trouver la paix. C’est un tonneau sans fond que je remplis, un rocher que je roule sans savoir jusqu’à quand je le roulerai, ni pourquoi je le roule.”
Le ton change. Finis les rires, le comique de situation, les moqueries de soi. Alice plonge dans la dépression. Elle pense au suicide. Elle devait stresser Montherlant par ses plaintes d’amoureuse, lui qui, fin psychologue, avait capté sa fragilité ; cela explique sans doute qu’il ne rompt pas encore, qu’il garde un dialogue réduit, qu’ il lui tient la tête hors de l’eau. Elle se pose la question : Pourquoi me refuse-t-il la goutte d’eau, pourquoi me laisse-t-il me déssécher de soif ? Comment peut-il assister à ma souffrance ? A mon agonie ?

Mais Montherlant accepte de temps en temps une rencontre. Il n’est pas si mauvais. C’est pour Alice une alternance de bonheur et de malheur.

Voici le récit d’une de ces rencontres :

 
 

Alice Poirier.

“Il l’avait donc invitée chez lui, pour lui montrer sa collection de médailles anciennes. Tous deux étaient assis bien sagement, l’un en face de l’autre. Brusquement, elle ne se rendit pas très bien compte de ce qui se passait, une rougeur sur le visage de Cabrol (Montherlant), une expression insolite des yeux : elle fut prise de panique. Fuir, fuir, au premier mouvement qu’il ferait vers elle, fuir fut-ce au péril de sa vie. Et tout en feignant d’écouter ce qu’il lui disait, comme un oiseau captif, elle jetait les yeux à droite, à gauche, repérant les issues. La porte ? Fermée. Mais la fenêtre ? La fenêtre était entr’ouverte. Alors se jeter par la fenêtre ! Tant pis si elle se cassait une jambe. Tout valait mieux…Ce qui arriva ? Elle était terrorisée à l’idée qu’il pourrait se pencher sur elle ; mais ce fut sur lui-même que Cabrol (Montherlant) se pencha, et qu’il rattacha (ou fit semblant de rattacher), le lacet de son soulier. Son soulier ! Elle se doutait bien, à l’océan d’émotion qui venait de la submerger, qu’il ne devait guère s’agir de soulier dans cette histoire. (…) La panique de Grete (Alice) fit place au soulagement. Maintenant, il pouvait de nouveau s’approcher, se pencher sur elle, faire tout ce qu’il voudrait avec elle. Elle retrouvait son sentiment pour lui, doux, confiant, absolu. Elle ignore la chair, elle "veut" l’ignorer. Mais elle aime Cabrol (Montherlant) (…) L’amour, c’est ce qui reste fixé à son objet jusqu’à la torture et jusqu’à la mort. Il faut donc que Cabrol (Montherlant) épouse. Ou alors, il faut que Grete (Alice) soit malheureuse.”

Cette pauvre Alice, qui depuis des mois rêve à la possibilité d’une union charnelle, est folle de terreur quand elle voit le visage de son Rilet chéri changer à cause du désir physique qu’il ressentirait pour elle. Elle est prête à sauter par la fenêtre ! Inconséquente Alice…Tout valait mieux à cet instant que coucher avec Henry de Montherlant !

Peu de temps après, Grete (Alice) écrit une longue lettre à son cher Rilet :

“Cher petit étalon,

Ce que j’ai à vous dire est important. Grave aussi.(…) Avant de vous avoir vu, je ne savais pas que vous aviez le teint clair (comme moi) et aussi les cheveux blonds (comme moi). Je ne savais pas que vous aviez cette bouche aux coins retombants - toujours comme moi - et qu’on dit signe de bonté. Vous auriez pu tout aussi bien être grand, et brun, et peut-être aurais-je trouvé à ce contraste plus d’agrément. Il me suffisait que vous n’ayez pas le nez crochu, ou que vous ne portiez pas de râtelier. Mais votre nez n’a que la courbe aristocratique et vos dents, Dieu merci, me paraissent excellentes. Tout cela pour vous dire que ce qui m’a poussé vers vous, (…) c’est le désir en général.
Je dois aujourd’hui vous avouer, cher Cabrol (Montherlant), que si je vous ai connu, c’est par un mouvement volontaire, parce qu’en 1925 et 1926, je souffrais d’inquiétude sexuelle.(…)

Cher Cabrol (Montherlant), je vous ai connu pour faire l’amour avec vous (…)J’ai cherché, disons-le crûment : l’acte charnel (…)
Voici donc ce que je vous propose. Devenez mon époux, ou alors, si ça vous embête vraiment trop, devenez mon amant. Deux mois d’amour, cher Cabrol (Montherlant), pour dire un chiffre, serait-ce vraiment pour vous un empoisonnement trop grand ? Vous n’en souffririez guère …

Alice a déjà oublié sa panique lorsque le désir de Montherlant l’a troublée. Elle s’explique :

“Je veux vous en faire confidence, la seule chose qui puisse laver, aux yeux d’une femme de mon espèce, l’abomination humiliante de l’acte, c’est le fait que je l’aurais, dans la mesure du possible, provoqué et déclenché moi-même. Subir cet acte, non, jamais je ne pourrais. Je mourrais de honte et de fureur si jamais je devais le subir. Mais l’ayant au contraire accompli dans les conditions que j’aurais moi-même fixées, la voie me sera ouverte pour un avenir autonome, pour un avenir d’artiste, pour un avenir comme le vôtre, cher Cabrol (Montherlant).

Alice essaie donc de se persuader qu’elle pourrait se donner à ses conditions à Montherlant. On comprend que Montherlant ne parvenait pas à la calmer. Alice était totalement ignorante du sexe, mais la perspective sexuelle la fascinait tout en l’épouvantant. Elle veut être déflorée par Rilet chéri pour que naisse sa vie d’artiste. !

Cabrol (Montherlant) ne tarda pas à répondre par le célèbre texte :

Mademoiselle,

Si j’ai bien compris votre honorée du 17, vous désirez que je vous fasse un enfant.
N’y comptez pas, chère Mademoiselle.
Plutôt le cancer ou la tuberculose.
Et il ajoute ce post-scriptum féroce : Rien de changé entre nous, je pense ? Toujours vôtre.”

Alice a cru percevoir le désir chez son ami, et en a été terrifiée. Et maintenant qu’elle vienne à s’offrir à ce même ami, de façon fortuite et pour deux mois, elle comprend que c’est impossible à expliquer. Mais elle fit tout cela, dit-elle, avec pleine adhésion de sa raison et de son intelligence (de philosophe cultivée et lucide). Et si c’était à refaire, elle le referait (…) Le doute ne l’effleure pas que Cabrol (Montherlant) pourrait ne pas l’aimer. Elle est jeune, elle est aimable, elle a du génie.
Cabrol (Montherlant) “doit” l’aimer. Qu’il la désire peu - et elle en convient - en quoi est-ce la marque qu’il ne l’aime pas ? (…) Il refuse donc de devenir son amant et il le refuse après l’avoir soudée pour toujours à lui, en parlant mariage. (…) Sa souffrance, qu’elle essaye pourtant, par tous les moyens, d’étouffer, est atroce : un cheval devenu fou. Et la voilà acculée aux solutions démentes. Elle sommera Cabrol (Montherlant) de lui trouver un amant… il faut bien qu’elle s’immole (…) car, elle était à bout ; car elle ne pouvait plus respirer. Ah comment un tel paroxysme ne le (Montherlant) briserait-il pas ? Mais rien ne devait pouvoir le briser. Il était de fer.

Le Récit de Grete va continuer encore durant une centaine de pages, toujours dans la même athmosphère. Alice têtue dans sa passion, et Montherlant reculant, mais ne cèdant jamais à ses exigences. Elle écrit ceci à une amie :

“Je me sens indissolublement liée à lui ; c’est cela que j’appelle aimer.(…) Pour employer une expression biscornue, je l’épousais voilé comme s’il avait été une jeune fille arabe. Passion, amour, union pour la vie, je tenais prêt tout cela avant même de l’avoir vu, avant de savoir la tête qu’il avait. Or qu’arriva-t-il le jour même de notre rencontre ? Avec une témérité folle, au cours d’une conversation, il articula le mot “mariage” : “Mademoiselle, si vous aviez un époux…” Alors, instantanément, en coup de tonnerre, tout ce qui avait été construit virtuellement en moi devint réalité. Ce qui était encore liquide se figea, se durcit, devint du roc. Il était d’accord. Il avait prononcé le “ouisacramentel.
Je ne vois aucune possibilité de défaire cela. Il ne m’a pas épousée, c’est vrai : il n’a même pas voulu ces deux mois d’amour. Mais les choses sont nouées, irrévocablement nouées. (…) Je l’aime. Je suis donc nécessairement battue, roulée, promise au ricanement des sots et la catastrophe est certaine. L’opinion des autres, je m’en fiche (….). Quant à la catastrophe, cela signifie pour moi le courage. Et pourquoi ne pas en convenir ? J’aime cela. J’aime cette dureté dans ma vie. J’aime ce qui me pousse et me harcèle (…) Je me sens tirée vers le haut. Et c’est bien ainsi. Puis-je nier que le jour où j’ai voulu Cabrol (Montherlant), j’ai atteint ce qu’il y a de meilleur, de plus valable en moi ? Surtout ne pas dégringoler. Ne pas nier cet amour qui me tient.”

Comme une mouche prisonnière dans un bocal, Alice se débat. “Cabrol (Montherlant) est la montagne que je voudrais escalader…il est le mur, un mur tout en menaces ! Un mur invincible ! Ah ! Comment ne l’abattrais-je pas ? Mais c’est moi qui m’écroule sanglotante (…) Cette amitié est pire que la mort. Je suffoque, j’étouffe. Ah ! Qui me délivrera ? Je veux vivre, je veux vivre, je ne suis pas morte encore. Tout le poids du monde est sur moi, le monde m’écraserait donc ? Tempête de désolation et de malheur.”

Des amis et amies, des prêtres tentent de lui porter secours. Un candidat fiancé se présente. Elle s’en moque, elle le traite de tous les noms. “Ah plutôt l’amitié avec la panthère du Zoo, qu’avec tous ces gens-là “.
Elle écrit : “Il est cent fois plus noble d’être restée l’amie de Cabrol (Montherlant) après ce qui s’est passé entre lui et moi, que d’avoir rompu avec lui.”
Elle n’a que vingt-sept ans, mais elle est bien décidée à ne jamais renoncer au seul homme digne d’elle. Elle pense qu’elle sera une artiste. Artiste comme Cabrol (Montherlant) ! Alors tout se dénouera. De nouveau, elle fait mille rêves, elle chevauche une fois encore son Hippogriffe !
Interminable drame que Montherlant est incapable d’apaiser. Il a beau lui faire comprendre qu’elle se monte la tête. Pour lui, “mariage” n’était qu’un mot qu’on dit dans la conversation. Pour lui, seule son œuvre compte, etc…
Mais Alice ne charge Montherlant d’aucune responsabilité, elle cherche même à l’innocenter, alors dans la pensée de déculpabiliser son amour, une bouffée de joie la submerge..

Mais le temps passe. La rupture définitive n’a pas encore eu lieu, car Alice lie l’amour qu’elle a pour Montherlant à son désir de devenir elle-même une artiste.
Nous sommes en 1938.
Que veut-elle d’abord ? La célébrité. Mais si c’était possible, Cabrol (Montherlant) ensuite. Ele a donc changé son ordre de priorités. Elle pense que Montherlant a le goût de se savoir aimé, comme une satisfaction voilée, secrète, et pourtant évidente.
La guerre éclate. Cabrol (Montherlant) conscient, suppose Alice, qu’elle a du sang allemand, la promène davantage. On les voit ensemble à la Bibliothèque Nationale, au Jardin des Tuileries, au théâtre où on joue les pièces de Cabrol (Montherlant)…
“Le temps ne compte pas pour Grete (Alice). Certes, elle en note les jours, les mois, les années, hier 1930, aujourd’hui 1942, mais comme on inscrirait des chiffres sur un tableau noir, sans rapport avec le monde singulier où, réellement, elle se meut. Tout se passe comme si la rencontre de Cabrol (Montherlant), il y a quinze ans, l’avait frappée, et peut-être jusqu’à la fin de son existence, de fixité et d’immobilité.

En 1944, Grete (Alice) veut susciter la jalousie de Cabrol (Montherlant) et lui parle dans une lettre de sa vive affection, (de son "emballement), pour un monsieur Daniel D., cacique des lettres, directeur de revue Qui vise -t-elle ? Mystère…
Il lui répond avec colère : “Je ne partage pas du tout votre emballement pour D. Et d’abord, oubliez-vous que D., au moment de la Libération, a risqué gravement ma vie ? S’il n’avait tenu qu’à lui et à son impardonnable légèreté, j’aurais pu être poursuivi, emprisonné, fusillé peut-être. Vraiment, je ne comprends pas que vous, dont l’unique raison d’être est de m’aimer, vous n’ayez pas ces choses continuellement à l’esprit.(…). Croyez-moi, D. ne peut avoir aucun intérêt réel pour vous, pour vos vertus, pour votre droiture, pour tout ce qui fait que moi, par exemple, je vous apprécie (…) moins vous verrez D., et mieux ça vaudra pour vous. Vous voilà prévenue.(…).
Cabrol (Montherlant) râle, mais ne souhaite pas qu’elle s’éloigne…

Les années vont passer avec pour Alice une double recherche : obtenir Cabrol (Montherlant) son seul désir, sa seule obsession, ET cette célébrité qui seule pourrait la libérer de Cabrol (Montherlant). Mais elle reproche à Cabrol (Montherlant) de n’agir pas, de ne pas l’aider, de s’enfermer dans l’inaction…
Je pense que Montherlant s’il est Cabrol avait compris depuis longtemps qu’il ne pourrait jamais modifier l’obsession amoureuse, parce que, chaque fois qu’il lui répondait, même par un bref billet, il rallumait le volcan jamais éteint.
Mais elle ne peut s’empêcher d’écrire à une amie peu après : “Cabrol (Montherlant) était encore vendredi à la Bibliothèque. Quand je vois, dirigé sur moi, son bon regard, cette expression de respect et d’affection, je me sens merveilleusement affermie dans ce qui fait, au fond, tout mon espoir : que Cabrol (Montherlant) n’épouse aucune autre femme. Cabrol (Montherlant) se garde sans doute pour moi comme moi-même, je me garde pour lui
Cabrol est son grand, irremplaçable, éternel amour, son royal Ami, son Epoux unique : “C’est à vous et à vous seul, ô Valeureux, que j’ai donné ce privilège de faire de moi qui suis sans préjugés (…) la religieuse cloîtrée vouée à vous comme à son Dieu unique.”
Ici Grete (Alice) a les accents de folie mystique de Marie Paradis une autre des Jeunes Filles de Montherlant..

Elle commence à se rendre compte de l’inquiétude de Cabrol (Montherlant). Voici le diagnostic de Grete (Alice) :

“Depuis 1926, et nous voici aujourd’hui en 1946, Grete (Alice) est restée psychologiquement la même ; elle réclame quelque chose de lui, et ce depuis vingt ans ! Or il n’est pas question qu’il couche avec Grete (Alice) si même il en avait eu le vague (très vague) désir, il ferait tout pour l’étouffer, pour l’arracher de soi, ce désir. Il commence à craindre son indiscrétion, sous couleur de poésie ou de folie. Sa crainte devient de la colère, colère …aux trois quarts feinte, bien sûr, selon Grete (Alice), mais qui n’en éclate que mieux.”

Cabrol (Montherlant) lui écrit en effet :

“Vos extravagances ont assez duré. Je ne les supporterai plus. Vous êtes dans trois secteurs (mettons) normale, et peut-être même intelligente. Mais dans le quatrième, vous êtes inintelligente, et d’une inintelligence telle qu’on finit par en être exaspéré. On veut un répit. Je vous demande donc de ne plus m’écrire ni me téléphoner pendant quelques mois. Quand je serai revenu au calme, je veux bien vous revoir. Mais à la condition expresse qu’il ne soit plus question d’épousaillles entre nous. Là vous êtes complètement folle et la première fois que vous ferez une allusion, fût-ce la plus lointaine, à cette insanité ridicule, qui ne m’a jamais traversé l’esprit, c’en sera fini à jamais entre nous.”

Coup dur pour Grete (Alice) mais elle n’y attache pas trop d’importance. Ils se connaissent depuis vingt ans ! Elle pense que Cabrol (Montherlant) n’est pas bon.
Elle lui répond : “Je crois que pour l’inintelligence, vous me valez. N’avez-vous pas mis vingt ans à vous apercevoir que je vous aimais ?”
Elle remonte à l’assaut : Quand je vous ai vu la première fois, j’étais Pasiphaé et vous étiez le Taureau, le magnifique Taureau blanc aux cornes en lyre, aux sabots roses, et qui devait me charger de puissance divine…”

Cabrol (Montherlant) a décidé d’en finir : “Dans ma lettre du 12 courant (12 février 1946) je vous ai avertie que je romprais définitivement avec vous si vous me faisiez encore une allusion, fût-ce la plus lointaine, à vos imbécillités nuptiales. Vous n’avez pu y tenir, et dans votre lettre du 28 courant, vous recommencez. A partir d’aujourd’hui, vous n’aurez plus jamais un signe de moi. Adieu.”

Malgré le terrible choc de la rupture, et le silence de Cabrol (Montherlant), Grete (Alice) continuera à poursuivre de ses lettres et billets un Cabrol devenu complètement muet et qui ne répondra plus jamais.
Elle lui écrit notamment cette lettre datée de 1946 :

“Qu’exigez-vous de moi ? Si vraiment vous vouliez me guérir de mon amour, le moyen pour m’en guérir serait le plus simple du monde : épousez en une autre. Vous ne le faites pas : comment alors empêcheriez-vous qu’obstinément je me figure que vous vous gardez pour moi ? Je le fais bien moi ! (…) Pouvez-vous ignorer que vous n’avez de prix à mes yeux que parce que j’ai placé en vous cette passion qui est mienne ? Et ne croyez- vous pas que j’aimerais encore mieux me priver de vous que de me priver d’elle ? Si je me prive d’elle, je n’ai plus “rien”. Alors que si je me prive de vous, c’est douloureux, c’est détestable, mais enfin, je l’ai encore : Elle ! (…) Laissez-moi vous parler d’amour si ça me chante et quand ça me chante et même si je dois me heurter à vos refus étenels.”

Cabrol (Montherlant) ne répondra. plus. Elle l’apercevra furtivement à plusieurs reprises.

“Un jour à la Bibliothèque Nationale. Il sort des W-C, imposant et fier comme s’il venait de triompher au Goncourt. “C’est vraiment lui que j’aime”, se dit-elle.” (…) Un autre jour, c’est à l’angle de la rue de Richelieu et de la rue des Petits-Champs qu’émergent les précieux cheveux en brosse. Mais à peine Grete (Alice) l’a-t-elle aperçu, qu’il fait un bond immense. Un immeuble l’engloutit comme une trappe…

Les années passent, Grete (Alice) s’acharne à rédiger son livre, Le Récit de Grete, qui trouvera un éditeur : Grasset !

Pourquoi ce livre publié en 1955  ?

Une revanche à prendre sur Montherlant qui ne lui donne plus signe de vie, qui ne répond plus à aucune de ses lettres ?
Besoin de communiquer quel fut le grand amour de sa vie ? Qui elle osa aimer ?
Mais aussi la volonté de triompher dans l’art afin d’atteindre son héros Cabrol (Montherlant).
L’éditeur lui dit : “Qu’il en sorte du comique de votre livre, la chose est imposible à éviter ; c’est le comique qui fera la valeur de votre écrit.”
Et c’est ainsi que paraît Le Récit de Grete … publié chez Grasset en 1955.

 
 

Alice Poirier.

La dernière phrase du Récit sera :

Penchée à sa fenêtre, les yeux enfouis dans ce jardin qu’elle aime, dans les aiguilles sombres du grand sequoïa, qui a son âge, Grete attend le retour du Taureau.

Montherlant fut-il davantage aimé par une autre personne qu’Alice ? On peut en douter. Cet homme qu’on a caricaturé en "ennemi des femmes”, insulté, calomnié, a montré qu’innombrables furent les femmes qui s’éprirent de lui passionnément. S’il les avait réellement détestées, il aurait coupé court au plus vite. Mais non, toutes ces femmes restèrent en contact avec lui durant vingt, trente ans. Il recevait d’elles un courrier digne des stars modernes, Il sortait avec elles, les aidait à rencontrer éditeurs et imprimeurs, allait au concert, au restaurant ou se promenait en leur compagnie dans Paris ou en province. Il accompagna certaines hors de France. Mais à la longue, sa patience se lassait de ces amours si exclusives, si étouffantes, pour un homme qui voulait consacrer à son œuvre le meilleur de son temps.
Quand on étudie Montherlant, on doit reconnaître qu’il sera accompagné toute sa vie d’un long cortège de grandes amoureuses et de femmes dévouées, incapables de renoncer à lui !

2. Lettres à une jeune fille

Ce petit livre de 54 pages représente un très court échantillon de la correspondance réelle Montherlant - Alice Poirier. Les deux familles ont permis que quelques - unes de ces lettres soient connues du public. Alice Poirier a dû en écrire, on l’imagine, des centaines comme Jeanne Sandelion autre grande amoureuse de Montherlant. 
Ce petit ouvrage paraîtra au Cercle de l’Inédit en février 1985 , soit 13 ans après la mort de l’écrivain.
On peut y lire une quinzaine de courts billets de Montherlant qui s’échelonnent de 1927 au 2 mars 1950, date de la rupture définitive, soit sur une durée de 23 années !
Les extraits de lettres d’Alice Poirier dans ce petit ouvrage se succèdent de 1927 à 1957.
Mais Pierre Sipriot dans sa préface vinaigrée à l’égard de Montherlant note que les lettres d’Alice Poirier se poursuivront, après la rupture et sans réponse de l’écrivain, de 1950 jusqu’en 1963 !

Voici quelques citations extraites de ce petit volume qui sont comme l’exact reflet du Récit de Grete :

Lettre d’Alice, datée du 24 octobre 1927 : “J’ai eu l’idée d’acheter votre dernier bouquin (Aux Fontaines du désir). Je ne me retiens pas, Monsieur, de vous crier ma joie, ma sympathie, en vérité douze francs n’ont pas été volés (…) Quelle misère que d’être femme, jeune fille par surcroît (votre amie a 27 ans) vivant chez ses parents (…) Aimez-moi un peu puisque j’aime surtout ces pages si follement saignantes (…) Et pourquoi aussi insinuez-vous cette vilaine chose que vous feriez l’amour avec les bêtes ? (…) Mais sûrement vous voulez effaroucher le bourgeois et vous avez cent fois raison. Ces gens-là ne méritent que d’être roulés dans la crotte (…)

Lettre de Montherlant datée du 24 avril 1931 : “Mon prochain volume, La Rose de sable, va déchaîner la colère et la calomnie. Mais vous y verrez dans la bouche d’un de mes personnages des idées qui sont proches de celles qui sont vôtres en ce moment.”(…)

Lettre de Montherlant du 14 novembre 1932 : “Vos idées sur le mariage me semblent un peu naïves. "Le mariage, éteignoir de tout ce qui est grand”, écrit Mlle de Lespinase. Et Lyautey : “Un de mes officiers qui se marie, c’est un homme diminué de 80% " (…) Mariage, hélas pour les femmes, et je crois pour toutes les femmes. Le vieux garçon peut être grotesque, il ne souffre pas, au contraire. La vieille fille souffre, est laide, est méprisée. La dureté de la société envers elle. (…) Pour moi, je ne me marierai jamais. Je n’aime même plus les enfants. Ou peut-être quand j’aurai cinquante cinq ou soixante ans, pour avoir quelqu’un qui me fasse ma soupe au lait.”

Lettre de Montherlant du 28 février 1932 : “(…) Je vous ait dit cent et mille fois que je ne me marierai pas. Alors quoi ? La liaison ? Vous voulez que je vous fasse un enfant sans vous épouser. Mais je constate avec un peu d’impatience que décidément l’amitié homme-femme semble impossible. Avec plusieurs jeunes filles je l’ai tentée (…) et toujours cela a fini par crise de nerfs de la jeune fille, insultes etc. J’étais un monstre, de n’avoir pas encore couché avec elle (…) Continuez d’être discrète, et je vous pardonnerai…

Dans une lettre de Montherlant datée du 24 avril 1934, après l’avoir remerciée de ses fleurs et de ses fruits, cadeaux qu’ Alice lui envoyait régulièrement car elle souhaitait le
“noyer" sous les fleurs, Montherlant reproche à Alice de déformer la réalité, de le voir tel qu’il n’est pas, à l’occasion des commentaires qu’elle lui adresse au sujet du roman Les Célibataires . Pour elle, Coantré était Montherlant ! Celui-ci se fâcha.

Lettre de Montherlant du 28 août 1934 : “L’amitié des jeunes filles est une vache, "génisse" serait bien mieux, qui broute inlassablement son rond d’herbe autour de son piquet. “

Lettre de Montherlant datée du 28 décembre 1934 : “En place de la dinde traditionnelle de Noël, c’est l’ Hippogriffe, le cadavre de l’ Hippogriffe (= le mariage ! ndlr) avec sauce aux câpres, que je vous convie à manger avec moi en cette fin d’année. (…) En 1935 paraîtra un roman de moi, écrit en 1930, Les Jeunes Filles, tout recouvert de l’ombre de l’Hippogriffe (…)

Maintenant quelques extraits des échantillons de billets ou lettres d’Alice à Montherlant :

Lettre d’Alice du 11 janvier 1934 : “En 1931, je passais presque tous les soirs sous vos fenêtres de la rue de Bourgogne pour voir si elles étaient allumées, si vous étiez revenu. La lumière ! La lumière ! “

Lettre d’Alice du 14 octobre 1934, dans laquelle Alice explique à Montherlant qu’elle s’était résolue à 24 ans à la " solution du Charbonnier " (lire Le Récit de Grete ci-dessus). Elle finit sa lettre par : “O désir ! Mon désir est infini, et puissant, et profond comme la mer. “

Lettre d’Alice datée du 15 octobre 1934 : “Au fond, c’est le mariage que j’ai toujours voulu. Mais le mariage pour faire l’amour. Pas du tout pour votre argent ou pour votre titre de Comte “. (ndlr : on remarque que dans le courant des années trente, Montherlant n’hésitait pas à porter un titre auquel il n’avait pas droit ; lire l’article n°24 : Qui est le père d’Henry de Montherlant ? sur ce site.)

Letre d’Alice datée du 12 février 1935 : “Vous savez que Drieu est avec Delteil (et vous), un des trois cobayes parmi lesquels en 1927, j’avais décidé de choisir un époux. Delteil a été recalé parce qu’il était tout le temps fourré dans les histoires de Sainte Vierge et d’enfant Jésus. Quant à Drieu, c’est parce qu’il avait le crâne dénudé (…)”

Le 29 décembre 1935, elle adresse à son cher Rilet, deux projets de pacte (soit un projet d’amitié Henry-Alice et un projet de mariage Henry-Alice) : “Choisissez celui qui vous plaira le mieux, puis signez-le et rangez-le précieusement dans vos papiers.”

Lettre d’Alice datée du 27 avril 1936 : (…) Vous avez eu la gentillesse de me dire que vous êtes un "homme à femmes”, donc fait exprès pour cela. Un "homme à femmes" ne refuse pas quand on lui demande de faire l’amour, ce serait à pouffer de rire (…)”

Lettre d’Alice datée du 12 juin 1936 : “Le génie mâle ne peut arriver à son plein épanouissement que par le contact spirituel avec une femme supérieure.”

Lettre d’Alice datée du 7 novembre 1936 : “C’est vrai qu’il y a des femmes qui vous ont pris pour un Monsieur de Charlus ? Quelle stupidité. Je vous crois à puissance multiple si j’ose dire ; dirigée aussi bien du côté d’une femme que d’un homme voire d’un animal. Et je trouve ça très bien ainsi tout en étant moi-même de puissance unique, (dirigée uniquement vers un homme).”

Dans une lettre datée du 18 novembre 1936, elle clame sa fureur à l’égard de Jeanne Sandelion qui a l’intention de publier un roman inspiré de sa relation avec Montherlant. Sandelion laisse entendre qu’elle fut un modèle d’Andrée Hacquebaut. Alice réagit : “Le mythe Sandelion continue à me tourner le sang ; je n’en ai pas dormi de fureur toute la nuit. Qu’elle publie son roman tant qu’elle le voudra : le récit authentique Andrée-Costals, non, non, et non. C’est une imposture.”

Les lettres de Montherlant après la guerre se feront de plus en plus espacées et rares. “Voici ma lettre annuelle”, lui annonçait Montherlant !

Puis ce sera la mise en demeure suivie d’une rupture radicale :

Lettre de Montherlant du 19 janvier 1950 : “Vous êtes trop droite et de trop bonne qualité, espèce si rare pour que je veuille avoir l’air de rompre avec vous (…). Je n’ai rien à vous reprocher de grave. Mais il y a dans votre conduite, un tel aveuglement, sur tout, que j’en suis à la lettre excédé. J’ai supporté très longtemps vos extravagances ; un moment vient où je ne le peux plus. (…) Qu’il ne soit plus, plus jamais, question d’épousailles entre nous. Vous êtes complètement folle là-dessus. J’ai été mille fois trop patient de supporter que vous continuiez d’évoquer, malgré tout ce que je vous ai dit, cette insanité ridicule, qui ne m’a jamais traversé l’esprit. Mettez-vous ceci dans la tête : la première fois que vous ferez une allusion fût-ce la plus lointaine, à cette insanité, c’en sera fini à jamais entre nous.
Ceci n’est pas une plaisanterie.”

Et le dernier envoi de Montherlant, celui de la rupture, daté du 2 mars 1950 : “Dans une lettre du 19 janvier 50, je vous avais averti que je romprais avec vous définitivement toutes relations, si vous me faisiez encore une allusion, fût-ce la plus lointaine, à vos imbécillités nuptiales. Vous n’avez pu vous y tenir, et dans votre lettre du 28 janvier, vous recommencez. A partir d’aujourd’hui, vous n’aurez plus jamais signe de vie de moi. Adieu. Montherlant

Ainsi finira cette relation d’amour à sens unique très étonnante, la folle passion non raisonnée de la pauvre Alice - la - Philosophe ! Montherlant fut celui qu’elle aima le plus au monde. Et cela dura jusqu’à sa mort. Dans une de ses dernières lettres à Montherlant, Alice lui écrit le 23 juin 1952 : “Comme c’est étrange , Rilet ! Moi qui n’ai pas la Foi, je m’aperçois aujourd’hui que j’ai vécu toute ma vie cloîtrée, voilée, comme une religieuse la plus stricte. C’est que j’ai cru que vous m’aimiez…”
Cette lettre fut classée par Montherlant sans réponse.

Sources de l'article

  1. Alice Poirier, Le Récit de Grete, Grasset, mars 1955, 183 pages
  2. Lettres à une jeune fille (extraits d’une correspondance Montherlant - Alice Poirier), au Cercle de l’Inédit français, 54 pages, 15 février 1985
  3. Janine Bouissounouse, Enquête : Montherlant et ses héroïnes. Les Jeunes filles jugées par les femmes (Simone Rattel, Claudine Chonez, Alice Poirier), Nouvelles Littéraires, n°723 , 22 août 1936
  4. Janine Bouissounouse, Enquête : Montherlant et ses héroïnes. Les Jeunes filles jugées par les femmes (Claude Chauvière, Jeanne Sandelion), Nouvelles Littéraires, n°724, 29 août 1936
  5. Janine Bouissounouse, Montherlant et ses héroïnes. Pitié pour l’écrivain, dit Montherlant aux femmes. Nouvelles Littéraires, n°725, 5 sept, 1936
  6. Alice Poirier, Aux sources du Moi inconnu, Editions du Sagittaire, 1940, et Calmann-Lévy, 1943
  7. Alice Poirier, Pour revaloriser Dieu, Editions Balzac (anciennement Calmann-Levy), 1943
  8. Alice Poirier, Les idées artistiques de Chateaubriand, Presses Universitaires de France, 1931
  9. Alice Poirier, L’Evolution de Montherlant. Revue Hebdomadaire, tome V, 12 mai 1954
  10. Alice Poirier, Montherlant et moi. Une étrange amitié. Carrefour, 23 mars 1955
  11. Alice Poirier, Une vestale vous parle, Arts n° 496, 29 décembre 1955
  12. André Rousseaux, Une amoureuse de Montherlant, in Figaro Littéraire 21 mai 1955
  13. René Fallet, Grete et sa camisole, in “Lettres ou pas lettres”, 25 mai 1955

Livres d’Alice Poirier annoncés en 1943 comme à paraître et qui n’ont probablement ( ?) jamais paru :

  • Alice Poirier, L’Idée d’immortalité chez trois écrivains français contemporains
  • Alice Poirier, Montherlant ou les Calamités du Bien
  • Alice Poirier, Les Fêtes de la Mort

Lire aussi sur ce site La Correspondance Alice Poirier-Henry de Montherlant