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Articles sur Montherlant (hors presse)

10. Montherlant et le Marquis son cousin

 
   

Dans un livre (Henry de Montherlant - Lettres à Michel de Saint Pierre) publié en 1987 chez Albin Michel, Michel de Saint Pierre, l’auteur des Aristocrates, célèbre entre 1950 et 1970, grand combattant de la foi catholique, traditionaliste resté fidèle à Rome, a publié plusieurs lettres reçues de Montherlant écrites entre 1944 et 1972, dont la dernière écrite le jour même du suicide le 21 septembre 1972.

Voici cette dernière lettre :

21 septembre 1972,

Mon cher ami,

Vous avez bien fait de m’envoyer votre article car je ne lis plus mes Argus depuis janvier dernier. Sans votre envoi, je ne l’aurais pas connu. Je tiens beaucoup à vos deux mots : “lucidité” et “dignité”. Moi, quand je pense à vous, je pense toujours à “courage”, sans parler du talent, bien entendu. L’alternance chez moi n’est pas un procédé voulu ni même conscient, mais seulement la vision de l’homme tel qu’il est, c’est à dire à la fois bon et mauvais, et quelquefois dans le même instant. Notre dîner aura été une de mes dernières bonnes soirées car, depuis, mes troubles de circulation se portent sur les yeux, et je reste sans voir pendant des heures et quelquefois des jours entiers.
Merci, mon cher ami, votre article m’a été au cœur. 

Henry de Montherlant

Michel, Marquis de Grosourdy de Saint Pierre, était un “cousin issu issu de germain” de Montherlant. Leur amitié eut des hauts et des bas. Mais avec le temps, une véritable affection s’installa entre les deux cousins.

“Cependant qu’il vieillissait, écrit Michel de Saint Pierre, je constatais un adoucissement de son humeur, en même temps qu’une véritable affection - sans plus de nuages, de querelles ni d’irritation - naissait peu à peu entre nous. Parmi les bienfaits que j’ai reçus dans ma vie, cette amitié compte et comptera toujours. Je la payais de retour, d’ailleurs, et j’en venais moi-même à comprendre davantage cette figure de proue qui s’écaillait devant moi, sous les vagues amères et sous le vent de la vie (…) J’ai connu un Montherlant triomphant. C’est même à l’époque de ses plus grands succès que je me suis brouillé avec lui, nos caractères s’étant heurtés plus d’une fois avec violence (…) Montherlant des années triomphales était d’une âpreté souveraine, tyrannique, méprisante, insupportable. Moi qui ne brille guère par la douceur, je passais mon temps à m’engueuler - je ne vois pas d’autres mots - avec Montherlant, quels que fussent d’autre part, le respect et l’admiration qu’il inspirait et que l’on trouvera dans mes lettres. Un beau jour, au cours d’un déjeuner, il parla fort dédaigneusement de l’un de mes amis écrivains qui avait cependant consenti à lui rendre service. La goutte d’eau fit déborder le vase, et ma colère explosa. Montherlant parut sidéré. Un peu plus tard il me fit dire qu’il ne voulait plus me voir. J’étais alors dans le même sentiment - et ce fut notre tante Slany de Courcy qui exigea de nous deux, peu avant sa mort, une réconciliation. Elle l’obtint”. 

Voici encore comment Michel de Saint Pierre décrit la nouvelle de la mort de Montherlant. 

“Le 22 septembre 1972, je travaillais à mon bureau lorsqu’une personne de la maison entra et me dit, la voix coupée par l’émotion :
- M. de Montherlant vient de mourir… il… s’est tiré une balle dans la gorge !
Cette nouvelle, je l’ai reçue comme si j’avais été atteint par la foudre.
La mort d’un ami est une tragédie, et les mots pour une fois ne trahissent rien quand ils affirment qu’elle déchire le cœur. Et lorsqu’il s’agit d’un ami comme Henry de Montherlant - lorsqu’enfin cet ami, que nous savions malheureux, vient de se donner lui-même la mort - alors la tragédie et la peine se chargent d’un terrible poids.
Depuis lors, par sa secrétaire, par les déclarations de Gabriel Matzneff, par les confidences du peintre Mac Avoy, par celles de son légataire surtout, le sympathique et sensible Jean-Claude Barat, j’ai appris tous les détails du drame.
Trois semaines auparavant, je m’étais rendu à Paris et j’avais dîné avec Montherlant, passant en sa compagnie près de quatre heures, au cours desquelles, dans ce restaurant du quai Voltaire où il avait ses habitudes, nous bavardâmes à bâtons rompus comme nous le faisions souvent depuis tant d’années. Montherlant m’avait confirmé que sa vue se brouillait, que le seul œil qui lui restât était à son tour atteint et qu’il craignait les pires déverloppements. Autrement dit, il redoutait la cécité totale. Il me bombarda de questions sur les thèmes de l’actualité, il me raconta de savoureuses anecdotes touchant l’Académie, il abonda en réflexions inattendues ; il honorait d’un mot ce qui est honorable - et d’un autre mot, soudain il plombait un cuistre, un imbécile ou un méchant qui passait malencontreusement dans le champ de son esprit. Cette verve, cette gentillesse détendue qu’il ne réservait, me dit-on, qu’au cercle très étroit de ses amis, je les avais retrouvées ce soir-là, rigoureusement intactes dans l’âme verte et fière de cet homme vieilli. Nous parlâmes une fois de plus du suicide - mais rien, dans son ton, ni dans ses mots, ne pouvait me faire prévoir quoi que ce fût. Et le fait est que je n’avais rien prévu. Une chose m’avait frappé, cependant : son aversion pour l’évolution du monde moderne, fond et forme. Les scandales immobiliers l’affligeaient autant que les tours de la Défense (…)
Chacun sait aujourd’hui que le dernier jour d’Henry de Montherlant s’accomplit dans l’ordre au sein duquel il avait installé sa vie. Le matin du 21 septembre, il avait été réveillé à l’heure habituelle par sa secrétaire (Mlle Cottet), qui depuis quinze jours occupait deux pièces au fond de son appartement désuet, 25 quai Voltaire. Montherlant lui déclara simplement que " tout allait bien". La secrétaire sortit pour faire ses courses et préparer le déjeuner de l’écrivain qu’elle cuisinait et servait elle-même, lorsqu’il ne voulait pas se rendre au restaurant. Montherlant se leva, téléphona à Gabriel Matzneff, lui disant que par instants il n’y voyait plus. Un peu plus tard, il reçut la visite du peintre Mac Avoy qui venait lui présenter quelques dessins. Les deux hommes parlèrent ensemble paisiblement. Ne se doutant de rien, Mac Avoy repartit, ayant apporté sans le savoir à Montherlant, qui était déjà entré moralement en agonie, son amitié, comme on pose une main sur le front. La secrétaire revint, trouva Montherlant parmi ses papiers, lui servit son déjeuner.
“Monsieur de Montherlant mangea et but normalement” m’a- t-elle raconté. Entre-temps, Montherlant avait également téléphoné à Jean-Claude Barat, son légataire pour le prier de venir le voir - et Barat lui avait promis d’arriver quai Voltaire à 16 heures très précises. La secrétaire se retira pour travailler dans le fond de l’appartement, après que Montherlant lui eût recommandé de revenir le voir à la même heure que Barat, 16 heure.
Connaissant l’exactitude méticuleuse de son patron, une minute avant l’heure, la secrétaire traversa les pièces qui la séparaient de lui, entendit “une sorte de claquement”, et, sans se douter de quoi que ce fût, entra dans la pièce où elle savait le trouver : cette pièce que je connaissais bien, sobre, nue, inconfortable, austère, ornée de sièges de Jacob et d’une galerie d’antiques. Henry de Montherlant, assis dans son fauteuil habituel, face à la fenêtre qui donnait sur la Seine, une main abandonnée, l’autre crispée sur son revolver, le visage couvert de sang, respirait encore. A cet instant retentit la sonnette, c’était Barat. Un médecin fut appelé de toute urgence - mais il était trop tard : le visage de Montherlant et son cœur s’étaient immobilisés pour toujours.
Sur une table à côté de lui, reposaient un autre revolver chargé - ainsi que plusieurs pastilles de cyanure auxquelles il n’avait pas fait confiance. Et Montherlant avait mis ses affaire humaines en ordre : lèguant tout ce qu’il possèdait à Jean-Claude Barat et à sa mère, et laissant quatre lettres : l’une pour Jean-Claude Barat, l’autre pour sa secrétaire, une autre pour la mère de Barat - une autre pour moi. Celle-là même que mon fils Richard devait me tendre le lendemain, la sortant de mon courrier où il avait pressenti qu’elle se trouvait. Et la lettre dont je parle est bien datée du 21 septembre, jour de sa mort”. 

Ce livre de 200 pages de la correspondance entre ces deux cousins, tous deux écrivains, est le magnifique témoignage d’une amitié et d’une fidélité sans faille. Et pour tout admirateur de Montherlant, un passage obligé !